Chapitre 1

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Dans la Cité-État de Valiskar, dire que la vie est rude serait un euphémisme. Cette hydre tentaculaire et titanesque est le cœur de l'empire. Le siège de la Forteresse Éternelle et du pouvoir qu'elle abrite en son centre. Cette forteresse majestueuse est faite de hautes tours, d'un noir aux reflets bleutés dont les pointes effilées et les corridors ouvragés éventrent les nuages glissant trop bas. Contre le bastion, les grands châteaux et manoirs des Seigneurs Pourpres, maîtres de la cité de Valiskar et de l'empire, sont d'un style identique, bien que plus modeste. Cet ensemble forme la main de fer qui enserre la vie des Impurs. Ils sont les guides dans un monde hostile. Un monde qui annihilerait la civilisation, sans les pouvoirs qu'ils utilisent pour repousser les forces malveillantes pullulant dans les contrées sauvages.


Comme pour souligner leur dépendance, les bicoques et les masures délabrées des Impurs s’agglutinent aux alentours des magnifiques demeures des Seigneurs, dans un endroit que l'on appelle le Gouffre. Ce magma de boue et de crasse grouillant d'hommes, de femmes et d'enfants s'étend à perte de vue, si bien que même si l'on se trouvait sur un promontoire surplombant tous les bâtiments, jusqu'aux plus hautes tours de la Forteresse Éternelle, on n’apercevrait que difficilement les frontières la ville, discernables uniquement grâce aux remparts immenses qui la ceignent. Les fumées émanant des forges et des laboratoires alchimiques, recouvraient le bidonville d'un manteau grisâtre qui obscurcissaient le ciel. Cela créait parfois des miasmes méphitiques qui stagnaient un moment dans les airs avant d'être dissipés par des vents ésotériques.

C'est dans cette tourmente que le jeune garçon se tenait à l'affût. Au coin d'une ruelle sombre qui faisait face à la taverne de l'Homme rouge. Dans une immobilité parfaite, les ombres le recouvraient d'un voile qui le rendait invisible aux yeux des passants empressés. La nuit ne faisait que commencer et déjà, on pouvait entendre le brouhaha, animé, agressif et guttural du quartier marchand du Gouffre, qui n'avait pas sa pareille dans la cité. Pour qui cherchait à commercer ou à se divertir. Le temps était frais et les feuilles provenant des arbres millénaires virevoltaient çà et là, comme agitées par les mains d'un enfant capricieux. En effet, ce quartier était l'un des rares endroits de la ville dont le trésor impérial réservait des fonds pour un entretien régulier de l'éclairage et de la voirie. Car c'est là que les plus gros échanges de denrées avaient lieu, nuit et jour. L'Empire prenait sa part sur chaque transaction. Mais, sans surprise, Dame Misère et Dame Corruption s'étaient installées ici aussi. Le Gouffre est un endroit très difficile. Seuls les plus endurcis, les plus malins et les plus travailleurs peuvent espérer y survivre. Bien souvent, ces qualités ne suffisent pas.

Les badauds allaient et venaient dans une valse continue, portés par toutes sortes d'instincts. De temps en temps, un carrosse passait dans la rue pavée, fendant le flot des manants qui se précipitaient d'un côté ou de l'autre pour ne pas finir sous les sabots des destriers menés par des mains impitoyables. Les torches murales, et les lueurs qui perçaient au travers des bâtisses fournissaient assez de clarté pour que tout ce beau monde puisse vaquer à ses occupations.

C'est alors qu'un homme ivre et sans aucun doute sous l'influence de narcotiques sortit de la taverne. Il avait dû consommer du Jisath brun, cette drogue si répandue parmi les Impurs. Il prit le temps de respirer plusieurs bouffées de l'air nocturne, vivifiant en cette saison. Enfin, il se décida à bouger d'un pas malhabile.

Bon Alauran, tu connais la méthode bordel. Tu l'as déjà fait avec Mordrac. T'as pas le choix, il le faut !

