XIII

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Cassandre découvrit le message de Jakab lorsqu’elle se connecta de nouveau sur le site.


DaMihiMortem | 18:27 CEST

[Ta lettre est bien arrivée à destination.]


Cette nouvelle lui mit du baume au cœur.


Nocturnal | 23:09 CEST

[J’en suis heureuse.]


Ce n’est qu’un long moment plus tard que le message suivant arriva.


DaMihiMortem | 2:42 CEST

[X]


Nocturnal | 2:43 CEST

[Qu’est-ce que c’est ?]


DaMihiMortem | 2:44 CEST

[Nous.]


Elle n’était pas sûre de comprendre.


Nocturnal | 2:46 CEST

[Éclaire-moi.]


DaMihiMortem | 2:47 CEST

[Je pourrais venir en France.]


Elle laissa reposer sa tête contre le mur. La perspective de rencontrer l’auteur des mots qui avaient percé son cœur l’exaltait tout en l’effrayant. Parfois, il vaut mieux rester dans la forme de beauté et de mystère la plus pure. Elle pouvait avoir peur que l’enchantement se brisât.

Elle sourit cependant.


*


Jakab passa une partie de sa journée à comparer les vols reliant l’aéroport Liszt Ferenc à Roissy-Charles-de-Gaulle. Les prix des vols hors saison n’étaient pas exagérés, même si l’argent n’était pas un obstacle. Il se demanda si Nocturnal travaillait, si elle aurait du temps, ou des obligations. Il n’avait pas vraiment encore pensé au déroulement de son séjour, mais au moins il serait sur place. Le soleil déclinait alors qu’il arrêtait son choix.


*


Cassandre décida de déménager le lendemain en début d’après-midi pendant que ses parents étaient au travail. Seul Félix foulait le plancher de la maison. Il lui proposa de l’aider à rapporter des affaires, une offre que sa sœur refusa. Elle repartit avec les deux sacs de vêtements qu’elle avait rapatriés à Suresnes plus de deux semaines auparavant. Les lampadaires éclairaient la rue du 2e arrondissement. Elle fit tinter les clés dans sa poche en arrivant au niveau de son immeuble. C’était étrange. Après avoir composé le code à quatre chiffres de la porte d’entrée, elle arriva dans la cage d’escalier. L’endroit ne payait pas de mine, mais elle s’estimait chanceuse d’avoir son propre chez-soi. Alors qu’elle se retournait pour prendre le sac qu’elle avait laissé dehors, elle se retrouva nez-à-nez avec son voisin du dessus, un vieil homme seul qui n’avait pas l’air bien méchant. Il sourit en la voyant et la salua aimablement. Elle s’écarta pour le laisser passer dans le hall et l’observa gravir l’escalier en tenant la rampe. Les habitants de l’immeuble étaient très calmes, une véritable aubaine.


*


La fille qu’il avait croisée devant l’entrée occupait l’esprit de Richard Gentillet, aussi mit-il davantage de temps à monter. Il ne la croisait pas souvent et ne l’avait pas vue depuis plusieurs semaines, mais sans vraiment comprendre pourquoi, il s’était pris de compassion et d’une certaine sympathie pour cette jeune locataire paumée. Il lui avait toujours trouvé l’air un peu perdu, un peu désaxé. Enfin, l’âge lui faisait peut-être imaginer des choses. Elle pouvait tout aussi bien être une chanteuse de pop sur le point de signer un contrat de plusieurs millions, ou une championne de natation sélectionnée pour les prochains Jeux olympiques. Bon, à la vérité cela n’y ressemblait pas tellement, il allait peut-être un tantinet trop loin.

Sur ces considérations, l’homme s’aperçut qu’il était arrivé au premier étage et déverrouilla bien vite la porte pour retrouver la chaleur de son foyer.


