Chapitre 17 : L'éveil, Partie 3

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Triss se trouvait dans sa chambre au quatrième étage de l’Hôtel de Ville, observant l’allée centrale du Quartier Umbrella, où de nombreux passants se promenaient en observant les boutiques avec enthousiasme. C’était un matin d’été sensé être particulièrement chaud, mais la toiture magique qui protégeait le quartier des rayons du soleil reflétait un ciel grisâtre et le climat était bien plus frais qu’à l’extérieur. Tout le monde semblait heureux, constata-t-elle d’un air maussade et envieux.

C’est alors que la porte de sa chambre s’ouvrit et Triss tourna la tête juste à temps pour apercevoir Marco, Stella, Vanessa et Romy entrer en trombe.

  • Triss ! la salua Marco, très jovial avant de devenir brusquement soucieux en découvrant l’expression peinée de son amie. Tu en fait une tête…
  • A qui le dis-tu ? grommela Triss avec mauvaise humeur. C’est mort pour le feu d’artifice. Mon oncle m’a consignée dans ma chambre. Il ne me laissera pas quitter l’Hôtel de Ville, et encore moins le quartier… Ernold a été prévenu, donc il ne va pas me laisser passer.
  • On s’en doutait quand on ne t’a pas vue ce matin, déclara Stella en lui prenant la main avec un air désolé. Et puis, en arrivant ici, les gardes nous ont informés que tu n’avais le droit de voir personne.
  • Je suis même étonnée que vous ayez pu rentrer, acquiesça sombrement Triss.
  • Normalement on ne devrait pas être là, admit Romy avec un sourire légèrement narquois. Il a fallu qu’on supplie Philippa. Elle a fini par céder, sûrement parce que ton oncle est absent.
  • Mais nous n’avons le droit de te voir que cinq minutes, précisa Vanessa.

Triss baissa la tête, ne cachant pas sa déception. Une importante fête allait se dérouler à Florence. Les humains allaient faire exploser des feux d’artifice au-dessus de la ville, qui serait en liesse pendant toute la nuit. Ses amis et elle avaient prévu de se mêler à la foule, et même de lancer leurs propres feux d’artifices, achetés à prix d’or à Salvani, le célèbre marchand du Bazard d’Umbrella. C’était chez lui qu’on pouvait trouver ce qui se vendait dans le monde humain. Il suffisait de lui passer commande, et il se procurait la marchandise convoitée en quelques jours seulement ; mais ses services avaient un prix. Pour acheter les feux d’artifice, les cinq amis avaient dû économiser longtemps dans la perspective de cette soirée. Stella avait même confié à Triss qu’elle espérait profiter du spectacle pour avouer son amour à Marco, et elle comptait sur son soutien moral…

  • Tu ne peux pas rater la fête ! déclara cette dernière en lui lançant un regard résolu.
  • Dis-ça à mon oncle ! répliqua Triss, aussi dépitée que son amie.

Elle ne feignait pas sa déception. Elle qui avait rarement l’occasion de quitter l’Hôtel de Ville, et encore plus le quartier, s’était fait une véritable joie de cette soirée. Dans ce but, Triss avait étudié sans compter, et ses professeurs particuliers ne tarissaient pas d’éloges devant ses progrès fulgurants. Elle espérait donc que son oncle, au vu de sa conduite remarquable, l’autoriserait à suivre ses amis.

En vain. Oncle Sirius s’était montré inflexible. C’était trop dangereux pour elle… Pourtant, cela n’aurait pas été une nouveauté ! Maintenant qu’elle était plus grande, il lui arrivait assez souvent de se laisser attendrir et de l’autoriser à sortir à condition qu’elle restât près du Quartier Umbrella et qu’elle prît au moins trois gardes avec elle pour la surveiller de loin ! Or, ce jour-là curieusement, son oncle s’était montré très ferme. Elle n’avait trouvé aucune explication convaincante sur cette soudaine dureté à son égard… La jeune fille ne comprenait tout simplement pas quelle mouche l’avait piqué.

  • On a eu une idée… commença Marco d’un ton espiègle, l’arrachant à ses sombres pensées.

Triss releva la tête en haussant les sourcils d’un air interrogateur.

