Chapitre 10 : Une sombre légende urbaine, Partie 3

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  • Miss Aleyran ? l’appela Mérissa à travers la porte. Je vous apporte votre… déjeuner.

Triss déglutit en repensant à la glace de la veille, probablement la meilleure de toute son existence. Elle se jura pourtant de ne plus jamais en toucher une seule...

Méfiante, Triss ouvrit la porte à la servante, qui portait un plateau sur lequel était posé un verre contenant du sang vermeil. Elle sentit aussitôt son instinct la pousser à s’emparer du récipient pour s’abreuver de ce délicieux liquide froid. Mais elle se fit violence pour s’écarter afin de laisser entrer la servante.

  • Bonjour, miss Aleyran, déclara joyeusement Mérissa en adressant un sourire à la jeune fille après l’avoir servie. Avez-vous bien dormi ?
  • Bonjour Mérissa, répondit Triss légèrement irritée de cette interruption inopinée, mais ne souhaitant pas laisser paraître son agacement devant la servante qui n’y était pour rien. J’ai dormi comme un bébé. Merci pour le… repas.

Elle prit le verre et le vida aussi rapidement que possible, sentant son estomac, pourtant rebelle depuis son réveil, s’apaiser quand le liquide descendit le long de sa gorge.

  • Et merci beaucoup pour hier… Toi et Noémy m’avez bien aidée. Je ne crois pas que j’aurais su comment me coiffer et m’habiller toute seule…
  • Ce n’est rien, miss Aleyran. Je dois même vous avouer que j’ai été assez contente de pouvoir vous préparer pour le dîner ! J’étais certaine que vous auriez un éclat royal, comme une lointaine princesse en exil !

Triss tressaillit. Mérissa ne se rendait pas compte à quel point elle était proche de la vérité… Mais la jeune fille ne pouvait rien lui dire. Amalia lui avait recommandé de dissimuler autant que possible la vérité, même à Mérissa et Noémie.

  • Je ne suis pas une princesse, ma mère et mon père sont morts quand j’étais petite, inventa-t-elle sur un coup de tête. C’étaient des chasseurs de créatures magiques qui ont trouvé la mort dans leur dernière expédition. J’ai été élevée ensuite par mon oncle.
  • Oh… Je suis navrée…

Embarrassée, Mérissa en profita pour ouvrir les volets de sa chambre, laissant entrer dans la pièce sombre la lumière provenant du plafond magique recouvrant Lutécia.

  • Apparemment, le temps à la Surface est terrible, annonça la servante, espérant probablement changer de conversation. Quand je pense aux patrouilles qui doivent survoler la ville par un temps pareil… je n’oserais même pas essayer de m’envoler !
  • Vous avez des patrouilles à la Surface ? questionna Triss, intéressée.
  • Bien sûr ! Le territoire de Paris au-dessus de Lutécia est sous la responsabilité de nous autres démons ! Certains miliciens sont réquisitionnés pour vérifier qu’aucun incident ne survient sur notre territoire.
  • Tu es une démone toi aussi ?

La question était légitime ; à Lutécia, une ville ouverte à tous, Mérissa aurait très bien pu être un ange, voire un ange déchu comme Sheamon et Amalia.

  • Oui. Mes parents habitent Salazar et dirigent une taverne très connue ! Ils voulaient que je prenne un jour la relève, mais ça ne m’intéressait pas vraiment… Nous avons eu plusieurs disputes, jusqu’à ce que je décide de quitter les Enfers pour gagner Lutécia. J’ai rapidement trouvé un emploi chez Madame Amalia, puis j’ai commencé à faire ma vie ici…

Mérissa se tourna soudain vers Triss avec un air de défi innocent qui étonna la jeune fille :

  • Mais je ne resterai pas servante toute ma vie ! déclara-t-elle avec force. Mon rêve, c’est d’avoir ma propre boulangerie ! Madame Amalia m’a dit qu’elle financerait mon projet, mais je ne veux pas dépendre de sa bonté. J’économise sur mon salaire pour bâtir la plus célèbre de la région ! Et peut-être un jour… me marier… et avoir plein d’enfants…

