Irrésistibles
Ses yeux à elle étaient marron, du même marron que les rochers sur lesquels la mer se fracasse les soirs d'orage. Il aurait pu les observer toute sa vie sans jamais s'en lasser. Son trésor inestimable, son secret.
Il passait devait la vitre qui les séparait. Il se contentait d'observer, comme cela, à la dérobée. Sans dire une parole.
Bien sûr, elle ne le voyait pas.
Certains jours ils le rendaient fou. Il ne pensait qu'à cela, il n'en dormait plus. Soudain il craignait qu’un malheur ne soit arrivé, il se précipitait, foudroyé par une pensée terrible ; et si ce qu’il chérissait plus que tout au monde avait disparu à jamais ?
D’ordinaire il ne venait que le soir. Il se réservait ce plaisir, car il savait qu’immanquablement, il retrouverait ces yeux, et cela suffisait à le rendre heureux, à le faire tenir le reste de la journée. Les dernières lumières se reflétaient dans le rayon de miel de ses iris, et sa beauté éclipsait même celle du soleil.
Un brin noisette, comme celles qu'il ramassait en forêt sous la pluie, alors que les brindilles se brisaient sous ses pas. Ce n’était peut-être que le fruit de son imagination, mais il avait remarqué que son œil gauche était parsemé d’éclats mordorés et vermillon, comme les rainures d’une feuille fraîchement craquelée. Ses yeux seuls suffisaient à le faire voyager, à le ramener en enfance, à le projeter vers des lendemains heureux. Quelle vie ils auraient eu ensemble. Il aurait tout donné pour que ces yeux se posent ne serait-ce qu’un instant sur lui.
Car ils étaient sa raison de vivre, mais ils ne le regardaient pas. Ils étaient tournés vers l'infini, le néant.
Le pire, c’était lorsqu'il devait se résigner à partir. Car il savait toutes les heures qui s'écouleraient, lentement, pour le narguer, jusqu’au moment où il pourrait enfin revenir. Il ne pouvait s'empêcher de jeter des coups d'œil par-dessus son épaule, avec pour maigre consolation le souvenir doucereux que lui laissait cette vision.
Mais ce soir, impossible. Un mauvais reflet du verre, ou une tâche peut-être, empêchait d'y voir clair. Furieux d’abord, il voulut s’avancer, mais arrivé à mi-chemin, il s’immobilisa.
Cette fois il en était sûr, les yeux le regardaient, oui, c'était lui que ces pupilles dévoraient du regard. Il s'élança sans réfléchir, posa la main sur le verre, le cœur battant.
Il allait enfin...
Ses yeux s'étaient attendris, une éclaircie durant la tempête. Ses iris et ses pupilles se mélangeaient comme du chocolat fondu, réchauffant son cœur comme une boisson chaude en hiver.
Il tapota la vitre, et l'œil gauche roula au fond du bocal.
Puis il plongea sa main dans le pot et saisit les deux globes oculaires.
C’était un peu gluant.
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