une journée de consultations

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Un café dans une main et une cigarette dans l’autre, assis dans son fauteuil en cuir noir, Marc-Daniel Rollin contemple en esprit la multitude de patients qui a défilé dans ce cabinet, tous plus fascinants et frustrants les uns que les autres. Cet endroit, qu’il a soigneusement décoré de ses diplômes universitaires et d’un coûteux tapis persan poussiéreux, a tout l’air d’un sanctuaire de grande sagesse psychologique. Tout ici suinte la réussite, le calme et une certaine idée de la bourgeoisie parisienne. Quant à l’étrange odeur de bois de cèdre qui flotte dans la pièce, elle n’est souvent pas assez forte pour masquer la transpiration angoissée des patients.

Aujourd’hui, la journée sera bien chargée et selon son agenda, la dernière consultation est prévue pour 20 heures. Marc-Daniel, chevelure grisonnante et barbe broussailleuse, a des yeux d’un bleu-gris très clair qui semblent transpercer l’interlocuteur et lire dans ses pensées les plus secrètes. Un début d’embonpoint complique à présent le rapport ambigu qu’il a toujours eu avec son corps. A force de passer des heures assis à écouter les divagations d’autrui et à négliger sa propre hygiène de vie, il se sent spectateur d’une grande et belle maison dont il aurait perdu la clé. Pour couronner sa sensation de malaise, ses jambes, qu’il croise et décroise dès que des fourmillements apparaissent, lui offrent de méchantes crampes récurrentes dans le pied droit. Alors, en apparence, il sourit à ses patients en hochant la tête, mais à l’intérieur de lui il hurle en silence. Il hurle et étire son pied jusqu’à ce que la douleur se taise.

Ce matin, sa patiente de 8h30, une certaine Sophie, est déjà installée sur le canapé bleu canard, le regard fixé sur le tableau abstrait accroché au mur. Comme à chaque séance, comme si cet amas de couleurs sur fond blanc détenait des réponses magiques à ses problèmes existentiels. Marc-Daniel sait pertinemment que ce tableau ne comprend aucun matériel projectif : il n’a d’autre vocation que de rendre son cabinet plus accueillant. A ce stade de la matinée, il décrirait plutôt l’atmosphère ambiante comme une confiture de désespoir et d’incompréhension, rehaussée d’un soupçon de bois de cèdre. Imbouffable.

« Alors, Sophie, parlez-moi de votre semaine », articule-t-il en ayant l’air concerné, tandis qu’il note dans son carnet : « obsession du chat. » Sophie, bientôt la quarantaine, arbore un pull en laine qu’elle doit sûrement avoir tricoté elle-même, probablement en attendant que son chat, Câline, prenne une décision sur l’ordre des coussins à griffer dans le salon.

« Eh bien, c’est toujours la même chose avec Câline », commence-t-elle, la voix tremblante d'une gravité caverneuse. « Elle ne veut pas sortir. Je suis certaine qu’elle est dépressive. » Marc-Daniel observe Sophie en maîtrisant son expression faciale; Sophie se perd un instant dans la contemplation de la barbe grise du psychanalyste.

Dépressive, bien sûr, peut-être que c'est elle qui devrait sortir plus souvent au lieu de traîner sur les réseaux sociaux. Mais bon, c’est plus facile de mettre ses problèmes sur le dos d’un chat que de réfléchir à ses propres manquements dans la vie. Peut-être qu’un bon coup de pied au derrière lui ferait du bien, ou mieux encore, une promenade au parc pour voir d’autres chats – enfin, autre chose que cette pièce ! Elle ne voit pas qu’elle projette ??

« Avez-vous pensé à consulter un vétérinaire ? » propose-t-il prudemment, sans perdre son air de bienveillance.

Sophie lève les yeux au ciel comme s'il venait de lui suggérer d’entrer dans une secte. « Mais non ! Vous ne comprenez pas ! Câline a besoin de moi. Nous avons un lien spirituel. Ça vous dépasse, apparemment. »

Ah oui, la fameuse connexion spirituelle. Quoi de plus rassurant qu’un chat comme confesseur ? Peut-être qu’un cours de méditation l'aiderait, ou un groupe de soutien pour les propriétaires de chats dépressifs… Cela existe, n’est-ce pas ? Par contre, j’aime bien l’agressivité sous-jacente de sa remarque… J’ai peut-être une carte à jouer.

Marc-Daniel se contente de hocher la tête, note mentalement « nécessité validation émotionnelle », tout en réalisant qu’il lui faudra encore un bon paquet de séances pour que Sophie envisage d’investir vraiment une relation thérapeutique.

À peine a-t-il réussi à se défaire de Sophie qu'un autre patient sonne à la porte. C’est Pierre, un homme d’âge moyen à l’allure soignée, qui se vante d’avoir un emploi dans le marketing, mais dont la passion pour le jardinage dépasse en tous points celle qu’il a pour son travail. Il entre, un grand sourire illuminant son visage. Quelque chose lui brûle les lèvres.

« Bonjour Pierre, alors, cette semaine ? » demande Marc-Daniel, prêt à enregistrer les derniers méandres d’un esprit dérangé.

« J’ai planté des tulipes ! » annonce Pierre avec l’enthousiasme d’un enfant devant un stand de barbe à papa dans une fête foraine un jour de beau temps.

Des tulipes. Super. J’imagine que ça va faire des merveilles pour son estime de soi. Peut-être qu’un petit jardin communautaire serait plus bénéfique pour lui que de se parler à lui-même ici, non ?