Mérissa avait pratiquement murmuré les derniers mots. Elle détourna soudain son visage embarrassé. Mais Triss en fut surprise. Jamais il ne lui était venu à l’idée que la gentille Mérissa ait pu décider de quitter sa ville natale pour se lancer toute seule dans l’inconnu ! Pourtant, la jeune femme avait un rêve et luttait ardemment pour le réaliser. Elles n’étaient peut-être pas si différentes…

  • C’est un beau rêve, déclara Triss avec douceur. Je viendrai te rendre visite quand tu auras ta propre boutique…

La servante se retourna alors, arborant un sourire éclatant.

  • Ce sera avec plaisir, miss Aleyran ! lui dit-elle. Vous verrez, je serai déjà devenue la première boulangerie de tout Paris ! J’ai déjà l’idée de mettre au point un service de livraison à domicile par les airs qui fonctionnerait dans toute la région et…

Triss écouta Mérissa parler de son rêve avec des étoiles dans les yeux. La jeune fille se surprit à rire et applaudir quand celle-ci lui décrivit pendant plusieurs minutes comment elle comptait construire la plus grande boulangerie d’Europe, que même les mortels seraient désireux de fréquenter. Plus Triss apprenait à connaitre Mérissa, plus cette dernière lui paraissait sympathique.

La servante reprit son souffle après sa longue tirade.

  • Et vous, miss Aleyran ? demanda-t-elle soudain. Comment imaginez-vous votre avenir ?

La jeune Nocturii haussa les sourcils. En effet, que voulait-elle devenir ? Elle n’avait eu qu’une vague idée de son avenir durant sa vie passée au Quartier Umbrella. Elle savait juste qu’elle voulait partir un jour à la découverte du monde mais ce rêve était inatteignable avec la menace des Nocturii qui pesait sur elle. Cependant la destruction d’Umbrella l’avait forcée à prendre un chemin plus sombre : elle cherchait désormais à se venger des monstres qui lui avaient tout pris. Toute sa haine s’était cristallisée sur Forlwey. Elle voulait lui faire payer le massacre d’Umbrella.

Et après ? Que ferait-elle après avoir pris sa revanche sur son passé ?

La mort de Forlwey ne résoudrait rien. Les Nocturii, sa mère… ils n’abandonneraient pas l’idée de la récupérer. Et d’autres tenteraient aussi de s’emparer d’elle. Les poursuites, les massacres, Nice et Florence… les mêmes tragédies se répèteraient encore sur son chemin. Devrait-elle rester cachée pour l’éternité, à craindre de perdre cette liberté factice ? La jeune fille comprit qu’aucun avenir lui permettant d’être heureuse ne se dessinait pour elle.

  • Je… je n’y ai jamais vraiment pensé… murmura-t-elle en baissant la tête pour masquer sa tristesse. Pour commencer, il faudrait que je me débarrasse de cette malédiction…
  • Le vampirisme ? J’imagine que ce doit être dur de vivre tous les jours avec un tel fardeau… Mais je suis certaine qu’il existe un remède contre ça ! l’encouragea Mérissa, toujours optimiste. Vous guérirez, j’en suis sûre.

Triss voulait plutôt parler de son appartenance au clan Nocturii et de son pouvoir tant convoité qui avait déjà causé tellement de morts… Mais elle s’empressa néanmoins de hocher la tête et d’esquisser un sourire.

  • Je l’espère, Mérissa, reprit-elle en adoptant un ton léger. Mais pour le moment, c’est un doux rêve largement hors de ma portée. Je me contenterai déjà d’arriver à vaincre Sheamon pour…

Triss se rappela soudain sa résolution. Elle devait s’entraîner pour remporter le pari contre l’exorciste ! et la jeune fille avait déjà perdu trop de temps en discutant avec Mérissa !

