67. Le désamour (partie 1)

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Dans le noir complet, Jayu tâtonnait. Ils avaient franchi à quatre pattes un étroit tunnel, de quelques mètres de long, avant de pouvoir se mettre debout.

— C’est tout droit, lui cria Hyuna. Il n’y a aucun obstacle ni aucun tournant. Tu peux y aller, vite !

L’adolescent eut du mal à suivre ce conseil. Il ne voyait même pas ses pieds. Il gardait constamment une main sur le mur, faisant attention aux endroits où il mettait ses pieds, de peur de rencontrer une marche ou un trou, qui auraient pu provoquer sa chute.

— Le sol est plat, rien dans le passage. Tu mets une main devant pour pas te prendre la porte à l’arrivée, mais sinon tu peux courir. Vas-y ! Fais-moi confiance ! Cours !

Derrière lui, Hyuna l’encouragea en le poussant. Jayu mit ses bras devant lui et s’élança à l’aveuglette. Il courut longtemps, parcourant une distance d’environ cinq cents mètres. Ses bras heurtèrent soudain une porte métallique, qui fit un bruit de gong quand le garçon la percuta.

— Ouvre ! Elle n’est pas fermée à clé.

La porte grinça et une lumière artificielle lui éblouit les rétines. Le couloir aveugle débouchait dans une cage d’escalier. Hyuna prit la main de Jayu et s’engagea en première ligne dans leur fuite. Elle grimpa les marches deux par deux. L’effort de la course et le stress conjugués faisaient battre le cœur de Jayu de plus en plus fort. Sa respiration devint haletante. Ils montèrent quatre étages. Jayu percevait, de mieux en mieux, le bruit lancinant d’une musique branchée à pleine puissance. Ils s’approchaient donc d’une boite de nuit.

Hyuna poussa une nouvelle porte et les basses devinrent musique. Les fugitifs arrivèrent dans une pièce bruyante et chaude, où des spots lumineux tourbillonnaient dans l’obscurité des lieux. Hyuna tira sur le bras de Jayu et ils s’avancèrent dans la boite de nuit, un couple s’embrassait sur leur droite, ne faisant pas attention à eux. Un sens interdit gigantesque était placardé sur la porte qu’ils refermèrent derrière eux, défendant le passage à quiconque ne ferait pas partie du staff.

Les noctambules ne remarquèrent pas leur arrivée. Hyuna et son protégé fendirent la foule, jouèrent des coudes et se dirigèrent sans détour vers la sortie. Le vigile devant lequel ils passèrent les salua distraitement. Jayu osa se détendre un peu. Ils avaient été suffisamment rapides. Le Jusawi n’avait pas eu le temps de comprendre qu’ils avaient utilisé le passage secret, les sorties de ce club privé visiblement pas encore surveillées.

Il n’était plus nécessaire de courir, ils remontèrent plusieurs rues, Hyuna le tirant par la main, serrant fortement ses phalanges. La pluie inonda leurs vêtements, encore. Ils traversèrent la grande avenue. Les pas de Hyuna menèrent les deux fugitifs vers le parc Malg-eun mul.

Jayu sentit les graviers humides des sentiers crisser sous ses semelles. Au-dessus de leur tête, les branches des arbres réduisaient la pluie sans l’anéantir. Les bruissements de la ville s’estompèrent, les rumeurs des voitures, les hurlements des klaxons et les rires des fêtards, tout cela disparut. Il ne restait que les plop plop des gouttes de pluie et les shloup shloup de pieds qui s’écrasaient sur un sol humide. Entre les branches déployées, Jayu vit que l’aube naissante combattait l’obscurité du ciel. Les étoiles s’éteignaient les unes après les autres. Quand il n’en resta plus aucune, Hyuna s’arrêta enfin.

Ils étaient parvenus devant un grand bassin d’agrément, escorté de saules pleureurs. Sur le côté opposé, une cascade coulait et juste devant eux, un kiosque de style royal surnageait sur pilotis, gagnant sur l’étendue d’eau. L’averse s’aggravait et Jayu fut soulagé de pouvoir enfin se réfugier sous la double toiture de cet abri. Hyuna se laissa tomber assise sur la plate-forme hexagonale, en bois. Jayu l’imita, exténué. Six colonnes cylindriques, entièrement peintes, façon dancheong. Les couleurs vives, affadies par la pénombre, mêlaient formes géométriques, symboliques et végétales ; des fresques pareilles à des vagues stylisées et fleurs de rosaces, des tons de rouge écarlate, de vert émeraude, de jaune orangé et de bleu céleste.

