Ce soir

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Voilà. Maintenant, tout est fini.

C’étaient les premiers mots.

Peut-être pas.

Mais ils étaient là, quelque part, à résonner dans sa tête.

Ce soir non plus, il n’écrirait pas.

Il l’avait revue ce matin. A moitié inconscient, il avait senti sa présence, ses bras qui l’entouraient, sa voix lui soufflant de se rendormir. Il n’avait pas compris, pas compris qu’elle ne pouvait être qu’un mirage.

Puis il s’était réveillé de nouveau. Seul.

Ecrire. Il n’avait pas écrit depuis des années. Une force irrépressible l’avait ramené ici, face à lui-même, face aux pages qui avaient patiemment attendu son retour.

Était-ce cela, qu’il devait écrire ? Comme son esprit se jouait de lui, se plaisait encore à le torturer avec son image ? Qu’est-ce qui lui avait manqué, durant ces heures passées courbé au-dessus de ses feuilles jaunies, cherchant ses mots, en vain, recommençant encore et encore sans jamais trouver satisfaction dans son travail ? Qu’est ce qui lui avait manqué, pour le faire revenir ?

Les feuilles demeuraient blanches. Les journées ne passaient pas.

Ecrire.

Il voyait encore ses pieds blancs raser la moquette, ses doigts bleuis, et la corde qui tournait, lentement, comme la manivelle d’une boîte à musique.

Ecrire.

Il s’était laissé pourrir. Il avait cessé de manger, presque de boire, la fièvre s’était saisie de lui, il n’aurait plus à attendre longtemps.

Il était en train de s’effacer, comme les mots qu’il n’avait jamais écrits. Il était en train de s’effacer, comme elle s’était effacée.

Rien ne le consolait.

Il fallait écrire. Encrer quelques pages, ancrer quelque chose.

Mais que pouvait-il écrire ? Ecrire, c’est aimer, et lui n’aimait plus.

Ecrire.

L'idée tournait en rond dans sa tête et revenait toujours malgré lui, seule à chasser brièvement les autres, plus sombres, qui le consumaient.

Tout est fini.

C’étaient les premiers mots. Ils portaient un peu de paix en eux. N’étaient-ce pas plutôt les derniers ? Qu’y aurait-il, après ?

Elle était là, dans ces mots qu’il n’avait le courage d’écrire, attendant d’être retrouvée. Avait-elle jamais été autre chose que des mots qui s’effritent et s’égrènent dans le vent ?

Mieux valait retourner dormir, s’abrutir de sommeil. Peut-être qu’il la reverrait.

Voulait-il la revoir ainsi, pour se réveiller ensuite brisé par un souvenir aussi cruel ? Il valait mieux écrire et lui dire adieu. Pouvait-il dire adieu ?

Ecrire.

Une idée qui ne partait pas, qui s’accrochait à lui, qui l’empêchait de se résigner complètement. Mais s’il écrivait, s’il la laissait partir…

Tout est fini.

Pourquoi cette phrase le hantait-elle ? Pourquoi voulait-elle être écrite ? Il ne voulait qu’une chose, c’était la faire mentir. Rien ne serait jamais fini.

Longtemps, il s’était plu à penser qu’il écrirait quelque chose de grand, dans un langage que chacun saurait, reconnaitrait intimement comme le sien propre, comme une réminiscence d’une autre vie, et qui, insaisissable, aurait toujours été pressenti sans jamais avoir réussi à s’exprimer. Un texte que tous auraient pu écrire, auraient voulu écrire, et seraient persuadés, qu’au fond d’eux-mêmes, ils l’avaient déjà écrit.

Il s’était convaincu qu’il rédigerait une œuvre qui ne dirait pas, mais qui écouterait, comme il avait écouté, toute sa vie. Mais il avait égaré pêle-mêle ses mots dans le long cours de son existence, et n’osait plus reprendre ce qu’il avait délaissé après tant d’années, n’osait plus relire ses pauvres vers rampant dans la médiocrité.

Il avait pris peur. Peur de ces autres toujours pluriels, qui ne prenaient jamais la forme d’un autre singulier qui le comprendrait, qui aimerait chacun de ses mots, qui lui dirait « moi aussi ». Peur de la solitude que l’on trouve à être le miroir de l’homme et du néant, à être celui qui avait vécu toutes les vies car il n’en avait vécu aucune, et par conséquent avait failli à chacune d’elle. Peur d’en venir à la conclusion que l’état primaire et perpétuel de l’être humain est la souffrance.