Elle se leva et s’excusa auprès de Mérissa en lui promettant de reprendre leur conversation plus tard, puis elle traversa le Primera pour se rendre à la salle secrète.

L’absordium, qu’elle avait eu tant de mal à endommager la veille, trônait toujours au centre de la salle, semblant se moquer de son impuissance. Triss ne se laissa pourtant pas démonter et commença par échauffer son corps comme le lui avaient appris son oncle Sirius et son ancien instructeur à l’épée.

Puis elle activa l’absordium et continua les exercices de Sheamon avec détermination. Après pratiquement une heure d’efforts, Triss prit son épée et s’entraîna avec acharnement à la manier. Pour atteindre l’exorciste, elle devait frapper plus fort et plus vite, être aussi imprévisible que le vent. La jeune fille poussa donc son corps jusqu’à son maximum. Finalement exténuée, Triss s’arrêta pour une courte pause.

Soudain, quelqu’un l’applaudit. Triss tourna aussitôt la tête vers l’entrée de la salle. C’était Amalia qui l’avait acclamée ainsi, Ryku sur ses talons et son majordome à ses côtés. Dast l’observait avec attention, un sourire amical sur les lèvres.

  • Vous êtes douée, Mademoiselle, la félicita-t-il en s’avançant. Votre lame est aussi rapide que le vent.
  • Que faites-vous ici ? les questionna Triss, surprise.
  • C’est Mérissa qui nous a annoncé que tu avais quitté ta chambre en trombe, lui répondit Amalia. J’ai tout de suite deviné que tu allais sûrement venir ici t’entrainer. Mais je ne suis pas vraiment venue t’admirer en action, même si je dois avouer que tu es une fière guerrière. Je viens plutôt te proposer mon aide, Triss.

La jeune fille haussa les sourcils, perplexe.

  • Votre aide ?

Amalia sortit sa pipe et tira une bouffée de fumée verte.

  • Oui, ta volonté m’a impressionnée et j’avoue que je ne serais pas mécontente de te voir triompher sur Sheamon. J’ai décidé de t’aider, enfin… pas moi personnellement.

Elle se tourna vers son majordome.

  • Dast est un excellent combattant. Il t’enseignera le plus possible de ce qu’il sait en aussi peu de temps. Je ne sais pas si cela suffira pour faire pencher la balance en ta faveur, mais… j’imagine que ce sera toujours mieux de t’entrainer avec un vrai adversaire.
  • Merci beaucoup, Amalia… s’écria Triss avec sincérité. Vraiment, merci… Je suis certaine que je réussirai maintenant !

Amalia, surprise quelques instants par la combativité inépuisable de cette toute jeune fille, esquissa un large sourire :

  • De rien… Je le fais aussi pour Sheamon, tu sais. Il a besoin de toi plus que tu ne le penses...

Triss ne comprenait pas vraiment le sens de ces paroles. Elle s’apprêtait à demander des explications à Amalia quand cette dernière lui tourna le dos avec un petit signe de la main.

  • Bien, je pense que ma présence ici vous gênera plus qu’autre chose… En outre, je dois recevoir une envoyée du maire. Alors je vais vous laisser croiser le fer en paix.

Amalia se dirigeait vers la sortie avec Ryku, lorsqu’elle elle s’arrêta soudain pour tourner à nouveau la tête vers Triss.

  • Je ne sais pas si cela te sera utile, mais tu as dû te rendre compte que Sheamon était très habile. Heureusement, il te sous-estime. Tu dois en profiter. Si tu veux espérer l’atteindre, tu dois faire en sorte de le prendre par surprise, et ainsi tu auras peut-être une chance… Viens Ryku, laissons-les s’entrainer.

Sur ces dernières paroles, la maîtresse du Primera quitta la salle, suivie docilement par le félin. Le bruit d’une lame glissant hors de son fourreau attira l’attention de Triss. Elle se tourna vers Dast, qui s’était emparé d’une épée dans l’armurerie.