  • Mon père doit quitter le quartier pour une semaine ce soir, poursuivit-il. Il emmène avec lui toute une cargaison de parchemins à livrer à Naples. Il a loué un camion humain spécialement pour ça. On devait l’accompagner tous les quatre jusqu’à ce qu’il quitte Florence. Ton oncle a déjà donné son accord et Ernold ne devrait pas inspecter la marchandise de trop près. Tu pourrais te glisser au fond de la remorque avec la cargaison…
  • Une fois hors d’Umbrella, tu t’échappes en douce : et comme ça nous pourrons faire la fête toute la soirée ! termina Stella, les yeux brillants.

Triss sentit son cœur se gonfler d’espoir, avant de retomber aussitôt.

  • Mais je ne peux pas quitter l’Hôtel de Ville… marmonna-t-elle avec dépit.
  • Et depuis quand ça t’arrête ? l’interrogea Romy. Tu as déjà réussi à semer tes gardes et à faire le mur plus d’une fois ! Quand ils réaliseront que tu n’es plus là, il sera trop tard !

C’était vrai. Par défi, elle était déjà parvenue à leur échapper, mais une fois cela avait mis son oncle dans un tel état de panique qu’il était lui-même parti à sa recherche, mobilisant tous ses contacts au sein de Florence pour la retrouver. Et il en avait beaucoup. La jeune fille avait été rapidement retrouvée, au grand soulagement de Sirius. Triss s’était sentit honteuse de l’avoir ainsi inquiété et n’avait plus osé recommencer. Elle ne sortait plus qu’avec sa permission.

  • Oui mais… commença-t-elle à objecter. Mon oncle le saura forcément et il sera vraiment en colère.
  • Ça lui fera peut-être comprendre que tu n’es plus une enfant et qu’il doit apprendre à te lâcher un peu la main ! lança Stella en balayant ses objections d’un geste agacé de la main. En plus, nous n’irons pas très loin, alors…
  • Et c’est l’occasion du siècle ! renchérit Marco, tout sourire. Ça vaut le coup de tout risquer pour ça, non ?

Triss considéra un instant ses amis. C’était vrai, cette soirée comptait beaucoup à ses yeux. Elle chérissait tout ce qui lui permettait d’échapper à cette prison dorée où son oncle la maintenait… pour son propre bien, se justifiait-il ! Et cette sortie avec ses amis, elle l’avait attendue si longtemps… Cela méritait bien de risquer la colère de Sirius, non ?

Pourtant, quelque chose l’empêchait de franchir le cap. Triss éprouvait de la répulsion à l’idée de trahir son oncle, malgré toute l’injustice dont elle était victime. Elle l’aimait beaucoup et savait que ce dernier était prêt à tout pour son bonheur. Quand elle avait bravé son interdiction la première fois et qu’il l’avait retrouvée, Sirius l’avait serrée dans ses bras avec soulagement, plus terrifié à l’idée de la perdre plutôt qu’en colère contre sa fugue. L’idée de devoir lui causer une nouvelle fois cette même peine l’inondait déjà de culpabilité…

Mais une occasion pareille ne se représenterait sûrement pas avant des années ! Elle ne pouvait pas laisser passer cette chance. Du reste, Stella avait raison. Elle n’était plus une gamine, et il était temps pour son oncle de s’en rendre compte !

Triss esquissa un sourire.

  • Ça marche, se décida-t-elle avec conviction.

Soudain, le temps parut se figer et Triss sentit la température chuter brusquement, comme si l’hiver s’était installé en l’espace d’une seconde dans sa chambre. Un rire féminin étrangement familier retentit, tel un coup de tonnerre menaçant. La pièce et ses amis se brouillèrent avant de disparaitre comme un mirage, et Triss se retrouva dans un immense espace blanc s’étendant à perte de vue. Elle constata avec stupeur qu’elle tenait sa rapière dans la main. Comment était-elle arrivée là ?

  • Ce n’est pas le choix que tu as fait, ricana la voix méprisante dans son dos. Prise de remords à l’idée d’affronter la peine de ton oncle, tu as préféré rester chez toi plutôt que de faire le mur avec tes camarades. Ensuite, tu as été droguée par Oncle Sirius, confiée à Sheamon et tu as ainsi échappé à la destruction du Quartier Umbrella.

Effrayée, Triss se retourna mais ne vit personne.

