III

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Les nuits continuèrent, leurs lignes étaient interminables. Ils parlèrent de Dieu, d’Enfer et de Paradis. Ils évoquèrent l’ombre, la mort et la vie. Elle lui livrait son âme ; il vénérait ses mots comme une eau pure, sacrée, incomparable.

DaMihiMortem | 1:07 CEST

[Tu devrais écrire un Livre de la Tristesse.]

Un soir, un jeu télévisé d’une idiotie sans bornes amena Jakab à partager sa misanthropie.

DaMihiMortem | 22:35 CEST

[Parfois, je pense que nous ne sommes que très peu à être frappés par le sceau de la destruction. Le reste se contente de… s’amuser.]

Sa correspondante paraissait être connectée en permanence.

Nocturnal | 22:47 CEST

[On dirait que tu peux citer mes pensées. Je me sens parfois si étrangère au monde.]

DaMihiMortem | 22:51 CEST

[Pareil pour moi, Nocturnal. Pareil pour moi. J’ai l’impression de ne pas appartenir à ce monde. Qu’il y a eu un problème, que je suis une erreur.]

Nocturnal | 22:54 CEST

[Voudrais-tu être comme les autres ?]

Bien qu’il se fût déjà maintes fois posé la question, il mesura la portée de ses mots.

DaMihiMortem | 22:55 CEST

[Je ne veux pas être un esclave de la société. Je préférerais disparaître.

Et toi ?]

Nocturnal | 23:00 CEST

[Je ne le veux pas non plus. Même si elle amène aussi des effets indésirables, au moins la souffrance nous permet de voir le monde sous un angle différent. Nous connaissons des choses que les autres ignorent, et nous agissons en conséquence.]

Elle n’avait pas tort. Conférer une utilité à la douleur était sage. Il fit une pause, se remémora leurs dernières conversations, puis se décida à lui faire part de son ressenti.

DaMihiMortem | 23:06 CEST

[Depuis notre premier message, nous ne parlons presque que de mort, de misère, d’affliction. Cela m’impressionne. Je n’ai jamais autant évoqué ces sujets avec quiconque… sauf avec toi.]

Nocturnal | 23:09 CEST

[Les gens avec qui on peut en parler sont difficiles à trouver.]

DaMihiMortem | 23:10 CEST

[Les gens comme nous. Oui… En général, ils meurent rapidement.]

Il laissa son regard errer sur les ténus rayons de lune qui illuminaient les carreaux.

DaMihiMortem | 23:16 CEST

[Par le passé, mes parents voulaient que leur fils soit normal.

Ils étaient prêts à tout pour atteindre leur but.

Ils avaient tout fait pour.

Et ils pensaient avoir réussi.

Mais je suis un mouton noir dans la peau d’un blanc.]

Nocturnal | 23:20 CEST

[Je comprends. C’est parfois exténuant de toujours avoir à afficher une image différente en fonction des personnes avec lesquelles on interagit. Exténuant de sourire et d’agir comme si tout était normal alors qu’on brûle de l’intérieur. Je connais cela. Et ils pensent réussir. En même temps, cela crée de la peine.]

DaMihiMortem | 23:40 CEST

[À présent je n’en ai plus rien à faire, tu sais ? Je veux simplement… Je veux simplement m’échapper. De tout. Me désengager de la réalité.

Ils n’aimeraient pas ce que je suis devenu.]

Jakab Kátai ne savait rien de Nocturnal et il se demanda qui gravitait autour d’elle. Mais il savait intimement qu’il ne devait rien demander. Considérer cette chance comme un cadeau inestimable, la remercier silencieusement chaque jour de sa présence.

Avec octobre vinrent le froid et le vent. Jakab vivrait bientôt son troisième hiver dans le village de Répáshuta et cette perspective le réjouissait. La vie ralentirait progressivement et la nuit dévorerait calmement le jour.

DaMihiMortem | 11:33 CEST

[Ma campagne est grise, pourtant j’apprécie la caresse matinale de la brume. La pensée qu’une entité bizarre se tapit en son sein me séduit.]