  • J’espère que Monsieur Wave ne m’en voudra pas d’emprunter son matériel, dit-il en apposant un talisman de protection sur la lame.

Il se positionna ensuite face à la jeune fille, souriant amicalement.

  • Si vous le permettez Mademoiselle, j’aimerais tester vos capacités pour commencer, avant de réfléchir ensemble à comment les affûter.

Triss haussa les épaules et un sourire carnassier apparut sur son visage.

  • Pourquoi pas, répliqua-t-elle en se mettant en garde, et Dast l’imita.

Elle bondit aussitôt sur son adversaire. Dast réagit promptement et para la lame, mais il plia sous la force mise en jeu par Triss dans son attaque. Un air de surprise se dessina sur son visage, pour la plus grande satisfaction de Triss. La jeune Nocturii appuya davantage, poussant le majordome à reculer pour ne pas être écrasé sous l’assaut de son adversaire. Triss continua sa charge. La jeune fille avait retenu une leçon lors de son duel avec Sheamon. Si elle ne coupait pas toute issue à son adversaire hormis le recul, il s’échapperait hors de sa portée. Elle effectua donc de multiples attaques sur les côtés de Dast pour l’empêcher de s’esquiver. La jeune vampire éprouva durement la défense du majordome, bien trop occupé à se protéger pour pouvoir tenter la moindre contre-attaque. Il cédait petit à petit du terrain. Du coin de l’œil, Triss vit qu’ils se rapprochaient de la limite de l’arène. Un peu plus et Dast se retrouverait acculé au bord de cette dernière. Finalement, le majordome se retrouva juste devant la ligne de runes délimitant le terrain.

Elle le tenait.

La jeune fille esquissa un sourire triomphant. Elle poussa sa lame en avant, prête à pointer la gorge de Dast, mais sans le toucher car même si le talisman neutralisait sa lame, un coup porté avec la force d’une Nocturii pourrait bien lui être fatal.

Brusquement, Dast pencha légèrement la tête de côté.

L’épée heurta le mur de la salle. Le choc se répercuta dans le corps de Triss, trop abasourdie pour réagir. Comment le majordome avait-il pu esquiver son attaque malgré sa vitesse ? Il n’aurait même pas dû la voir venir !

Dast ne laissa pas passer cette chance. Alors que Triss était sonnée, il lui attrapa le poignet et la força à lâcher son arme avant de lui coller son épée sous la gorge. La jeune fille déglutit avant de se rendre à l’évidence. Le majordome avait gagné…

  • Vous êtes impressionnante, Mademoiselle, déclara pourtant ce dernier en la relâchant, avant de se baisser pour ramasser la rapière afin de la rendre à sa propriétaire. Je ne connais pas de fines lames à un âge aussi jeune… Je comprends mieux de quoi parlait Monsieur Wave quand il faisait allusion à vos capacités.
  • Ce dernier mouvement… articula Triss, son cerveau tournant à plein régime pour reconstituer la scène dans son esprit. Comment avez-vous pu…

Soudain, l’évidence la frappa de plein fouet.

  • Vous maîtrisez le sixième sens, vous aussi ?

Dast esquissa un sourire.

  • A un faible degré, Mademoiselle, répondit-il en revenant au centre de l’arène. Monsieur Wave m’est largement supérieur dans ce domaine, je le crains. C’est quelque chose que j’ai appris au fil des combats dans ma carrière de mercenaire. A force de me battre, j’ai fini par remarquer que je ressentais mes ennemis sans les voir. J’étais même capable de prévoir leurs mouvements, quelques secondes à l’avance. Bien entendu, ma capacité reste très limitée, mais elle m’a tout de même sauvé la vie plusieurs fois.

Triss s’en doutait. Le majordome était bien plus qu’un simple serviteur.

