Chapitre 13 : Jonas Perceval, Partie 1

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Sheamon sortit des toilettes en ajustant son nouveau casque et les sangles de son armure pris au garde qu’il avait assommé quelques minutes plus tôt. Il avait eu la chance de croiser une cible isolée aussi près de la fête. Le renégat avait donc trainé sa victime dans la pièce la plus proche afin de le détrousser. Il en avait ensuite profité pour récupérer le sac de toile réduit à la taille d’un ongle humain caché dans sa botte, qui contenait à la fois ses armes sous forme de pièces écarlates ainsi que tout ce dont il aurait besoin pour l’opération. Sheamon s’était alors équipé sans perdre son temps, après avoir déshabillé le garde assommé. Désormais, il ressemblait lui aussi à un milicien, tandis que sa victime dormait dans l’une des cabines de toilette fermée de l’intérieur.

Grâce à son étude minutieuse des plans du palais, il se dirigea sans hésitation vers l’escalier descendant jusqu’aux geôles ; ce long couloir, situé à l’extrémité ouest de la forteresse et profondément enfoncée dans le sol pour plus de sécurité, était le seul accès à la prison. Amalia lui avait avoué avoir déjà eu l’occasion de s’y rendre en compagnie du maire.

  • Il n’y a même pas de lumière provenant de l’extérieur, Sheamon ! lui avait-elle expliqué en retenant un frisson. Il y a juste des lampes magiques au plafond qui s’allument et s’éteignent en fonction du jour et de la nuit. S’il y a bien un endroit où je ne veux pas finir, c’est là…

Soudain Sheamon entendit les pas de deux personnes s’approchant du couloir sur sa droite. Des éclats de voix confirmèrent ensuite leur arrivée imminente. Il consulta mentalement le plan de la forteresse. Ce chemin menant à l’escalier descendant aux geôles était le seul. Il ne pourrait pas les éviter…

Il poursuivit donc son chemin silencieusement, en baissant la tête. Les deux gardes apparurent au croisement, riant aux éclats. Ils s’aperçurent alors de la présence de Sheamon.

  • Tu prends la relève, camarade ? lui demanda l’un d’entre eux en arborant un sourire joyeux.
  • Faut bien, grommela Sheamon en adoptant une attitude exaspérée. Ordre direct du commandant. Pas un rat ne doit perturber la fête, qu’il dit…

Les deux gardes s’esclaffèrent.

  • Pas de chance, mon ami, lui répondit l’autre. Les autres aussi rongent leur frein en attendant leur quartier libre. D’ailleurs, ils sont en train de jouer leur solde au poker ! Si tu veux tenter ta chance… Nous on va en cuisine voir si les serviteurs ne peuvent pas nous donner un peu de vin… pourquoi les riches feraient-ils la fête et pas nous ?

« Parce que c’est votre devoir » répliqua intérieurement Sheamon. Il haussa néanmoins les épaules comme si la question ne l’intéressait pas vraiment.

  • Bonne chance, les gars, lança-t-il en les dépassant.
  • Attends un peu ! le retint le garde le plus proche en mettant la main sur son épaule. Vous ne deviez pas être deux ? Il est où, l’autre ?

Sheamon s’immobilisa brusquement, comprenant qu’il avait commis une erreur.

  • Il est aux toilettes, lança-il en affectant un air désintéressé, comme si la question n’avait aucune importance. Ce type est arrivé au service complètement ivre… Il est sûrement en train de tout vider en ce moment… et ça ne doit pas être beau à voir.
  • Ce n’est pas Jowis ?
  • Si, répondit Sheamon, en sautant sur l’occasion.
  • Ah je me disais bien. On l’a vu ce matin, il a dû avaler la moitié des caves de la ville pour finir dans un état pareil !
  • Mais Jowis ne s’est pas déjà fait renvoyé chez lui par le capitaine ? intervint soudain son compagnon.

Le silence qui suivit ne dura que deux secondes. Sans même leur laisser le temps d’ouvrir la bouche, l’exorciste plaqua ses deux paumes contre leur poitrine. Un flash de lumière s’échappa de ses mains et les victimes s’écroulèrent inconscientes.

Sheamon les traîna dans la première salle qu’il vit et referma la porte. Il n’avait pas le temps de les cacher davantage. Le renégat continua sa route en accélérant un peu.