  • Et quand bien même tu aurais suivi tes amis, cela n’aurait rien changé, ou si peu… poursuivit la voix, impitoyable. Tu aurais été capturée par Forlwey et les habitants d’Umbrella, tes amis compris, auraient été exécutés. Enfin… ils auraient peut-être évité la souffrance de la torture, mais à peu de choses près, le résultat aurait été le même.
  • Montrez-vous ! rugit Triss. Qui êtes-vous ?!

Nouvel éclat de rire.

  • Moi ? questionna la voix, amusée cette fois. Tu ne l’as pas encore compris ? Je suis forte et tu es faible. Je suis intelligente et tu es naïve. Je suis impitoyable et tu es pitoyable. Pour faire simple…

Une silhouette apparut devant elle. Triss se rendit alors compte avec stupéfaction qu’il s’agissait d’elle-même, sans être vraiment elle… La nouvelle Triss affichait en effet une férocité et une aura de puissance qu’elle-même ne possédait pas.

  • Je suis Triss Nocturii, tu es Triss Aleyran ! acheva son double en esquissant un sourire démoniaque.

La jeune fille resta figée par la stupeur. Lentement, elle fit un pas en arrière et leva son épée, ce qui ne fit qu’accentuer le sourire cruel de son double.

  • Oh, tu as peur de moi ? remarqua celle-ci avec un plaisir non dissimulé. C’est normal, j’imagine. Après tout, je reste la vérité que tu ne peux ignorer, celle que tu es vraiment… Celle qui est appelée à te remplacer.
  • Comment ça ? l’interrogea Triss, sur ses gardes.

Triss Nocturii dévoila ses canines effilées de vampire.

  • C’est dans l’ordre des choses, non ? Le fort remplace le faible. Ainsi va la vie !
  • Je ne suis pas faible !
  • Oh, vraiment ? susurra Triss Nocturii. Alors rappelle-moi ce que tu as accompli… As-tu réussi à protéger Umbrella de sa destruction ?

Sa voix se fit soudain dure et coupante comme de l’acier tandis que ses yeux écarlates brillaient de cruauté.

  • NON ! répondit-elle à sa propre question.

Triss eut brusquement l’impression qu’une lame venait de lui transpercer le ventre. La rapière lui tomba des mains, tandis qu’elle s’effondrait à genoux hébétée, sa culpabilité se transformant en une douleur atroce la brûlant de l’intérieur. Triss Nocturii poursuivit impitoyablement :

  • As-tu vaincu Meira Lynn ? NON ! As-tu échappé aux anges par toi-même ? NON ! T’es-tu rendue utile lors de l’infiltration de la forteresse ? NON ! As-tu prévu la trahison de Philippa ? NON ! As-tu sauvé tes amis ? Encore et toujours, NON !

A chaque négation, une nouvelle pointe déchirait Triss, ajoutant à sa souffrance, alors que les souvenirs ressurgissaient inexorablement. La jeune fille était submergée par un raz-de-marée de douleur qui ne semblait pas vouloir la lâcher.

  • Assez… balbutia-t-elle.

Triss Nocturii éclata de rire.

  • Et tu te prétends forte ? ricana-t-elle de nouveau. Tu n’as absolument rien réussi par toi-même ! Sans Sheamon, tu aurais été capturée dès le début. Tu as été assez naïve pour tomber dans le piège de Philippa, malgré tous les indices sous ton nez ! Mais tu ne pouvais même pas concevoir l’idée d’être trahie ! Et où cet aveuglement t’a-t-il conduite ? Philippa t’a dupée, le Quartier Umbrella est détruit, Oncle Sirius est mort et tes amis aussi ! Tout ce que tu voulais protéger n’existe plus. Tu n’as été qu’un poids mort… Ta naïveté est criminelle, tant elle a causé de morts et de souffrances !

Des larmes se mirent à couler sur les joues de Triss, tandis qu’elle contemplait le sol avec désolation. Elle était incapable de répliquer. Elle ne disposait d’aucun argument pour sa défense. Tout était vrai. Triss n’avait jamais été forte. Elle avait toujours eu besoin d’aide. Par sa seule faute, le monde s’était écroulé autour d’elle sans qu’elle pût y remédier un tant soit peu…

Et cette vérité-là devint la pire des souffrances à endurer.

C’est alors que des mains effleurèrent son visage et lui firent doucement redresser la tête. Triss croisa le regard de Triss Nocturii, qui l’observait avec une expression quelque peu adoucie.

