La première fois que Mme Pimse mourut

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La première fois que madame Pimse mourut, elle avait 96 ans. Elle vivait alors dans une de ces maisons dites "de retraite". Ou comme le dit si joliment le dictionnaire, un de ces "établissement où sont rassemblées des personnes en fin de vie". Elle était là depuis si longtemps maintenant qu'elle en avait oublié son arrivée. A vrai dire, elle avait oublié pas mal de choses. Et pas mal de choses l'avaient oubliée également. Sauf peut-être son arrière-petite-fille, Camille. Camille, qui lui envoyait une carte chaque semaine, sans faute. Madame Pimse en avait tapissé sa chambre et n'avait pas besoin de faire d'appel de pied pour que les infirmières s'extasient sur son mur de papiers colorés. Quelle chance elle avait d'avoir une arrière-petite-fille aussi charmante et attentionnée.

Donc, la première fois que madame Pimse mourut, elle avait 96 ans. Joli chiffre, 96. Symétrique.

Elle avait 96 ans, perdait la mémoire, ne bougeait plus de son fauteuil roulant. Et cette mort changea tout cela. De quoi est-elle morte ? En vérité, aucune importance dans notre histoire. Ce n'est qu'un détail morbide. Disons qu'elle est morte de vieillesse. Au vu de son grand âge, c'est d'ailleurs plus que probable. Bon, elle est morte. Des gens sont venus, d'autres pas.

Certains l'ont habillée, coiffée, d'autres l'ont changée de chambre. Une grande pièce sans fenêtre, blanche et froide. Et quand elle fut seule, elle ouvrit les yeux, se leva, et ne fut plus morte. Elle ne fut plus morte, et elle fut debout. De toute façon, son fauteuil n'étant pas mort avec elle, il fallait bien qu'elle se débrouille autrement. Mais ça allait, elle se sentait bien, elle se rappelait parfaitement des dernières heures et en plus, elle avait faim !

Elle s'est étirée, a réfléchi trente secondes, s'est dit qu'il fallait sortir. Sortir de la pièce, d'abord, mais aussi sortir. Dehors, dans la rue, là où il y avait encore des couleurs, de la chaleur et de la lumière. Elle avait été dans un mouroir, elle y était morte, elle n'avait de ce fait plus rien à y faire. Elle sortit donc de la grande pièce sans fenêtre.

Le plafond des couloirs lui parut plus bas qu'avant. L'habitude de circuler en fauteuil peut-être. Elle se trouvait dans une partie du bâtiment qui lui était inconnue. Sa mémoire encore ? Non, il lui semblait bien sincèrement n'être jamais venue ici. Soudain une voix la héla. Un infirmier. Enfin peut-être pas… Un homme en blouse en tout cas.

Mademoiselle ! Vous n'avez pas le droit d'être ici ! Que…

Ah ? C'est interdit ? Effectivement alors, elle n'était jamais venue ici.

Pardon monsieur, pardon je me suis perdue. La sortie c'est par où ?

Venez, je vous raccompagne.

Il la regardait avec suspicion lui sembla-t-elle.

Il la laissa au portail et elle se laissa là un moment, elle aussi. Devant elle, la rue. Elle souriait béatement et, whaow ! Que le monde lui semblait beau ! La rue, sa file de voitures, ses klaxons et ses gestes exaspérés. Les trottoirs mal dégrossi où les filles tordaient leurs talons et où les mères coinçaient les roues de leurs poussettes. Les platanes d'un vert particulièrement vert, les reflets des vitrines, les chats aux balcons, les géraniums aux fenêtres, les affiches de concerts passés et à venir sur les palissades, les jupes des unes, les cravates des autres, et le bruit, les odeurs, le poids de l'atmosphère, le souffle de l'air… whaow !

Et…

Non non non ! Attendez !

Il l'a appelée mademoiselle ?

Elle inspira longuement, pencha la tête en arrière, sentit ses cheveux lui chatouiller le bas du dos, éclata d'un rire juvénile et pimpant, sentit les regards des gens autour. Et eut envie de courir. Ouiii ! De courir ! Elle fit un petit tour sur elle-même et partit en sautillant vers le soleil.

La première vitrine devant laquelle elle passa était celle d'un coiffeur. Non, elle n'aimait pas les coiffeurs, elle ne choisit pas celle-là. La suivante était celle d'une boulangerie. Hmm, bien meilleur choix déjà. Plus appétissant. Elle s'arrêta donc devant cet étalage de viennoiseries, pâtisseries et autres sucreries. Et se regarda dans le reflet de la vitre. Et… whaow !

Elle avait un air d'actrice, l'air de Romy Schneider ou… ou… non, elle avait l'air de Liz Taylor. Même peau de pêche, même chevelure de soie, même longs cils sur les mêmes yeux pénétrants, un panier de chocolat au milieu du front. Elle se décala un peu et sourit de nouveau à son reflet. Grand seigneur, celui-ci lui sourit en retour.

Madame Pimse en vérité, ne ressemblait ni à Liz Taylor ni à Romy Schneider, elle ressemblait à madame Pimse… quand elle avait 20 ans. Ce qui déjà, n'était pas mal du tout. Une sacrée belle plante.

Eh bien… madame Pimse, 96 ans, était morte et s'en était trouvée rajeunie de… beaucoup. Elle le comprit vite, l'assimila aussi vite, en fut très satisfaite, et oublia tout le reste. Même la pauvre Camille qui ne tarderait pas à recevoir un carton de cartes postales et les condoléances d'un directeur de maison de retraite à côté de la plaque.

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