Il arrivait que Nocturnal passât d’un sujet à un autre, gardant en elle le secret de la cohérence.

Nocturnal | 21:05 CEST

[Je ne me reconnais pas dans les gens. Ils semblent si distants. Je ne les comprends pas. J’en ai ma claque du monde.]

DaMihiMortem | 21:08 CEST

[Je sais de quoi tu parles. Leur présence me rend malade, si malade que cela m’amènera bientôt à tous les tuer. Je ne veux pas voir le monde, car rien ne vaut la peine d’être vu. L’humanité a déjà mérité une bombe nucléaire en pleine tête.]

Ce constat d’un soir avait provoqué une étrange torpeur chez Jakab et comme plus rien ne lui était venu à l’esprit, il avait fini par tout éteindre et sombrer.

Le texte que sa correspondante partagea le lendemain sema le doute en lui. Tant de questions se bousculaient dans son esprit quant à l’identité de la personne qui était derrière un écran, quelque part à l’autre bout du monde. Il se demanda comment elle allait. Il ne savait comment se l’imaginer, et pourtant une idée s’imposait à lui, comme s’il percevait… une singulière résonance. Comme s’il savait déjà tout.

DaMihiMortem | 13:55 CEST

[Cela parle de toi.]

Elle le nia, mais Jakab ne la croyait pas. Ce qu’elle écrivait était précis. Trop précis.

DaMihiMortem | 14:22 CEST

[Je crois que cela parle de toi. Tout comme certains de tes mots font référence à nous.]

Nocturnal | 14:31 CEST

[Toi seul peut le découvrir.]

Ses yeux fixèrent la fenêtre de sa chambre et les arbres au-delà.

DaMihiMortem | 14:34 CEST

[Peux-tu me dire qui je suis…?]

Nocturnal | 14:56 CEST

[Tu es une étincelle qui ne disparaît pas quand la noirceur envahit le monde. Tu es une ancre que même les vagues les plus sombres ne peuvent pas décrocher. Comme si une ligne était soudainement apparue à la périphérie de ma vision. Tu es quelqu’un qui me retient. La justesse de tes mots m’a surprise, car c’était comme si tu comprenais. Je n’ai pas senti, et je ne sens pas, le besoin de me justifier, ou de m’expliquer avec des mots vains. Tu es venu et tu as tout changé. Une présence qui luit de façon constante et sûre dans la nuit.

Tu sembles comprendre l’Obscurité comme personne.]

DaMihiMortem | 21:11 CEST

[Je ne sais pas si je suis l’homme que tu décris. Je l’aimerais.

Et si je suis ton ancre, alors je me noierai pour que jamais tu ne partes.]

La semaine suivante, Jakab Kátai revint chez lui à neuf heures du matin, les muscles courbatus et le cœur battant. Sa première action dès qu’il entra dans sa maison fut de se précipiter sur le lavabo et de savourer l’eau qui coulait dans sa bouche. Une fois dans sa chambre, il enleva sa veste élimée, la posa sur le dossier de sa chaise de bureau, saisit un objet ainsi que son ordinateur, puis revint dans le salon. Le canapé semblait infiniment confortable par rapport à la forêt et son tapis terreux de branches humides où il avait dû passer la nuit. Il se connecta sur le forum et envoya un rapide message à Nocturnal.

DaMihiMortem | 9:09 CEST

[Mon couteau ne quitte plus ma poche.]

Puis il se concentra sur la cheminée, le poing serré, essayant d’ignorer les bruits suspects qu’il imaginait et les souvenirs de l’altercation de la nuit. La réponse de Nocturnal arriva enfin.

Nocturnal | 9:26 CEST

[Nous ne sommes pas faciles à trouver.]

DaMihiMortem | 9:28 CEST

[…pas faciles à tuer ?]

Nocturnal | 9:31 CEST

[C’est vrai. Nous résistons.

Ou peut-être trop faciles à tuer. Les plus vulnérables.]

Ce matin, Jakab Kátai hésita pour la première fois.

Il resta pensif, puis se lança.

DaMihiMortem | 9:42 CEST

[Aimerais-tu m’écrire une lettre ?]