  • Tu es faible Triss, lui dit-elle néanmoins, avec une certaine perfidie. Mais tu peux devenir forte. C’est pour ça que je suis là… Tu veux être forte ?

La jeune fille sentit l’espoir revenir en elle. Cette autre Triss, qui paraissait si sûre d’elle et si puissante… Allait-elle l’aider ? Pourrait-elle un jour lui ressembler ? Pourrait-elle… éviter de subir encore et toujours les évènements en spectatrice, totalement impuissante ?

Sans savoir pourquoi, Triss eut soudain envie d’accorder sa confiance à son interlocutrice. Imperceptiblement, la jeune fille hocha la tête. Le sinistre sourire de Triss Nocturii s’accentua.

  • Dans ce cas, je vais t’aider. Il te suffit juste pour cela de me laisser une petite place dans ton cœur, susurra-t-elle. Ne rejette pas tes origines, accepte-les ! Libère ta colère… et sers t’en pour écraser tes ennemis.

Comme si ces paroles avaient ouvert les vannes d’une énergie infinie enfouie au plus profond de son être, la douleur qui la tiraillait de l’intérieur s’évanouit subitement. La colère balaya sa tristesse et sa culpabilité, remplissant son âme d’une soif de violence, sanguinaire et brutale, des sensations d’une intensité encore jamais ressentie auparavant... Parallèlement, Triss se sentit devenir différente… puissante, en fait.

Plus puissante qu’elle ne l’avait jamais été.

  • Que veux-tu plus que tout, Triss ? lui demanda son double, en se délectant manifestement du changement qui s’opérait chez son interlocutrice.

Philippa, les shinobis, Forlwey, les Nocturii et même sa mère, Némésis… Tous ces noms lui revinrent en mémoire.

  • La vengeance… murmura- t-elle. Je veux les tuer. Je veux tous les tuer…
  • Et tu en as le pouvoir. Tu peux bouger ?
  • Oui…
  • Si tu peux bouger, tu peux te battre, affirma Triss Nocturii en plantant son regard dans celui de la jeune fille en transe. Et si tu es capable de te battre, alors tu es en mesure de te venger. Tu sais ce qu’il te reste à faire, n’est-ce pas ?

Le monde parut brusquement se fissurer autour de Triss, avant d’éclater en morceaux, la plongeant brutalement dans un océan d’obscurité. Mais elle ne s’en aperçut même pas, trop hypnotisée par les paroles de son double, dont l’image s’évanouit devant elle aussi soudainement qu’elle lui était apparue. La jeune fille esquissa un sourire cruel, le même qu’arborait auparavant Triss Nocturii. La voix de cette dernière retentit une dernière fois, perfide, funeste, mais tellement attirante… et elle venait de sa propre bouche :

  • Tue-les tous !

Triss ouvrit alors les yeux sur le monde réel. Elle était toujours plaquée au sol par Tuesday. Mais elle ne sentait plus la douleur. Autour d’elle, des éclats de voix et des explosions lui apprirent que les shinobis affrontaient apparemment un autre ennemi. Mais les sons lui paraissaient brouillés, comme déformés… La prise de Tuesday se desserra soudain légèrement, lui laissant la possibilité de bouger sa tête.

Son regard se braqua vers le corps de Romy et la mare de sang qui maculait le sol. Triss sentit alors une soif brûlante l’envahir, une irrépressible envie de boire ce sang. Elle lapa lentement le liquide écarlate…

Et sentit alors exploser sa puissance.

***

Quelques minutes plus tôt…

Philippa s’aperçut que Triss avait perdu conscience. La gamine s’était évanouie dès que son ami avait rendu l’âme. Elle contempla le carnage avec dégoût. Au moins, son maitre serait content... Il ne restait désormais plus que deux survivants du massacre d’Umbrella : elle-même et Triss. Les exorcistes, les anges et les démons n’apprendraient jamais la vérité. Quand ils se rendraient compte de l’existence de la jeune fille, cette dernière serait déjà au Royaume Submergé, hors d’atteinte. La mort de ses amis avait brisé Triss, comme l’avait escompté le seigneur Forlwey et le voulait Némésis. Elle serait facilement manipulable, désormais.

Le triomphe du nosferatu était total.

  • Fais attention à ne pas la blesser davantage, ordonna Philippa à Tuesday. Elle en a suffisamment pris.

Elle s’adressa ensuite aux vampires autour d’elle.