« Et… c’est bien ? » répliqua Marc-Daniel, feignant un intérêt qu'il n’éprouvait pas. Pierre s’animait en expliquant les subtilités de son jardinage, oubliant que la seule chose plus ennuyeuse que le jardinage, c’était les histoires des gens qui se croyaient intéressants parce qu’ils avaient planté un radis. Marc-Daniel le laissa parler, s’enfonçant peu à peu dans ses pensées.

Tout en écoutant, il commença à sentir une crampe dans son pied droit. Son corps, lui faisant défaut à ce moment crucial, lui fit ressentir une douleur aiguë. Non, pas maintenant, se dit-il intérieurement, alors qu'il luttait pour ne pas laisser échapper un léger frisson. Ses doigts de pied se crispaient, mais il gardait un visage impassible, se concentrant sur Pierre et ses tulipes.

Pierre poursuivait son monologue sans se rendre compte de la bataille intérieure qui se jouait dans le corps de Marc-Daniel. « Les tulipes sont vraiment extraordinaires, vous savez. Quand elles fleurissent, ça illumine tout le jardin ! »

Illumine tout le jardin, et moi je lutte avec cette douleur sournoise. Quel ironique contraste, une vie en technicolor pendant que je me débats dans un noir et blanc douloureux. Peut-être qu’un simple cours de jardinage collectif pourrait le sortir de cette spirale d’ennui et de superficialité, lui apprendre à partager ses passions avec les autres.

Il sourit d’un air entendu à Pierre, même si à l’intérieur, il hurlait de frustration face à cette crampe tenace.

« Oui, je suis sûr qu’elles apporteront une belle énergie à votre espace », dit-il d’un ton enjoué, tout en s'efforçant de ne pas bouger son pied. Peut-être que je devrais prendre des leçons de jardinage pour me changer les idées. C’est moins risqué que de croiser un vampire.

La journée continuait d'avancer, et bientôt, c'était au tour de Camille de faire son entrée. Une femme à l'allure gothique, vêtue de noir de la tête aux pieds, avec des cheveux longs et décolorés, et des yeux cerclés de khôl, elle avait tout l’air d’une héroïne de roman de vampires.

« Bonjour, Camille. Comment vous sentez-vous aujourd'hui ? » demanda-t-il, tout en se préparant mentalement à une nouvelle plongée dans l'absurde.

« Je me sens… différente », répondit-elle avec un sérieux qui frôlait le ridicule. « Je suis persuadée que je suis un vampire. »

Marc-Daniel leva un sourcil, curieux de voir où cela allait mener. « Un vampire ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela ? »

Elle s'animait, comme une enfant devant une histoire fantastique. « Vous voyez, je n'aime pas la lumière du soleil, je préfère les nuits étoilées, et… regardez mes dents ! » Elle ouvrit la bouche pour révéler des canines légèrement plus pointues qu’à la normale.

Bien sûr, les canines pointues… Ça doit aider au quotidien. Les rendez-vous chez le dentiste doivent être mémorables, pensa-t-il, avant de répondre : « Avez-vous envisagé que cela puisse être une métaphore de votre personnalité ? »

« Non ! C’est plus que ça. Je me sens attirée par le sang. Quand je vois quelqu’un, j’ai envie de… » Elle se pencha en avant, comme si elle allait lui confier un secret inavouable. « D’en prendre un peu. »

Marc-Daniel commença à s’inquiéter. Cette femme n’était pas simplement excentrique ; il soupçonnait une décompensation psychotique. Une petite voix dans sa tête lui suggérait d’appeler les urgences psychiatriques, mais il se contenta de l’écouter délirer sur sa soif de sang frais. Et voilà, un nouveau dossier à gérer. Comme si j’avais besoin de ça. L’hôpital psychiatrique n’est qu’à quelques rues d’ici, je pourrais lui proposer une petite sortie. Un peu d’air frais lui ferait sans doute du bien.

« Camille, peut-être devrions-nous explorer ce besoin, non pas dans une quête sanguinaire, mais d’un point de vue… psychologique ? »

« Je ne veux pas être guérie, Marc-Daniel. J’aime qui je suis. » Elle ajouta, d’un ton solennel, « Et puis, qui ne rêverait pas de vivre éternellement ? »

Oui, éternellement, à jongler avec des délires. Ça doit être exaltant.

À mesure que Camille parlait, la crampe dans son pied droit revenait, plus forte que jamais. Il dut se lever discrètement pour ajuster sa position, tout en maintenant le contact visuel avec elle. Rien à voir avec un vampire. Si elle voulait vraiment de l'héomoglobine, pourquoi ne pas s’inscrire dans une banque de sang ?

Finalement, après une séance qui lui parut durer une éternité, Camille quitta son cabinet, laissant derrière elle une odeur de mystère et d’angoisse.

La journée avançait. Une fois Camille partie, il se leva, fatigué mais soulagé de conclure cette première partie de sa journée. Le décalage entre les vies qu’il observait et la sienne le laissait souvent perplexe. Dans la vie, on ne choisissait pas ses obsessions, et le sentiment de ne pas avoir évolué dans ce dédale humain lui pesait.

À cet instant, il se surprit à rêver d’un départ au soleil avec Lucas, loin de tout cela, loin de cette salle pleine de souffrances et de drames. Une semaine, non, un mois au soleil, sans écouter personne, juste nous deux sur une plage, les pieds dans le sable chaud, loin de cette absurdité quotidienne.

Une journée comme les autres dans le monde merveilleux de la psychanalyse, pensa-t-il en se levant, prêt à accueillir le prochain patient, qui ne manquerait pas d’ajouter une nouvelle couche à la fresque complexe de sa réalité.

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