  • Comment un mercenaire est-il devenu le majordome de la maîtresse du Primera ? l’interrogea-t-elle, avant de se reprendre. Je suis désolée, ça ne me regarde pas après tout.
  • Il n’y a aucun problème, ce n’est pas un secret. Il y a trente ans, j’étais le chef d’un groupe de mercenaires sillonnant les Enfers. Nous étions assez réputés. Malheureusement, alors que nous escortions un seigneur démon jusqu’à Salazar, la capitale des Enfers, nous avons été pris dans une embuscade tendue par des rebelles à la solde de Béhémoth. Mes compagnons et moi avons combattu avec courage, mais nous avons très vite été submergés par le nombre. J’ai moi-même reçu deux flèches et une lance dans le flanc avant de perdre conscience au milieu des cadavres de mes camarades… Quand je me suis réveillé, j’étais l’unique survivant de ce massacre. Or, il se trouve que Madame était à ce moment précis en visite en Enfer avec une lourde escorte, pour vérifier la bonne marche de ses entreprises dans la région. Leur groupe est passé près du lieu de l’embuscade et m’a récupéré pratiquement mort. Elle m’a soigné pendant plusieurs mois dans sa résidence secondaire des Enfers. Madame me visitait plusieurs fois par jour pour égayer ma convalescence et m’encourager à me rétablir au plus vite. Quand je me suis remis, j’ai compris qu’il ne me restait plus rien. La seule chose qui me retenait encore à la vie était ma reconnaissance envers cette femme qui m’avait sauvé. Madame m’a proposé un poste auprès d’elle et j’ai tout naturellement accepté. Je me suis perfectionné pendant plusieurs années pour la servir de mon mieux.
  • C’est comme ça que vous avez appris à faire des glaces ? le questionna Triss avec un sourire.
  • Exactement, répondit Dast sur le même ton. Madame adore les glaces. Je me suis donc spécialisé dans leur confection.

Triss comprit alors à quel point le lien entre la maîtresse du Primera et son majordome étaient profond.

  • Vous la respectez beaucoup… dit-elle.
  • Bien entendu Mademoiselle. J’ai décidé de vouer ma vie à soutenir Madame. Ma loyauté lui est sans faille. Même si j’avoue avoir quelques sympathies pour Sheamon Wave et la cause qu’il poursuit, contrairement à Madame qui redoute que ce chemin ne le mène vers la mort…
  • Comment-ça ? demanda Triss, interloquée.

Dast soupira et baissa les yeux sur son arme. Pendant quelques instants, elle put ressentir la tristesse émanant du majordome.

  • Et bien, s’il parvient un jour à accomplir sa vengeance, cela me libèrera probablement de ma propre culpabilité… Lui et moi avons des cicatrices semblables.

Dast parut soudain se rendre compte qu’il s’était peut-être trop dévoilé. Il se replaça face à Triss, coupant court aux questions qui se bousculaient sur la langue de la jeune fille.

  • Si nous commencions l’entraînement, Mademoiselle ? lui demanda le majordome en la saluant à la façon d’un épéiste, garde au niveau des yeux.

Triss décida de taire ses interrogations et hocha la tête. Sa priorité était de mettre toutes les chances de son côté pour atteindre Sheamon. Si elle arrivait à percer la garde de Dast, ce serait déjà un énorme pas en avant…

Pendant plus d’une heure encore, elle continua à croiser le fer avec le démon qui, malgré la force et la rapidité de son adversaire, gardait inlassablement l’avantage. Pas une seule attaque de Triss ne le toucha. Chaque fois au contraire, la lame de Dast finissait invariablement par l’atteindre. Après le dixième échec, Triss s’écroula, épuisée. Elle avait l’impression de revivre la fin de son combat contre Sheamon. De nouveau, son sentiment d’impuissance l’écrasa.

  • Pourquoi… hoqueta-t-elle en cherchant son souffle. Pourquoi je n’arrive pas à…

Dast lui tendit une main secourable, que Triss saisit. Le majordome l’aida alors à se redresser.