  • On quitte la place.

Normalement, les miliciens devaient toujours être occupés à mater les diverses émeutes déclenchées par les mercenaires. Néanmoins, ils auraient probablement bientôt fini, et les combats aux portes de l’Enfer n’avaient aucune chance d’être passés inaperçus. Philippa et ses congénères devaient donc s’enfuir avant l’arrivée imminente des soldats. Inutile d’attendre le groupe dirigé par le Tisserand envoyé pour arrêter Wave. Si ces derniers avaient réussi, ils quitteraient la ville par leurs propres moyens. Sinon, ils étaient déjà morts…

Sur l’ordre de Philippa, Thénardier avait fait fermer la rame de métro qui remontait jusqu’au réseau humain, permettant ainsi d’atteindre rapidement la Surface et de se mêler facilement à la population mortelle. C’était le passage que les shinobis avaient emprunté pour pénétrer à Lutécia. Et c’était par ce même chemin qu’ils s’en échapperaient et se disperseraient dans la capitale française pour semer leurs poursuivants.

  • Et pour les survivants ? lui demanda l’un des soldats.
  • Vous ne les avez toujours pas tués ? rétorqua Philippa.

Toute personne saine d’esprit aurait tremblé devant cet accès de colère subite. Mais le shinobi resta impassible.

  • Nous attendions votre ordre, répondit-il avec indifférence. Les canons sont prêts à tirer.

Philippa jeta un coup d’œil en direction du cercle de flammes, au centre duquel elle distingua l’homme qui avait tenté de protéger Triss, son tigre et le monstre qui avait essayé de la capturer. Ils formaient ensemble un tableau bien étrange…

Mais elle se détourna. Ramener Triss au maitre était sa seule priorité. Elle savait parfaitement qu’il suffisait d’un simple grain de sable pour enrayer une machine bien huilée, donc mieux valait ne pas tenter le diable.

  • Tirez, ordonna-t-elle au shinobi, qui leva la main pour adresser un signe à ses camarades manipulant l’un des énormes canons, pointés en direction des trois résistants.

Mais alors que l’un d’entre eux allait actionner la pièce d’artillerie, une détonation retentit. Le shinobi tomba brusquement en arrière. Ses camarades le regardèrent avec stupéfaction. Puis une autre balle claqua et un second vampire s’écroula.

Un troisième projectile atteignit cette fois celui qui avait questionné Philippa, et il s’écroula à ses pieds. Celle-ci se pencha sur le corps pour examiner la blessure sur la poitrine du cadavre. Sans hésiter une seule seconde, elle plongea les doigts à l’intérieur du corps, d’où elle retira une balle argent qui lui brûla aussitôt la peau, dégageant de la vapeur à son contact.

Philippa lâcha le projectile en poussant un grognement de répulsion. De l’argent, un métal nocif pour les vampires. En plein cœur, la mort était pratiquement instantanée. Leur ennemi savait ce qu’il faisait. Serrant les dents, elle tourna la tête vers la zone d’où semblaient provenir les coups de feu.

L’espionne le repéra enfin sur le toit d’un bâtiment : un homme habillé en vert, tenant entre ses mains un redoutable fusil de précision. En un éclair, la quasi-totalité des shinobis présents se retournèrent vers lui. La commandante se fraya un chemin parmi ses soldats en levant le poing pour que ses hommes remarquent son signal. Ceux qui avaient des arcs visèrent aussitôt le nouveau venu.

  • Mes salutations ! déclara ce dernier, impassible devant un tel accueil. Mon nom est Jonas Perceval ! Oui, vous avez bien entendu, c’est l’illustre Jonas Perce...
  • Jamais entendu parler, le coupa Philippa d’un ton sec.

Son interlocuteur parut décontenancé. Il regarda celle-ci avec un mélange de stupeur, de tristesse et de colère, comme s’il ne parvenait pas à croire qu’elle eût osé interrompre sa présentation. Mais Jonas Perceval retrouva bien vite son attitude désinvolte.

  • Eh bien, c’est une chance pour vous de me rencontrer enfin, gente dame ! répliqua-t-il d’un ton assuré. Je suis navré d’interrompre une affaire qui de toute évidence ne me concerne pas, mais je serais extrêmement peiné si vous enleviez cette jeune fille. Si vous pouviez me la remettre sans faire d’histoire…

Il désigna d’un signe de tête le démon et les deux monstres qui l’observaient avec stupeur.