Il l’avait trouvé, cet autre parmi les autres, cet autre éveillé dans ce monde endormi, qui avait chassé ses tourments, avant que les siens ne l’emportent et ne la rendent au silence.

Ecrire.

Un secret qui rendrait l’existence supportable, le seul moyen de retrouver un peu d’elle, un peu de lui.

Au fond, on écrit bien que pour une personne. Pourrait-il écrire dans le noir, quand toutes les lumières du monde s’étaient éteintes ?

Non, il n’y arriverait pas. Ecrire était au-dessus de lui, écrire le dépassait, il l’avait toujours su. Jamais il n’avait été à la hauteur. Jamais il n’arriverait à la cheville des plus grands. Il avait trop vieilli, trop vécu, son temps avait passé, maintenant il n’en avait plus la force.

Briser le silence offenserait sa douleur.

Il n’y avait jamais cru en ces mots, en ceux qu’il avait prononcés. Toujours ils avaient sonné faux. Pourrait-il croire en ceux qu’il écrirait ? Pourrait-il croire en ceux qu’il n’avait pu dire ? Et qu’aurait-il voulu dire ? Il n’avait jamais trouvé le temps, jamais trouvé le sens.

Ecrire.

Même s’il y arrivait, que lui resterait-il alors ? S’il ne pouvait plus chercher, chercher ce qu’il y avait à chercher, sans savoir quoi, pour ne jamais réussir ni échouer, faire semblant, se tromper, et vivre en se persuadant que le lendemain il ferait jour ? Quand il aurait embrassé le mal être de l’homme, que lui resterait-il ensuite ? Il n’était rien d’autre que cela, rien d’autre qu’un homme qui écrit.

Où étaient donc les premiers mots ? Où étaient ceux qu’il pourrait inscrire, sans avoir à détester l’image éternellement insatisfaisante qu’ils lui renverraient ? Ils lui échappaient toujours, les mots qui diraient l’essence de ce qu’il avait la conviction d’être. Ces mots qui pouvaient lui donner tort. Peut-être était-ce lui qui les fuyait.

Il valait mieux continuer à les rêver, sans jamais les saisir, sans jamais les figer. Ainsi il garderait intacts ceux qui vivaient en lui, si précieux et si fragiles, qu’il pourrait chérir en secret, sans avoir à les rendre vulnérables en les exposant au grand monde.

Qui donc avait osé prétendre que l’existence était plus parfaite que l’inexistence ?

Voilà. Maintenant, tout est fini.

Ce soir non plus, il n’écrirait pas.

Ce soir non plus.

Ce soir…

C’étaient les premiers mots. Il en était certain.

Il faudrait écrire avant que sa peine ne l’emmure. Une dernière bouffée d’air avant de plonger dans l’inconnu. Il n’y avait que cela à faire, s’arracher des mots ou s’arracher la vie.

Il fallait essayer, même si c’était vain, même s’il ne rirait jamais plus que de tristesse, ne sourirait que d’amertume. Il ne croirait plus en rien. Mais peut-être trouverait-il une trace de consolation à raviver une dernière fois ces impressions et ces souvenirs qui lui étaient si chers, ces mots qu’il n’avait pas dits, ces mots qu’elle n’entendrait plus, ces mots qu’il devait encore et dont la dette le faisait ployer.

Lui qui ne supportait plus la lumière, il devrait créer, quelque chose de beau, de vrai, d’unique. Une souffrance pure et aveugle. Une œuvre qu’il enfanterait dans la douleur, qui sortirait de son corps infâme, vieux, fatigué, écœuré, malade jusque dans l’âme. Une fontaine de mots, de jouvence, une création qui rattraperait son attente, le mal qu’il s’était infligé dans le gâchis de sa vie, l’inaction, la passivité et le regret, l’impuissance, la culpabilité ; une création qui le ferait apparaître comme un homme aux yeux des hommes, qui le ferait exister et serait son salut.

Un dernier fil pour s’accrocher, et retomber.

Un dernier fil à saisir.

Ce soir, il écrirait.

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