Il arriva bientôt à la porte derrière laquelle se trouvait l’escalier menant aux cachots. Il sortit une pièce écarlate de sa poche qui se transforma en arbalète entre ses doigts. De l’autre, il prit une fiole de verre contenant un étrange gaz vert qui tournait sur lui-même, comme s’il était vivant et cherchait à s’échapper de son récipient. Il empoigna ensuite la clenche, mais la serrure résista.

« Division » ordonna-t-il en passant la main sur le mécanisme.

Ce dernier se brisa aussitôt et la porte céda devant lui. Avec confiance, il s’enfonça dans le sombre escalier. Au bout de quelques minutes, il entendit des exclamations et des rires. La prison ne devait plus être très loin. En effet, une dizaine de mètres plus tard, l’escalier s’ouvrit sur une grande salle circulaire. Les murs étaient creusés de multiples cellules fermées par de lourdes portes de fer portant un écriteau doré numéroté, avec juste une petite ouverture scellée par des barreaux sur la partie supérieure. D’autres couloirs s’enfonçaient encore plus profondément dans la prison.

Au centre de la pièce, se trouvait une grande table ronde autour de laquelle étaient attablés neuf soldats concentrés sur une partie de poker. Quelques regards curieux se tournèrent vers Sheamon à son arrivée.

Sans leur laisser le temps de réagir, ce dernier balança la fiole de verre au centre de la table. Ainsi libéré, le gaz vert se répandit aussitôt dans la pièce à la vitesse de l’éclair. Les soldats poussèrent des exclamations de surprise. Certains tentèrent de dégainer leur épée mais ils perdirent brusquement connaissance. Le somnorus, cette redoutable fumée soporifique, les retiendrait dans le monde des rêves pendant au moins six heures. Ce gaz, extrêmement volatile, était capable d’emplir un hangar et de s’évaporer en quelques minutes, faisant de lui une arme parfaite pour dégager rapidement des espaces confinés. Sa préparation était longue et coûteuse, mais il en valait la peine !

D’autres gardes, plus intelligents, se couvrirent aussitôt la bouche de leurs mains et tentèrent de s’échapper. Sheamon abattit les quatre fuyards à l’aide des carreaux anesthésiants de son arbalète. Il s’avança alors au cœur du brouillard vert sans aucune frayeur ; il avait déjà avalé l’antidote préparé par ses soins.

Tout en rechargeant son arme, le renégat s’accroupit doucement près de l’un de ceux qui ronflaient et s’empara des clés accrochées à sa ceinture. Le gaz commençait déjà à se dissiper.

L’une des portes attira son attention. Elle n’avait pas de numéro, contrairement aux autres. Or selon le plan, c’était là qu’étaient entreposées les affaires personnelles des détenus. Devait-il y cacher les gardes évanouis au cas où ? Sheamon décida que c’était inutile. A un poste aussi important, leur absence serait tout aussi suspecte qu’ils soient retrouvés évanouis ou non : la relève sonnerait immédiatement l’alarme dans les deux cas.

Sans perdre davantage de temps, il s’enfonça donc dans les couloirs de la prison, en s’orientant grâce aux portes numérotées. Il croisa quelques gardes faisant des rondes solitaires. Le renégat s’approchait discrètement derrière eux pour les neutraliser le plus silencieusement possible, avec sa magie ou son arbalète. Qu’ils n’eussent pas entendu les cris des autres gardes quand le somnorus s’était échappé n’avait rien d’étonnant. La prison était tout sauf silencieuse. Des bruits étranges semblaient provenir de certaines cellules ; une sorte de grattement régulier sur la pierre, un poème récité par une voix masculine… Quand il entendit le pas de Sheamon dans le couloir, l’un des détenus hurla qu’il allait l’égorger. D’autres le suppliaient de les libérer. Mais l’exorciste ne ralentit pas son rythme. La plupart d’entre eux étaient des criminels et méritaient leur place dans ce lieu. Il n’avait pas le temps de les différencier des innocents.

Au bout d’une dizaine de minutes, il arriva devant la porte numéro trois-cent-quarante-six. Curieusement, ce couloir était étrangement silencieux. Sheamon sonda les environs. Hormis le détenu dans la cellule en face de lui, il n’y avait personne d’autre dans ce secteur de la prison. Toutes les autres pièces étaient libres…

Sheamon ne croyait pas aux coïncidences. On avait délibérément isolé Jonas Perceval, sans doute à cause de ses pouvoirs. Soudain, une voix troubla le silence.