  • Ah, et ce sont également mes amis, précisa-t-il. C’est pourquoi j’apprécierais…
  • Je ne te connais pas, rétorqua la lamia d’un ton sec. Et tu n’es absolument pas mon ami !

Le sourire de l’homme se figea.

  • Allons ma jolie… commença-t-il.
  • Ne m’appelle pas ma jolie ! Il n’y a personne d’autre que mon maître dans mon cœur !
  • D’accord, d’accord, obtempéra le tireur avec mauvaise humeur. Apparemment, il y a ici certaines personnes qui ne savent pas lire l’ambiance… Alors on va faire plus simple ; j’ai besoin de la fille que votre géante de métal tient entre ses mains. Sinon, je risque de me faire tuer par un type peu recommandable, et il ne plaisante pas…
  • Tu va mourir de toute manière, rétorqua Philippa.

Jonas esquissa un sourire confiant et l’espionne eut cette fois l’impression qu’il n’était pas feint.

  • Ce serait le cas si j’étais venu seul, répondit-il avec la même tranquillité exaspérante qui donnait à celle-ci l’envie de lui briser la nuque. Mais le hasard fait bien les choses… Car on dirait que je ne le suis pas…

Il claqua des doigts et l’espionne se tendit, observant autour d’elle avec méfiance… Mais rien ne se produisit. Tous les regards se tournèrent alors vers Jonas, qui sembla un instant aussi surpris qu’eux.

  • Mauvais timing, désolé, s’excusa-t-il alors en claquant à nouveau des doigts. Je voulais dire, maintenant !

Philippa perçut soudain un danger imminent et se jeta en arrière juste avant qu’une boule de feu n’éclatât devant elle. Elle tourna la tête vers l’ouest, d’où provenait le projectile magique. Une trentaine d’anges aux ailes immaculées atterrirent sur le toit d’un bâtiment dans un mouvement d’ensemble parfaitement discipliné. Ils étaient tous affublés de vêtements de voyage poussiéreux, mais leurs armes étaient incontestablement d’excellente facture.

L’un d’entre eux, un homme robuste arborant des cheveux grisonnants et une longue barbe, tendit les bras devant lui. Une lumière verte illumina lentement l’espace entre ses paumes, avant de laisser apparaître ce qui semblait être une arme de tir massive translucide, dont le canon tournait sur lui-même en grondant tel un fauve prêt à charger.

Philippa sentit le danger. Sans réfléchir davantage, elle attrapa le shinobi le plus près d’elle par la nuque et, de sa force surhumaine, le brandit devant elle en guise de bouclier vivant.

La machine de guerre s’actionna dans un rugissement de métal. Le canon cracha plusieurs centaines de balles translucides en l’espace de quelques secondes, balayant ainsi la place d’une tempête meurtrière. Les shinobis criblés de projectiles s’écroulaient les uns après les autres, déjà morts avant de toucher terre. Ceux qui avaient eu la présence d’esprit de se baisser échappèrent à la mort, et certains réussirent également à se mettre à l’abri. Néanmoins les balles ricochèrent sur l’armure de Tuesday sans le moindre dommage.

Philippa, pour sa part, aurait été transpercée une dizaine de fois si le shinobi devant elle n’avait pas encaissé les balles à sa place. L’ange responsable du massacre releva ensuite sa machine de guerre, qui dégageait de la vapeur. L’espionne jeta négligemment le cadavre, observant ces nouveaux ennemis avec une colère à peine contrôlée.

  • Reformez-les rangs ! ordonna-t-elle sans un regard pour les victimes.

Les shinobis valides se relevèrent aussitôt. Philippa aboya un ordre aux vampires toujours armés d’arcs, qui entreprirent de contrattaquer. Une nuée de flèches s’abattit en direction du groupe de soldats ennemis. La réplique des anges ne se fit pas attendre : l’un d’entre eux tendit la main et une puissante colonne d’eau balaya les flèches avant de s’abattre avec fracas sur la place, emportant les vampires aux alentours.

L’ange, certainement leur commandant, dégaina son épée, aussitôt imité par ses camarades.

  • En avant ! s’écria-t-il en déployant ses ailes immaculées. Récupérez la fille Nocturii !