Nocturnal | 9:48 CEST

[Peut-être. Si tu me laisses le faire.]

Quelques jours plus tard, Nocturnal lui annonça qu’elle l’avait écrite. Il se demanda combien de temps l’enveloppe tant désirée voyagerait, traverserait les frontières pour rejoindre l’autre bout de l’Europe et enfin arriver dans ses mains.

Jakab se souviendrait toujours du soir où tout avait commencé. Où tout avait dérapé. Il revoyait la scène, un an et demi plus tôt, Lajos qui revenait vers l’armurerie de son pas abrupt, le curieux anglais teinté d’accents magyars et slaves, le comptoir disparaissant sous l’épaisse fumée de la pipe de Gergely, le gérant. Un brave homme, il le savait au fond de lui, qui n’avait trouvé là qu'une occasion de faire vivre sa famille. Il fallait dire que son activité d’armurier avait été joliment favorisée par le passé de la région, jadis fleuron de l’industrie lourde à l’époque soviétique.

Jakab était frappé par la clarté des souvenirs, l’empreinte qu’ils avaient fondue en lui. À présent ils revenaient, et les inquiétudes qu'il avait jusque-là réussi à contenir projetaient à sa vue leurs ombres dérangeantes.

Gergely l’avait appelé depuis le comptoir de vente, désert à cette heure tardive.

— Jakab ? Tu peux venir une minute ?

Il avait posé le Brunox mais gardé le fusil en main, avait rejoint son employeur. Drôlement déridé, celui-ci l’avait tiré par le coude et présenté à un homme nonchalamment posté au comptoir, en curieux visiteur du soir.

— Voici Jakab, il est avec nous depuis quelques mois.

Jakab n’aimait pas les présentations, et il voulait encore polir le Mossberg avant de rentrer.

— Jakab, Bogdan Stepanov. Il est possible qu'on le voie un peu plus souvent ces prochaines semaines.

L’homme au manteau tacheté de neige l’avait salué ; il lui avait rendu son salut. Leur poignée de mains avait semblé chaleureuse. Puis Bogdan l’avait avisé d'un haussement de sourcil et d'un demi sourire intéressé. De ses lèvres crevassées était sorti un sifflement admiratif.

— Qu'est-ce que tu as dans les mains ?

C’est alors qu’il avait surpris la lueur dans ses yeux. Ivre du potentiel qu’il voyait, sûrement.

Bogdan venait d’Ukraine.

Il avait trouvé ses nouveaux larbins.

Jakab réduisit ses souvenirs en cendres.

Le message qu’il lut un matin lui fit oublier la peur et les événements des jours précédents. Cassandre venait de se réveiller, elle avait rêvé de lui. Il était avec elle à peine une heure plus tôt. Elle avait voyagé jusqu’à lui. Avait vu sa chambre. Les rues. Elle avait vu son sourire et avait senti le sien. Elle avait même connu son rire.

Nocturnal disait que cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas vécu un tel soulagement. Elle se sentait empreinte d’un grand calme. Comme si le souhait de sa lettre « avait silencieusement été exaucé. »

DaMihiMortem | 8:53 CEST

[Je suis tellement heureux que tu aies senti ma présence. Tu ne sais pas à quel point je voudrais aussi voir cela. Nous, ici-même. Assis l’un près de l’autre sur le sol, parlant, murmurant. Seuls les rayons de lune éclairant nos visages.]

Nocturnal | 9:01 CEST

[Tu le verras. Tu dois le voir. Nous le verrons ensemble.

Si je te vois, je te ferai un signe. Je te dirai de me regarder. Qu’est-ce que je donnerais pour que tu voies ce signe dans ton sommeil.]

DaMihiMortem | 9:08 CEST

[Tôt ou tard, nous serons ensemble. Avec cette image en tête, je peux vivre et survivre.]

Nocturnal | 9:11 CEST

[Je t’aiderai. Je le supporterai avec toi, car ma destinée est attachée à la tienne.]

DaMihiMortem | 9:13 CEST

[Tu es la seule personne avec qui j’ai envie d’être.]

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