  • Pile à l’heure, ou presque ! s’exclama le prisonnier derrière la porte. Je ne voudrais surtout pas avoir l’air de te commander, mais si tu pouvais te dépêcher de me sortir de là je te serais vraiment reconnaissant, mon ami.

Le renégat se figea.

  • Pardon ? articulat-il avec stupéfaction.
  • Ecoute, Sheamon, reprit l’homme derrière la porte en poussant un soupir exaspéré. On pourrait passer des heures à discuter chiffons et recettes de grand-mère, mais on n’a pas beaucoup de temps. Or il en va de ta vie comme de la mienne…

Le renégat haussa les sourcils, plongé dans la consternation la plus totale. De nombreuses questions se bousculaient dans sa tête. Mais une chose était sûre, il ne s’était pas trompé de porte. L’ange déchu s’empara du trousseau de clés à sa ceinture. Il ouvrit la porte et pénétra dans la sombre cellule. Comme si l’ouverture avait déclenché un signal magique, le cristal d’eyra au plafond éclaira soudain la pièce.

Un homme portant un uniforme de prisonnier d’un gris terne se tenait adossé contre le mur, sur un vieux matelas sale et déchiré posé à même le sol.

Sheamon ressentit aussitôt son aura de démon. Il arborait des cheveux bruns bouclés et n’avait pas l’air d’avoir dépassé vingt-cinq ans, mais étant immortel, il était très difficile d’estimer son âge réel en se basant uniquement sur son apparence. Plutôt grand, il n’était pas vraiment musclé, assez maigre même. Son visage était régulier et fin, comme celui d’un prince charmant… Mais un prince charmant qui aurait perdu de sa superbe.

Pourtant, quelque chose dans son regard mit Sheamon en garde. Contrairement au sourire moqueur qu’il affichait, ses yeux d’émeraude scrutaient Sheamon avec attention. Le renégat était certain que le détenu, sous son apparence de séducteur, cachait une nature bien plus sombre… Comme s’il renvoyait sciemment une image plus présentable de lui-même pour pouvoir leurrer les gens. De grosses chaines argentées, clouées solidement au mur, étaient accrochées à ses poignets et ses chevilles. L’exorciste vit alors les runes gravées dans le métal et sentit les puissants enchantements bloquant la magie du prisonnier. Tous les détenus devaient avoir les mêmes.

Les chaines cliquetèrent bruyamment quand l’inconnu se releva. Il écarta les bras, comme s’il accueillait un vieil ami qui venait de refaire surface.

  • Sois le bienvenu chez moi, mon ami ! le salua-t-il avec une certaine ironie. J’imagine que si tu es ici et que tu ne m’as pas encore tué, c’est que tu as bel et bien reçu ma lettre. Ça fait un mois que je t’attends.

Mais devant le silence de Sheamon, Jonas s’empressa d’ajouter :

  • Oh, bien sûr je ne te fais pas de reproches ! Je sais, tu avais probablement des tonnes de choses à faire avant de venir me délivrer, mais ce n’est qu’un détail ! Au moins tu es venu, et…
  • Comment me connais-tu ? le coupa Sheamon, implacable.

Le détenu haussa les sourcils.

  • Tu m’étonnes mon ami. Je pensais que tu aurais effectué quelques recherches sur moi avant de venir me rendre visite.
  • Je sais que tu prétends être un devin… Mais, pour l’instant du moins, je n’ai aucune preuve tu pourrais en être un.

Le sourire de Jonas disparut brièvement.

  • Tu ne prends pas de détours, dis-donc, constata celui-ci en affectant un air blessé. Pourtant n’ai-je pas prédit que tu viendrais me voir un mois à l’avance ? N’est-ce pas une preuve suffisante ?
  • Tu aurais pu aussi prédire ton emprisonnement et trouver un moyen de l’éviter, rétorqua Sheamon.

Jonas grimaça. Il se gratta le cou avec sa main droite. Le regard de l’exorciste s’attarda sur le dos de celle-ci, sur laquelle était tatoué l’emblème du loup. Il n’y avait plus aucun doute sur son identité.