Son cri de guerre fut repris par ses camarades, qui s’envolèrent à leur tour en formation serrée, avant de foncer dans la mêlée. Bientôt, le champ de bataille vibra d’explosions et de déchaînements magiques en tout genre. Les anges n’étaient qu’une trentaine, tout au plus. Pourtant, malgré leur infériorité numérique, ils repoussaient les shinobis toujours plus nombreux à l’aide de leur magie combinée à l’adresse de leurs épées. Travaillant de pair avec leurs camarades, ils formaient une masse compacte contre laquelle les shinobis se brisaient par dizaines. Les derniers miliciens avaient rapidement cédé à la panique, submergés par un ennemi plus nombreux et surtout impitoyable. Mais ces soldats-là était manifestement d’une tout autre trempe…

Un rugissement de bête sauvage attira alors l’attention de Philippa. Le dénommé Dast et les deux monstres avaient profité de la bataille pour briser la formation les retenant prisonniers et rejoindre la mêlée. Ils se dirigeaient lentement mais sûrement vers Tuesday, sans doute dans l’espoir de sauver Triss.

Philippa serra les dents. Ces imprévus risquaient de lui faire perdre un temps précieux indispensable pour quitter la ville avec la fille.

  • Pas un seul survivant ! ordonna-t-elle à ses troupes. Couvrez notre retraite !

Ses hommes se scindèrent aussitôt en deux groupes. L’espionne reprit graduellement son calme. Peu importait en fait cette arrivée impromptue. Cela ne changerait strictement rien au résultat. Aucune chance que la situation basculât en faveur de ces nouveaux assaillants.

Non, aucune chance.

C’est alors qu’elle l’entendit.

Un cri de rage pure. Comme si un monstre d’une puissance et d’une brutalité inégalée venait de s’éveiller. Ce terrible rugissement provenait de derrière elle, et il la glaça jusqu’au sang.

Philippa se retourna juste à temps pour voir le sol exploser, et Tuesday voler dans les airs avant de s’écraser à ses pieds. Mais la guerrière mécanique se releva aussitôt sans émettre une seule plainte. Elle n’avait pas l’air blessée, seulement surprise. Comme si elle n’avait pas eu le temps de voir venir l’attaque. Mue par un mauvais pressentiment, Philippa se retourna vers l’endroit où Triss était retenue…

Et son cœur se figea...

Des cadavres de shinobis jonchaient le sol autour d’elle, et ceux qui était encore en vie se tenaient prudemment à distance. Philippa remonta lentement son regard vers la créature responsable de ce massacre. Celle qu’elle avait toujours considérée comme une petite fille naïve…

Et qui avait désormais l’air d’un véritable monstre.

Sa peau était couverte de marques rouges qui brillaient d’un éclat aussi vif que ses yeux écarlates. Ses cheveux s’agitaient comme si un vent surnaturel les rendait vivants. De sa blessure au flanc et des coups reçus peu avant, il n’y avait absolument plus aucune trace. Mais ce qui était le plus marquant, c’était l’expression sur son visage. Toute peur, toute tristesse l’avaient quittée. Le regard de Triss était envahi d’une folie sanguinaire. Elle arborait un sourire cruel et carnassier : celui d’un prédateur devant sa proie.

Triss poussa un rugissement bestial, qui retentit dans la ville comme un terrifiant avertissement. C’était un cri de rage et de haine, mais aussi de joie…

La joie d’être enfin libre.

Philippa observa la transformation de la jeune fille avec consternation. Comment avait-elle pu se libérer de ses chaînes magiques qui devaient l’empêcher d’avoir recours à ses pouvoirs ? Et surtout, comment avait-elle pu échapper à la poigne de fer de Tuesday ? l’espionne aperçut alors avec stupéfaction les menottes brisées qui pendaient aux poignets de Triss. Sa victime n’avait pas utilisé la magie pour se délivrer. Elle s’était libérée avec sa seule force physique !

Sa certitude de contrôler la situation commença à s’effriter.

Soudain, le regard de Triss se braqua sur Philippa. Le sourire carnassier de la jeune fille s’étira, triomphant. Avec un nouveau rugissement bestial, celle-ci se propulsa dans les airs d’un bond surpuissant, en direction de sa cible qu’elle venait de repérer.

Philippa ne connaissait pas la peur. Son maitre avait veillé à en effacer toute trace. Mais à cet instant précis…

Sa main se mit à trembler.

A suivre...

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