Le garçon qui jusqu'alors n'avait pas fait un geste se mit en mouvement. Il sortit de sa cachette en prenant soin de bousculer un passant dans la rue. Il se rappelait ce que Mordrac lui enseignait : « Plus on se fait remarquer, plus on est discret dans le Gouffre, car ses habitants n'ont de foi qu'en ce qu'ils peuvent voir et toucher, comme les pièces d'or par exemple, haha. Celui qui furète et rôde parmi eux, à la recherche d'une proie, aura tôt fait de se faire rosser publiquement. Évidemment, les professionnels peuvent se le permettre, ce sont des professionnels. Mais pas toi gamin. Attire l'attention sur toi, mais pas trop, juste ce qu'il faut et tu deviendras alors inoffensif à leurs yeux » Le garçon s'excusa auprès du mécontent et fit mine de se rendre innocemment vers l'origine des cris et des chants provenant de la place sur laquelle donnait cette rue. En réalité, il avait commencé sa filature.

Il a l'air vraiment cuit, mais c'est pas une raison pour te relâcher, il ne doit se douter de rien.

Alauran marchait d'un pas tranquille, tout en surveillant son homme du coin de l’œil. Ce dernier titubait par instant. Il s’arrêtait régulièrement, sous le contrecoup des excès auxquels il venait de s'adonner. Pour ne pas le dépasser, Alauran faisait mine de s’intéresser à cet étal de tentures aux motifs exotiques de Katz, humait les effluves piquants des poulets aux épices rôtis à la broche qu'un marchand s’échinait à vendre à la criée. Il passait près des prostituées, certaines n'avaient aucun scrupule à racoler de très jeunes hommes. Il déclinait poliment les invitations frivoles et outrancières des Belle de nuit. Heureusement qu'il faisait sombre, se dit-il, il devait être rouge comme une des ces grosses tomates juteuses de Bahajtar qui font la renommé de cette région.

Arrivant dans la place où régnait une agitation monstrueuse, Alauran faillit perdre sa proie. Au centre du grand espace, on avait monté une estrade sur laquelle des filles habillées de jupes légères et qui laissaient peu de place à l'imagination, dansaient, grivoises. Des équilibristes, des funambules et autres bouffons faisaient des acrobaties époustouflantes et sautaient par-dessus des chaises ou des tas de bois amenés pour l'occasion. L'un d'entre eux jonglait avec plusieurs torches enflammées à une vitesse ahurissante. Certains se déplaçaient parmi la foule et jouaient de sales tours aux enfants crédules. Tout cela sous les vivats de la foule éméchée et droguée. Alauran resta un moment à contempler ce spectacle, les yeux ébahis.

Merde, reste concentré ! Tu vas tout faire foirer !

Heureusement, l'homme qu'Alauran suivait avait eu la même idée et avait ralenti son allure déjà bien pesante pour admirer les jolies filles. Alauran n'eut pas beaucoup de mal à le repérer.

La proie continua sa déambulation sans aucun soupçon. Ils arrivèrent au quartier des docks de l'Ouest. Ici, la circulation se faisait plus rare. La terre aplanie par le passage d'innombrables hommes, bêtes et véhicules avait remplacé les pavés des rues du quartier des commerçants. Alauran était habitué à l'odeur du poisson frais, et à celle du poisson pourri qui venait s'ajouter aux exhalaisons rances des travailleurs, aux odeurs délétères des caniveaux à ciel ouvert. L'ivrogne entra dans un entrepôt pour les marchandises en attente de convoi. Reconnaissable à l'emblème du Seigneur Helvetios, qui possédait la très grande majorité des infrastructures, des biens, des bateaux et des hommes des docks de l'Ouest. Le seul nom du Seigneur Helvetios suffisait à dissuader tout voleur. Les impurs savent ce qu'il en coûte de défier un Seigneur Pourpre. Et tous avaient déjà eu l'occasion d'assister aux exécutions publiques des fous qui s'y étaient risqués. Les châtiments réservés à ces monte-en-l'air font pâlir les plus coriaces des malfrats par leur violence. Les Seigneurs Pourpre profitent souvent de ces exécutions pour faire étalage de leur puissance de sorciers, et ainsi rappeler à chacun qu'ils sont des êtres supérieurs.