  • C’est difficile d’expliquer ça à d’autres, commença le prisonnier. La plupart du temps, les gens pensent que le futur est une ligne droite. Ce serait comme un livre dont il suffirait de sauter quelques pages pour découvrir la suite. Or c’est bien plus complexe. Imagine le temps comme un arbre immense : le passé, c’est le tronc, et les branches sont le futur. Nous, nous sommes dans le présent, c’est-à-dire entre les deux. Il y a autant de futurs possibles que de branches, tu comprends ? Or l’arbre ne cesse de grandir. Donc, suivant les choix et les actes qui seront ou ne seront pas mis en œuvre, ce sera tel ou tel futur qui se réalisera. Il n’y a que le passé qui soit inscrit dans le marbre.
  • Ça ne m’explique toujours pas pourquoi tu as été capturé, devin.
  • J’y viens, j’y viens. Je suis arrivé avec Lutécia avec l’intention de me servir de mon pouvoir pour gagner de l’argent, beaucoup d’argent. Et j’ai pas mal réussi, si bien que je me suis fait bannir des deux casinos où je suis allé. C’est là que les choses ont mal tourné. J’ai comme qui dirait un peu trop dépensé mon argent pour passer du bon temps. La rumeur que je pouvais voir l’avenir m’a attiré de nombreux clients qui me payaient tout ce que je voulais. C’était le bon temps… Le problème, et je me maudis encore pour cela, c’est que je n’ai pas su m’arrêter. Dorkos m’a approché. Il voulait que je travaille pour lui : il avait de grands projets, je devais fortune en l’aidant… mais tu connais déjà l’histoire. Sa proposition m’a… intéressé. Je pensais qu’il n’était qu’un petit opportuniste dont je pourrais me servir pour devenir plus riche. Donc j’ai lu son avenir mais… ce que j’y ai vu lui a déplu. Il m’a alors supplié de lui révéler comment en changer le cours, sauf qu’en étudiant son avenir, j’ai compris qui il était… et ce genre de type mérite ce qui va lui arriver. Donc j’ai refusé, d’où sa colère. Il m’a accusé de mentir, il a hurlé qu’il me ferait torturer… Je m’en suis moqué parce que je me croyais à l’abri grâce à mon pouvoir.

Le « devin » marqua une pause, et son expression s’assombrit.

  • Le problème, c’est qu’il n’a pas tenté de m’assassiner. En réalité c’est moi qui suis venu à lui. J’ai été contacté par un conseiller municipal proche du maire, dont la fille avait été kidnappée. Il avait reçu un mot de son ravisseur qui voulait faire pression sur lui et il requérait mes service pour l’aider. J’ai donc utilisé mes pouvoirs et je me suis vu arracher la victime de l’entrepôt du Tisserand : j’ai alors compris que Dorkos était le coupable. Cela m’a énervé, et donc j’ai… directement foncé la récupérer sans préparer un vrai plan d’action, certain qu’avec ma seule vision j’y parviendrai. J’ai effectivement réussi à libérer la gamine, mais les hommes de Dorkos m’ont poursuivi. Il y a eu une bagarre ; et en arrivant sur les lieux, la milice a arrêté tout le monde.
  • Tu as risqué ta peau pour une enfant ? s’étonna Sheamon. Tu n’as pas l’air d’être du genre héroïque, pourtant.

Jonas cracha par terre avec mépris.

  • Ce n’est pas une question d’héroïsme ! affirma-t-il en regardant pour la première fois Sheamon avec le plus grand sérieux. Je suis peut-être un arnaqueur, mon ami, mais moi, je ne m’en prends pas aux enfants ! Cet immonde Dorkos méritait une balle dans la tête et sa lâcheté me répugnait. Je n’en ai peut-être pas l’air, mais j’ai tout de même un minimum de sens de l’honneur !

Une sombre colère brillait dans ses yeux. Avait-il vécu un évènement semblable durant son enfance ? Indiscutablement, sa fureur n’était pas feinte. Sheamon partageait également son ressenti sur le Tisserand. Lui aussi avait dû se faire violence pour ne pas étrangler Dorkos. D’ailleurs, s’il avait su qu’il gardait une fillette en otage, le gobelin aurait fini dans l’estomac de Ryku.

