[01] I – Lundi - 1/2 - Les visiteurs de nuit

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« De loin, les apercevant, j’ai pensé aux gendarmes. Ils se tenaient dans le halo de la veilleuse, tout au bout du hangar, près de l’entrée de la bergerie, tournés vers moi. J’ai eu l’impression qu’ils m’attendaient. Le biberon que je serrais me parut étrangement chaud au creux de ma main, comme un anachronisme dans cette nuit de février, mais que des gendarmes s’arrêtent dans ma ferme à une heure indue n’arrivait pas à me surprendre. En période d’agnelage, mon cerveau fatigué devenait incapable de trier les réalités, obnubilé à rattraper le sommeil en manque, et seul, pour lui, comptait à ce moment-là le biberon à donner, corvée incontournable qu’il fallait expédier au plus vite pour retourner sous la couette. Je n’eus même pas un semblant d’hésitation et avançais vers eux sans modifier ma démarche, légèrement traînante, les pieds mal tenus dans les chaussures lacées à la diable, sans honte aucune quant à mon accoutrement débraillé. Sous la robe en polaire qui me servait de robe de chambre, j’avais enfilé un vieux pantalon de jogging troué, par endroits mal reprisé, sur lequel les chaussettes de laine remontaient jusqu’aux genoux en s’accrochant mollement aux mollets. Par-dessus, une épaisse veste fourrée, type canadienne, me garantissait contre tous les frimas, quel que soit le temps que j’aurais à passer auprès des moutons. Je ressemblais à ce qu’on voulait, mais sûrement pas à quelqu’un de présentable.

À l’est, le dernier quartier de lune se hissait lentement au-dessus de l’horizon. Le temps était clair, relativement doux pour un mois de février, les étoiles bien nettes dans l’espace. Face à moi, le Grand Chien occupait tout le sud, à la poursuite de son éternel chasseur. Le gravier crissait légèrement sous mes pas. Je ne pensais à rien de particulier. Je connaissais chaque caillou, chaque odeur, chaque tache de couleur derrière laquelle une forme familière balisait le parcours. Les deux voitures sous la première case, le matériel de fauchage et de fanage ensuite, puis le stock de paille, suivi du fourrage. Le terrain me portait par habitude. Une nuit ordinaire. Rassurante. Il était trois heures du matin.

En m’approchant, je me suis dit qu’ils étaient peut-être sur une enquête, qu’ils allaient me prendre la tête avec des questions déphasées de ma routine. S’attendaient-ils à ce que j’aie vu quelque chose ? La réponse serait simple, je n’avais rien vu. Entre les vaches, les moutons, l’engrais à épandre dans les champs, et le reste et j’en passe, à devoir assumer seule tous les travaux d’hiver depuis que Christian était en arrêt maladie, je ne décollais plus du coaltar. À peine si je savais quel jour on était. Mes seuls repères dans les semaines qui se suivaient étaient le lundi – la veille du mardi, et le mardi où je me rendais à l’hôpital. Le mardi de Guerric. Tous les autres jours n’étaient que quotidien agrémenté de diverses tracasseries de saison.

Ils m’attendaient patiemment, en silence. Trois échalas, légèrement voûtés et embarrassés de leurs bras, la même allure que les dernières recrues de la maréchaussée. Une fois, nous en avions plaisanté avec Alysse, débattant pour savoir s’ils avaient tous été commandés sur le même modèle. Nous avions considéré en riant, qu’à leur avantage leurs longues jambes leur permettraient de rattraper plus vite les voleurs. Or il n’y en avait pas tant que ça, des voleurs. Surtout à pied. La campagne était tranquille. Je laissais facilement les clefs sur le contact, sauf en été, où « la faune », comme on disait, s’adonnait au tourisme lucratif en délestant les tracteurs de leurs batteries et les jardiniers de leurs tondeuses. Voire en délestant carrément un rural de son tracteur ou de sa voiture. En plein hiver, à la recherche de quoi, de qui, les gendarmes pouvaient-ils être ?