  • Je pense que cela vient de votre style de combat, Mademoiselle, lui dit-il avec sincérité. Je ne critique pas vos capacités. Mais vous maniez votre épée d’une façon trop… académique. Ce qui fait que vous avez plus de mal à décrypter les actions de combattants chevronnés.
  • Vous voulez dire que je suis nulle, c’est ça ? grommela Triss, abattue.
  • Non Mademoiselle. Simplement que vous n’êtes pas habituée à combattre avec votre vie en jeu. Vous gaspillez trop de force en mouvements inutiles. Mais ne vous inquiétez pas, vous gagnerez en efficacité avec le temps et l’expérience…

Triss comprit que tant que la trajectoire de sa lame serait prévisible, elle n’avait aucune chance d’atteindre Sheamon ou Dast. C’était exactement pour cette raison qu’elle avait été incapable d’infliger le moindre dommage à Meira.

C’était dur de l’admettre, mais ses capacités à l’épée dont elle était pourtant si fière ne lui serviraient pas à toucher Sheamon. Le sixième sens de l’exorciste était bien trop aiguisé pour qu’elle pût espérer simplement l’effleurer de sa lame. Il prévoyait tous ses gestes à la perfection avec un temps d’avance et il connaissait ses capacités mieux que quiconque. Même en utilisant la magie, Triss n’était pas certaine de parvenir à l’atteindre… Cependant cela augmenterait considérablement ses chances. Devait-elle mettre son honneur de côté et rompre sa promesse ?

Non ! Car ainsi obtenue, sa victoire n’aurait aucun sens… De plus elle était presque certaine que le renégat s’y attendait. Triss devait donc trouver quelque chose d’autre, que Sheamon ne pourrait prévoir.

Tout en se creusant les méninges, elle vit une goutte d’eau passer juste devant ses yeux avant de s’écraser au sol, se divisant en dizaines de petites gouttelettes. Triss fixa avec étonnement le plafond sans un mot et découvrit ainsi que d’autres suintaient, prêtes à tomber à leur tour.

  • C’est étrange, la salle est censée être parfaitement étanche, murmura Dast, pensif. C’est probablement dû aux pluies torrentielles à la Surface. Cela arrive parfois.

Il fixa le plafond d’un air désolé.

  • J’ai envoyé un messager porter une missive hors de Paris il y a une heure, expliqua-t-il en esquissant un sourire contrit. Si j’avais su à quel point le temps serait mauvais, je me serais abstenu. Voler dans des conditions pareilles…

Le déclic se fit soudain dans la tête de Triss. Elle bondit sur ses pieds en poussant un cri de victoire.

  • C’est ça ! s’écria-t-elle triomphalement, attirant le regard étonné de Dast.
  • Que voulez-vous dire, Mademoiselle ? s’enquit le majordome.

Triss ne lui répondit pas tout de suite. Elle réfléchissait à pleine vitesse. Pouvait-elle vraiment réussir en si peu de temps ? Ce serait sûrement ardu, mais si elle y parvenait…

Elle aurait une chance de remporter le duel !


***


Sheamon sentait venir le danger.

Bien sûr, se rendre soi-même dans le repaire d’un baron du crime notoirement connu était dangereux. Dès qu’il avait atteint grâce aux indications de Dast le grand hangar situé en bordure de la ville qui abritait l’entreprise de tissage de Dorkos, Sheamon s’était rendu compte que l’endroit était étroitement surveillé par des hommes avec des tabliers de cuir et une massue à la ceinture. Sans doute la « garde » du maitre des lieux… De nouveau déguisé en mercenaire, le renégat s’était dirigé avec assurance vers eux en prétendant avoir à discuter avec leur patron d’une importante affaire.

  • Dites-lui que Orley Ramsey est très généreux, ajouta-t-il en leur donnant un inferi d’argent chacun pour s’assurer de leur vélocité.

Il avait décidé d’adopter une autre identité et une nouvelle apparence que celles utilisées au Primera afin de masquer tout lien avec Amalia. Dorkos ne serait que trop heureux d’avoir l’occasion de faire tomber son ennemie. Mais Sheamon ne lui en fournirait pas les moyens. Il avait même laissé Ryku à Amalia pour éviter tout risque d’être reconnu.