  • Quand j’étais sur le point de me faire capturer, reprit son interlocuteur après s’être calmé, j’ai utilisé mes pouvoirs magiques pour aller aussi loin que possible dans le futur, afin d’essayer de trouver une échappatoire avant qu’ils me privent de magie. Et je t’ai vu ouvrir la porte de ma cellule en me disant ton nom d’emprunt, Nikolaï Florenta. Après, la vision n’est pas très claire mais tu m’as libéré et on s’est serré la main pour conclure un accord. Bref, on est devenu amis. C’est d’ailleurs pour ça que je me suis rendu sans résistance à la milice. Ils n’auraient pas hésité à me tuer (ou du moins à me casser quelques os) si j’avais résisté. Ce qui ne m’a pas empêché d’être condamné pour kidnapping d’enfant.
  • Comment est-ce possible alors que tu étais innocent ? s’étonna Sheamon. Les parents de la fille n’ont pas témoigné pour toi ?
  • Ce procès était une mascarade ! s’esclaffa Jonas, pince-sans-rire. Il s’est déroulé à huis-clos et il n’y avait que le maire pour me juger et mes gardes pour me tenir en place ! Dès qu’il a su que j’avais été arrêté, Thénardier a fait pression sur tout le monde pour étouffer les témoignages et pouvoir me condamner à une lourde peine. Il ne savait pas ce qu’il s’est vraiment passé, et je doute d’ailleurs qu’il en ait eu quelque chose à faire, parce que cela lui a permis de m’avoir sous sa coupe. Le maire a tenté de me faire chanter : il voulait que j’utilise mes pouvoirs uniquement pour lui en échange de ma liberté. J’ai refusé parce que je savais que tu viendrais me libérer, et que l’appétit du maire était difficilement contentable... Il est trop avide pour son propre bien, il n’aurait jamais accepté de me relâcher. Bref, depuis je suis enfermé ici, isolé des autres détenus jusqu’à qu’à ce que j’accepte de coopérer. J’ai quand même réussi à me lier d’amitié avec un des gardes. A défaut de pouvoir utiliser la magie, j’ai une excellente mémoire, et j’avais encore en tête quelques numéros de loterie qui pouvaient servir. Je lui ai donné l’information ; en échange, il m’a apporté du papier et une plume pour que je puisse t’écrire cette lettre qu’il m’a promis de déposer au Primera.
  • Comment savais-tu que je logeais-là bas ? l’interrogea à nouveau le renégat.

Jonas esquissa un sourire.

  • Je l’ai deviné, bien sûr. Amalia Da Silva est ici, non ?

Sheamon haussa les sourcils, feignant la surprise, mais les doigts soudain crispés sur son arbalète.

  • Qui est-ce ?
  • Oh, inutile de jouer à ce jeu-là avec moi, mon ami. Elle faisait partie de ma vision. Nous allons la rencontrer tout à l’heure, je l’ai vue dans le futur. Et il est évident que tu es proche d’elle. Elle t’appelait Sheamon, pas Nikolaï, elle. C’est tout ce qu’il me fallait. Même de ma prison, j’ai entendu la rumeur de ta présence à Lutécia. Mon ami le garde m’a aussi montré l’affiche qui annonce la prime sur ta tête. Tu vaux cher d’ailleurs, je ne sais pas si tu es au courant… et au passage, le portrait qu'ils ont fait ne te rend guère justice ! Mais bref, c’est ainsi que j’ai compris que toi et Nikolaï ne faisiez qu’un, et où tu logeais. Personne ici n’ignore qui est Amalia Da Silva.

Le renégat observa un instant le devin avec suspicion. Il avait examiné attentivement Jonas pendant qu’il parlait, mais aucun des gestes de celui-ci n’avait trahi la moindre nervosité ou laissé soupçonner un trouble quelconque : juste sa profonde haine envers Dorkos. Il ne paraissait pas mentir. Pire, son histoire concordait parfaitement avec la réalité. Mais n’était-ce pas justement ce que Sheamon voulait entendre et ce que le devin voulait qu’il crût ? Sheamon était certain que Jonas Perceval était très habile avec les mots.

Ce dernier s’aperçut des doutes de son sauveur :

  • D’accord, je sais très bien que cela sonne un peu comme une histoire inventée de toutes pièces par un détenu qui veut se faire la belle… Mais écoute, Sheamon… je peux t’appeler Sheamon ?
  • Non.
  • Le problème, Sheamon, c’est qu’il nous manque le temps de bavarder. Que dirais-tu de me libérer de ces satanées entraves pour que je puisse te prouver que je dis la vérité ?
  • Tu aurais pu tout aussi bien révéler la vérité à Thénardier, reprit Sheamon. Je doute que le maire aurait pardonné une telle infraction au gobelin. Dorkos aurait été jeté en prison.

Cette fois, Jonas eut un sourire désabusé.