Ce n’étaient pas eux. Pas les gendarmes. La veilleuse, que je laissais briller du soir au matin pour me tenir compagnie quelques minutes toutes les trois heures, dessinait leurs silhouettes sans éclairer leurs visages. Arrivée à leur niveau, après avoir longé tout le bâtiment, je me suis arrêtée. Leurs vêtements avaient quelque chose de suranné, peut-être dans la coupe, ou la couleur, un gris-bleu neutre tel qu’on l’imagine à la vue de vieilles photos sépia. L’un d’eux portait un blouson de toile comme ceux de la Marine nationale, les deux autres des cabans de feutre, de ces cabans de qualité, inusables, imperméables et lourds. Leurs traits s’estompaient sous des capuches informes, quand ils ne disparaissaient pas derrière une écharpe remontant jusqu’au nez. Le plus jeune, auquel je n’aurais su donner d’âge, arborait une casquette de marin par-dessus la capuche de son sweat et ne portait pas d’écharpe. De lui, je n’ai surtout vu qu’un menton à fossette et une bouche large aux lèvres fines, dure sans être cruelle, laissant deviner un caractère entier. Ses yeux paraissaient clairs. Toutefois, malgré nos échanges, j’aurais été bien incapable de le reconnaître par la suite. Sa voix, par contre, était civile, avec un ton chaud, captivant. Il s’exprimait avec parcimonie. J’ai eu la sensation qu’il s’excusait presque d’avoir trop de pouvoir, que ses paroles étaient à prendre de manière bien plus neutre que ce qu’elles envoyaient.

C’est lui, le premier, qui a engagé la conversation, d’un « bonjour madame » légèrement trop cérémonieux dans le paysage paysan, auquel j’ai marmonné un « bonsoir » expectatif en réponse. Les autres répétèrent mon « bonsoir » entre les dents, plus timorés, en retrait. Leurs attitudes ne dénotaient aucune agressivité, plutôt un désir de ne pas s’imposer. J’ai éteint ma lampe frontale et laissé venir, qu’ils me fassent part de ce qu’ils attendaient de moi, bien trop fatiguée pour enclencher mon cerveau sur le mode questionnement. J’espérais que ça ne prendrait pas trop longtemps, que mon biberon n’aurait pas le temps de refroidir. L’homme à la casquette m’étudiait. Il m’a fait penser à mon banquier, en octobre, quand il lui a fallu m’annoncer que mon prêt était refusé. « Vous comprenez Madame Wouters-Eupole, euh, votre mari, euh, n’est plus là… Oui, je comprends bien, il n’est pas mort, mais, euh, ça fait deux ans et, euh, eh bien il n’y a plus que vous… Mais oui, mais oui Madame Guerric, ne vous énervez pas, mais oui vous êtes une bonne cliente, oui, mais oui, euh, vous comprenez Madame Eupole, oui Madame Wouters, tout passe par l’ordinateur, moi je n’ai rien à dire. Oui Madame Guerric, oui je comprends, mais représentez un dossier dans quelques mois il suffit qu’un paramètre change. Tout n’est pas perdu. On peut vous faire un prêt à la consommation… » Cet enfoiré m’avait tout bonnement proposé un suicide assisté pour que je libère la place. Il n’avait même pas besoin de me dire qui était sur les rangs pour « m’aider », il y avait longtemps que les rapaces s’étaient déjà présentés à ma porte… et s’étaient fait reconduire comme des malpropres. Je n’allais surtout pas en déduire trop vite qu’une femme est une proie par définition, puisque dans le monde agricole la proie dépend bien moins du sexe que de la propriété. J’avais déjà perdu la meilleure moitié de ma vie, il ne fallait pas qu’ils s’attendent que je laisse la dernière partie sans combattre, maintenant que j’estimais n’avoir plus rien à perdre hormis quelques capitaux bassement matériels. Je fixais l’homme, cherchant ses yeux sous la casquette, me demandant dans quelle balance j’étais pesée, tout en refusant de savoir ce qu’il y avait à perdre dans un marché qui risquait de ne même pas être énoncé. Après quelques secondes d’atermoiement, le type s’est lancé.

— Auriez-vous de l’eau à nous offrir, s’il vous plaît ? De l’eau de pluie, si possible. Ou sinon de l’eau de source ?

Dire que sa requête m’a surprise, non, je n’étais pas en état de me demander si elle était normale ou pas. Elle était singulière, certes, surtout dans la forme, mais sans plus. C’était demandé comme s’il en allait de soi. Entre gens de bonne société, moi dans ma tenue anarchique, eux tels des passagers débarqués d’un autre temps. Et surtout y répondre ne me posait aucune difficulté : l’eau s’écoulant du toit du hangar était récupérée dans un collecteur en plastique de six mètres cube, à quelques pas de là, passé la bergerie. Je leur ai fait signe de me suivre et leur ai montré à la clarté de la lune. J’ai alors rempli la bouteille que je laissais à côté pour dépanner et la leur ai tendue en précisant qu’ils pouvaient tirer de l’eau selon leurs besoins, qu’elle était filtrée mais non traitée. Ils m’ont remerciée et se sont détournés par correction pour boire au goulot. J’ai ajouté :

— Vous pouvez garder la bouteille, si vous voulez. L’emporter.

Après s’être désaltéré, la casquette a repris la parole.