Sans un mot, l’un des gardes était entré dans le bâtiment, l’autre restant près de lui, sûrement pour le surveiller. Quelques minutes plus tard, le premier homme était revenu.

  • Suivez-moi, dit-il d’un ton bourru. Le boss va vous recevoir. Mais vous devrez laisser votre épée ici.

Sheamon s’exécuta sans discuter. Pour plus de discrétion, il avait aussi laissé de côté son arbalète, un peu trop unique à son goût et qui risquait de trahir son identité.

Le garde le fouilla sans ménagements, jetant un coup d’œil vaguement intrigué aux pièces écarlates dans sa poche mais il n’eut pas l’air d’y discerner un quelconque danger. L’exorciste l’avait ensuite suivi à travers le bâtiment, jusqu’à un bureau austèrement meublé. Une vitre donnait sur une grande salle remplie de machines à tisser sur lesquelles s’afféraient une centaine d’employés pareils à de minuscules fourmis. Sheamon nota la présence d’une seconde porte derrière le bureau. Pas moins de dix gardes étaient présents dans la pièce. Ils fusillèrent l’exorciste du regard, avec une telle intensité que ce dernier s’étonna de ne pas être déjà mort. Leur présence étonna Sheamon. Était-ce ainsi que Dorkos intimidait ses partenaires ?

Il prit place dans le fauteuil qu’on lui indiqua face au bureau et attendit en silence, l’ambiance devenant de plus en plus pesante avec ses gardiens. Sheamon jeta un coup d’œil à leurs ceintures. Ils étaient bien mieux armés que les gardes de l’entrée. L’exorciste se doutait que s’il faisait un simple geste de travers, ces types n’hésiteraient pas à le tuer… Du moins ils essaieraient. Dix minutes, puis vingt passèrent. Sheamon commençait à trouver le temps long.

Soudain, alors qu’il allait demander directement aux gardes la raison d’une telle attente, la porte derrière le bureau s’ouvrit, livrant le passage à un nain avec de longues oreilles, des dents pointues et un nez crochu, vêtu d’un smoking noir fait sur mesure. Les quelques rares cheveux sur sa tête avaient été ramenés en arrière, dans une vaine tentative de cacher sa calvitie. L’individu avait des yeux complètement noirs sans pupilles. Sheamon réprima un frisson.

Un gobelin, une race notoirement connue pour son avidité de richesses et son penchant pour le crime. L’exorciste ne comptait plus combien il en avait éliminé au cours de ses contrats pour les empêcher de nuire.

Inconscient des pensées qui agitaient le renégat, la créature grimpa dans son fauteuil à l’aide d’un marchepied, puis adressa à son invité un sourire de requin.

  • Enchanté de vous rencontrer, monsieur Ramsey, déclara-t-il d’une voix suave. Je suis Dorkos le Tisserand. J’ai cru comprendre que vous souhaitiez vous entretenir d’une importante affaire avec moi ?
  • En effet, répondit Sheamon en se ressaisissant. Plus exactement, j’aurais besoin de vos… services spéciaux.

Le sourire de Dorkos s’était prolongé. Sheamon sentit l’un des gardes faire un pas silencieux en avant. Lentement, sa main glissa dans la poche où il rangeait ses pièces écarlates…

  • Oh… Je vois que vous parlez sans filtre, répondit Dorkos, un brin amusé. Je pense que je vais faire de même dans ce cas. J’ai une question, monsieur Ramsey.

Comme si c’était le signal qu’ils attendaient, les gardes dégainèrent leurs épées et entourèrent aussitôt l’exorciste. Sheamon, surpris, n’esquissa pas le moindre geste.

  • Pourquoi devrais-je prendre la peine d’écouter Sheamon Wave, l’homme qui vaut un million d’Inferis, plutôt que de le livrer directement à ceux qui ont mis sa tête à prix ? poursuivit le gobelin en se pourléchant les lèvres avec avidité…



A suivre...

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