— Toute cette eau, murmura Hyuna.

Il pleuvait tellement qu’on avait l’illusion que l’étang s’écoulait dans le ciel.

— Nous avons réussi, savoura-t-elle en basculant sa tête en arrière. Nous avons réussi.

— Que fait-on, maintenant ?

— Nous allons chercher les vêtements de rechange à la consigne. Nous changer. Toi, tu redeviendras un petit garçon, moi, je pense que je vais me faire une couleur. J’hésite entre le blond et le roux. Qu’en penses-tu ?

Jayu leva les yeux vers elle. Son cœur eut un raté. Hyuna. Il ne la reconnaissait pas. Elle n’était plus aussi belle que la dernière fois qu’il l’avait regardée. Ses traits pas très nets dans la luminosité étrange de l’aurore. Pourtant il ne l’avait jamais vue avec autant de lucidité depuis très longtemps.

— Tu n’aimes pas le roux ! s’étonna-t-elle. Je peux peut-être redevenir blonde, si tu préfères ?

Silencieux, il continua de la dévisager. Plus rien. Le désamour. Le coup de foudre à l’envers. Il encaissa le choc.

Le trop-plein d’amour qui lui faisait la poitrine lourde, remplacé par de l’air. Un grand trou. L’émotion qu’il ressentit, aussi violente fut-elle, ne l’effraya pas. Il avait déjà rencontré ce sentiment auparavant, une unique fois, le jour où il avait réduit en cendres l’appartement de ses parents. À l’époque, comme ce matin-là, plus rien ne le rattachait à son ancienne vie. Détaché des liens nauséabonds qui l’avaient forcé tout ce temps à se maintenir dans la fange, se salir, nuit après nuit, pour elle. Une déferlante de certitudes s’imposa à lui : il sut qu’il n’accepterait plus jamais de se prostituer ; il sut qu’il ne donnerait plus jamais un centime à Hyuna ; il sut qu’il allait partir, loin de préférence, bâtir sa vie ailleurs. Il avait grandi, tout d’un coup.

Celui qui se connait bien détient le pouvoir de mener sa vie. Cette connaissance soudaine de lui-même, de son propre corps et de son potentiel, allait lui permettre de grandir sans elle. Il n’avait plus besoin de Hyuna pour sa survie.

Son silence perturba son interlocutrice. La jeune femme, qui pourtant le connaissait bien, ne pouvait pas voir si loin dans ses pensées. Il eut pitié d’elle.

— Mme Omoni nous a donné tout ce qu’on lui demandait ? s’inquiéta soudainement Hyuna.

C’est ainsi qu’elle devait s’expliquer son silence et son air grave. Elle pressentait qu’il avait une mauvaise nouvelle à lui annoncer, mais elle se trompait en supposant que le problème venait de Mme Omoni.

— Tiens, dit-il.

Le sac de femme, à sequins d’argent, passa de l’un à l’autre. Hyuna fureta, gratta, souleva. Son front se tordit d’inquiétude. Il y avait de l’argent, mais seulement ça.

— Je… où sont les billets d’avion ? Cette salope ne t’a pas donné tout ce qu’on lui demandait ! J’espère que tu ne lui as rien dit pour l’oiseau.

— Si. Je lui ai dit où était son oiseau.

— Tu es trop faible, tu aurais…

— …Hyuna, l’interrompit-il.

Elle se tut.

— Hyuna, c’est moi qui ai jeté ton billet.

— Je ne comprends pas, où il est ?

— Je l’ai déchiré. Je l’ai mis dans une poubelle. J’ai conservé le mien.

Elle prit un air idiot, bouche grande ouverte.

— C’est une blague ?

— Non.

— Pourquoi tu aurais fait ça ?

— Je ne veux pas que tu partes avec moi. J’irai au Japon, seul.

— …

— Je ne veux plus jamais te voir.

Hyuna se frotta les yeux. Elle mit longtemps à répondre.

— Mais… bredouilla-t-elle, plus tôt dans la soirée, chez Jongchul, tu m’as dit que tu m’aimais et, maintenant, tu ne veux plus me voir. Ça n’a pas de sens.

— Tout à l’heure, entre ce moment-là et maintenant, j’ai appris quelque chose d’important. J’ai appris que j’avais une maladie. Un syndrome plutôt, le syndrome de Kallmann. Tu étais au courant ?

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