— Nous aurions besoin de graines. De graines de graminées naturelles. Sauvages éventuellement. Accepteriez-vous de nous en fournir ?

Ils étaient excessivement polis. Trop polis pour être honnêtes, devait me susurrer mon subconscient que ma torpeur n’entendait pas. J’avais pris le parti de leur venir en aide dans la mesure de mes moyens, pour m’en débarrasser le plus tôt possible ; tant que cela nécessitait moins d’effort à rendre service qu’à refuser, mon cerveau las y trouvait son compte. Je n’ai même pas eu le courage de leur demander des précisions. Qu’entendaient-ils par « graines de graminées naturelles » ? Existait-il des graminées non naturelles ? Quant aux graines, ce devait être du même ordre que l’eau : des graines non traitées, probablement. Je les ai remmenés près de l’entrée de la bergerie. Dans un coin du hangar, une petite cellule réservée à l’alimentation animale contenait du blé bio. J’ai allumé une seconde veilleuse afin de voir assez clair pour au moins se déplacer sans se prendre les pieds dans les claies stockées contre le mur. J’avais récemment supprimé la plupart des spots halogènes par souci d’économie. Je leur ai désigné la trappe et montré comment laisser couler le grain. La manœuvre est archaïque, mais très simple : il suffit de faire levier avec une grosse barre de fer pour que le grain s’écoule par gravité dans un seau posé sous la trappe, et ensuite relever la barre pour que l’écoulement cesse. J’ai posé le biberon, exécuté la manœuvre sous leurs yeux attentifs et rempli le seau.

— C’est du blé bio, une variété non hybride, résistante aux maladies. Il n’y a aucun danger à le consommer, leur ai-je précisé. Je m’en sers pour faire ma farine de cuisine.

J’ai repris mon biberon, et j’ai été fière de moi, de n’avoir pas oublié l’essentiel malgré la fatigue et les imprévus chronophages, avoir gardé conscience qu’un agneau attendait son lait pour survivre. J’ai eu à peine le temps de m’auto-congratuler que la casquette, toujours, reprenait :

— Y a-t-il des rongeurs ici ?

— Oui, ai-je répondu, mais ils n’ont pas accès au grain. La cellule est scellée dans du béton, et couverte. Il y a des souris un peu partout mais pas de rats, et des lapins en liberté qui creusent des galeries sous les bottes de foin.

J’ai pensé qu’il s’inquiétait de la salubrité de mon stock de blé. Il n’a pas exigé de précision. Je n’en ai pas apporté non plus. Je sentais le biberon tiédir dans ma main.

— Pourrions-nous dormir dans la paille ?

— Pas de problème. Mais à mon avis, préférez le foin, c’est plus confortable.

Je leur ai désigné le tas de bottes empilées juste à côté, puis m’écartant un peu en revenant vers l’extérieur :

— La paille est un peu plus loin, derrière le foin. Faites comme vous voulez. L’échelle est là.

Ils n’avaient pas l’air de fumer. J’espérais ne pas me tromper. Ma mère m’avait raconté que durant la période d’après-guerre il était courant qu’un homme s’arrête dans une ferme demander l’autorisation de dormir sur le foin. Le fermier exigeait alors « papiers-briquet », qu’il restituait le matin suivant en offrant le café. Peut-être n’étais-je pas assez méfiante, ou avais-je envie de croire en la confiance et l’intelligence ? Je n’avais pas besoin de savoir qui ils étaient, ni de les interroger sur ce qui les motivait à traîner par monts et par vaux en plein février. Le chemin des Bourriques, qui passait au pied de la bergerie, venant d’Oudor, au nord-est, et menant au Grand Châgne, au sud, était un chemin classé de randonnée. Il drainait quelques marcheurs à la belle saison avec qui il m’arrivait d’échanger. Que des visiteurs soient passés par Oudor, ou qu’ils s’y rendent plus tard, ne relevait pas de mes affaires, et l’heure n’était pas aux conversations de salon. Enfin, c’était ce que je me disais quand il a poursuivi.

— Une dernière question : avez-vous un chat ?

Décidément, il s’intéressait aux animaux de la ferme. Ça commençait à m’irriter. Je n’étais pas là pour pipeletter. Le chat, et puis quoi ? Les piafs qui dorment sur les traverses ? Les poules qui viennent gratter ? Et le renard qui en ferait bien son déjeuner ? J’ai soufflé et repris calmement, plus vaincue par la lassitude que par ma bonne éducation :

— Oui. Je crois qu’il dort sur les bottes, là-haut.

Sentant certainement mon envie d’en finir, il m’a à nouveau remerciée, cette fois-ci comme s’il en avait vraiment terminé. Je l’ai pris comme tel et suis allée porter le biberon à l’agneau.

à suivre…

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