  • Et qu’aurait-il pu faire pour moi ? répliqua-t-il. Le maire m’aurait aussitôt réduit au silence. Il a si souvent protégé le Tisserand que, si la culpabilité de ce dernier venait à éclater, Thénardier perdrait la face. Sans parler du fait que Dorkos détient aussi des secrets sur lui. Il pourrait s’en sortir, bien sûr, mais sa carrière politique serait finie, lui qui tient à gouverner Lutécia pour l’éternité... Cependant tu as raison, et c’est pourquoi le Tisserand n’abandonnera pas l’idée de me tuer. Tant que je suis en vie, il y a un risque que ses manigances soient découvertes : au mieux, il perdrait la confiance du maire ; au pire, il serait jeté en prison, déchu de tout ce qu’il possède. Il veut donc rapidement réduire au silence celui qui connait la vérité. Et puis je pense que ce que je lui ai révélé le terrifie, au point qu’il croit sans doute pouvoir briser ma prédiction en me tuant… Tu as dû remarquer que le gobelin est assez instable.

L’exorciste garda le silence. Cela expliquait pourquoi Dorkos voulait à ce point éliminer Perceval. Au-delà d’une vengeance personnelle, c’était la vie même du Tisserand qui était en jeu. Mais bien qu’il sentît que le détenu lui avait probablement révélé la vérité, Sheamon restait quand même méfiant. Le démon recelait probablement encore beaucoup de secrets…

Toutefois Sheamon n’avait tout simplement pas le temps d’approfondir ses impressions sur Jonas. La fête ne durerait pas éternellement et pratiquement une heure s’était déjà écoulée depuis le début des festivités. Lady Viviane et le Révérend Maxwell ne tarderaient pas à arriver. Il devait donc en finir le plus rapidement possible.

  • Très bien, devin, déclara-t-il en se redressant. Je te crois. Tu m’as prouvé que tu disais la vérité. Maintenant répond-moi sincèrement ; tu sais que je cherche à quitter Lutécia, et tu as dit dans ta lettre que j’échouerai sans toi. Dis-moi pourquoi. Mais soit convaincant parce que sinon, je te laisse ici pour m’avoir fait perdre du temps qui, je pense que tu l’as deviné, est précieux.
  • Rien de plus simple, répondit Jonas. Je suppose que tu es déjà au courant, mais quel que soit le marché que tu as conclu avec Dorkos, il va te trahir. Pas besoin d’être devin pour te prédire ça. A l’heure qu’il est, il a probablement déjà un plan pour se débarrasser de toi et te vendre au plus offrant.
  • Je le sais, déclara Sheamon. Mais cela ne veut pas dire que je suis obligé de t’aider pour autant.
  • Oh, allez, tu ne vas pas laisser un innocent moisir en prison quand même ? rétorqua aussitôt Jonas en se redressant avec un sourire charmant. Et tu vas avoir besoin de moi, mon ami, je te le garantis. Je me défends assez bien et je vois le futur, ce qui est plutôt utile pour voler le sceau du maire et franchir les portes de Lutécia. En plus, nos objectifs concordent : tu veux aller en Enfer et moi aussi. Mais on n’y arrivera pas l’un sans l’autre. Bien sûr, tu pourrais continuer ta route en me laissant ici. Après tout, tu as déjà un plan, non ? Mais s’il se produisait le moindre imprévu, un seul grain de sable dans la machine… Tu risques probablement de le payer très cher. Avec moi en revanche, tu sauras déjà ce qui t’attend. Une fois hors de Lutécia, chacun reprendra sa route après de déchirants adieux. Qu’en dis-tu, mon ami ?

Sheamon hésita. Jonas ne paraissait pas lui avoir menti, cependant il ne lui avait pas tout dit non plus… Mais lui-même avait des secrets qu’il ne révèlerait jamais au premier venu, et l’histoire et les motivations de Jonas n’étaient pas son problème. Ce qui importait à l’heure actuelle, c’était ce que le devin pouvait lui apporter. Et voir le futur était un atout non négligeable…

Sheamon prit sa décision. Il lança le trousseau de clés à Jonas, qui l’attrapa au vol et s’empressa de défaire les chaînes de ses poignets avant de s’attaquer à ses chevilles.

  • Si tu cherches à me trahir…commença Sheamon en prenant un ton menaçant.
  • Aucun risque ! assura Jonas. Comme je te l’ai dit, j’ai entendu des choses sur toi. Et je ne suis pas fauché au point de m’attaquer à l’homme qui vaut un million d’inferis…

Il se releva et s’épousseta brièvement. Puis il afficha un sourire éclatant en tendant la main à Sheamon.

  • Content qu’on ait pu trouver un accord, partenaire !

A suivre...

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