Les gamins du Gouffre aiment s'effrayer mutuellement en se racontant des histoires sur les salles de tortures de la Forteresse Éternelle. Certains habitants prétendent avoir entendu des cris et des râles spectraux en provenance de la bâtisse gigantesque. Très tard dans la nuit, à l'heure où seuls les marins les paysans et autres artisans commencent leur journée de labeur. Tandis que les putes, les joueurs de Trois Rois, les voleurs à la tire, les escrocs, les tueurs et les fous de toutes sortes allaient regagner leurs repaires. Mais on attribue souvent ces cris et ces bruits à l'imagination des hommes qui sont prompts à cracher leur venin contre les Seigneurs Pourpres, à qui ils vouent tous leurs maux.

Alauran attendit dix bonnes minutes, le temps que la proie s'installe confortablement à ses aises et s'assoupisse, espérons-le, puis enleva ses bottes rapiécées pour plus de discrétion. Il les fourra dans sa sacoche, entra ensuite dans l’entrepôt, en prenant soin de faire le moins de bruit possible lorsqu'il ouvrit la grande porte du bâtiment. Il remercia le ciel, celle-ci était bien entretenue et les gonds huilés de frais. C’était son premier boulot en solo et son cœur battait à tout rompre. Il y avait cette pression dans son estomac, qui le maintenait sur le qui-vive. Il ne fallait surtout pas se faire prendre. Les conséquences seraient terribles. Tous ses muscles étaient tendus comme un arc et il devait faire un effort considérable pour se mouvoir dans le silence le plus complet. La moindre erreur provoquerait une catastrophe.

À l’intérieur du bâtiment, beaucoup de caisses fermées et prêtes à être emportées. Sur la droite, un escalier menant à l’étage. À gauche, contre le mur, une petite cabine. Probablement l'officine de l'homme en charge de la bonne tenue de l’entrepôt qu'il venait de filer jusqu'ici. Deux grandes fenêtres permettaient à cette personne d'avoir un œil sur la marchandise et les ouvriers. Mais pour l'heure il n'y avait que le bric-à-brac de fournitures, les ouvriers eux, n'arriveraient qu'au petit matin. Alauran l’aperçut dans une chaise à large dossier. Il avait étalé les jambes sur son bureau ou s'entassait de la paperasse, divers objets et une lampe produisant une lumière bien trop vive au goût du garçon. Il avait croisé les mains derrière la tête. Rabattant son chapeau sur ses yeux. Après sa rapide inspection des lieux, Alauran se déplaça à demi penché, lentement, l'esprit en alerte. La porte du petit cabinet était entrouverte. Il en saisit délicatement la poignée et la poussa juste ce qu'il fallait pour que son corps puisse se glisser dans la pièce. Plus un geste, il scruta l'homme quelques instants, s'assurant qu'il était toujours dans un profond sommeil. Il ronflait.

Alauran commença à faire ce pourquoi il était venu. Il ouvrit sa sacoche, qu'il portait en bandoulière. Il se mit à fouiller les poches extérieures du manteau de l'homme. Sans prendre la peine de savoir ce qu'il avait en main, il s'accapara de tout ce qu'il touchait. Il se risqua à faire les poches intérieures du pardessus qui dégageait une forte odeur âcre caractéristique du Jisath brun, la drogue la plus consommée dans les taudis. Il releva doucement le rabat du vêtement. Mais l'homme dans son sommeil resserra machinalement son manteau contre lui. Empêchant Alauran d'y mettre les mains. Tant pis. Les enflures de son pantalon en toile de jute alors. Il sentit le contact du métal. Jackpot.

Alors qu'il s’apprêtait à quitter la pièce, son regard fut attiré par un coffret sur le bureau. Il était serti et brillait à la lueur fournie par la lampe. À la vue de la boîte ouvragée, le cœur d'Alauran, qui battait déjà dans un rythme effréné, accéléra encore. C’était une prise inespérée, trop belle pour être vrai. Comment pouvait-on laisser une chose d'une telle valeur à la merci de tous ? Alauran fit main basse sur l'objet, en remerciant sa bonne fortune. Mais il ne prit pas le temps de pleinement se réjouir. Le boulot ne serait terminé que lorsqu'il aurait rejoins la cache de sa bande, en sécurité.

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