*


Cassandre vivait au rez-de-chaussée et l’appartement se trouvait juste à gauche de l’entrée. Elle fit tourner la clé dans la serrure et descendit deux marches pour arriver dans le vestibule. Elle défit son écharpe, retira son bonnet, ses mitaines ainsi que son manteau vert avant d’emporter les sacs dans le salon. Le canapé bleu nuit était posé contre le mur qui donnait sur la rue. Il faisait froid dans la pièce vide, mais Cassandre se sentait en sécurité dans ce petit sous-sol isolé. L’occupant précédent n’avait pas voulu s’embarrasser du lit double dans son nouveau logement et le lui avait cédé. Par conséquent, elle disposait de plus de place qu’elle n’en avait besoin. Une fenêtre apportait de la clarté à la chambre et donnait sur une petite cour peu arpentée. Elle caressa la couette vert pomme du plat de la main, puis ses yeux se posèrent sur l’étagère disposée contre le mur. Elle s’empressa d’arroser le ficus presque mort qu’elle avait abandonné à son sort, avant de tailler les branches.

Elle revint dans la pièce principale. Tout était là. Rien n’avait bougé.


Ce n’est que dans la soirée que Jakab lui fit part de sa décision de venir à Paris le mardi 29 novembre. Cassandre était enroulée dans une couverture sur le canapé, les pieds posés sur le rebord de la table basse. Il faisait nuit dehors et le silence était impressionnant. C’était dans peu de jours. Malgré les inconnues qui entouraient DaMihiMortem, qu’elle ne connaissait que par les mots, son cœur se réchauffa curieusement. Tout le monde avait sa part d’ombre, et quel besoin avait-elle de savoir ?

Ils convinrent de se retrouver dans un endroit de la capitale pas trop périlleux d’accès. Tout était prêt. Elle n’avait plus qu’à attendre.


Ses parents lui rendirent visite deux jours plus tard. Cassandre réalisa qu’ils n’étaient venus que rarement la voir. C’était souvent elle qui se déplaçait. Elle prépara du thé et fit réchauffer le dessert acheté pour l’occasion.

— Alors, qu’est-ce que ça fait de revenir ici ? commença son père sur le ton de la plaisanterie.

Étonnant.

— Ça fait vraiment du bien.

Évidemment, sa mère était allée se balader dans l’appartement. Dieu merci, elle ne lui fit aucun commentaire sur les couleurs et les tons. Elle aurait à coup sûr préféré des teintes un peu plus gaies, un peu plus chatoyantes. Sans doute ne comprenait-elle pas comment un appartement pouvait rester aussi dépouillé, dépourvu de toutes marques personnelles. Il y en avait, pourtant. Mais elle ne savait pas.

— Ça n’a pas changé, remarqua sa mère en revenant.

Cassandre la laissa s’installer sur le canapé et alla chercher une chaise dans la cuisine. Lorsqu’elle revint, ses parents étaient en train de grignoter le gâteau aux amandes.

— Qu’est-ce que tu as prévu, ces jours-ci ? lui demanda son père.

Cassandre prit une part de gâteau et la posa sur ses genoux en essayant de ne pas faire de miettes.

— Je ne sais pas encore, avoua-t-elle. Sans doute voir des amis, sortir un peu. Comme avant.

Son père plissa le front, soucieux.

— Je ne veux pas te faire peur, objecta-t-il. Mais il faudrait peut-être se remettre à penser aux études ?

— C’est un bon moyen de reprendre un rythme normal, renchérit sa mère. Tu ne crois pas ?

Cassandre porta la tasse de thé brûlant à ses lèvres. En effet, cela lui avait semblé bizarre que ses parents n’eussent pas abordé le sujet plus tôt, quand elle était revenue vivre avec eux. Ils n’avaient sans doute pas osé dans ces circonstances ou n’avaient pas eu envie d’en rajouter. Cassandre contempla un moment un fil qui pendait de la couverture aux tons rouge et orange qu’elle avait posée sur une commode dans le coin de la pièce.

— J’y ai réfléchi, annonça-t-elle d’une voix égale. J’ai un peu de mal à cerner ma voie, j’avais besoin de faire une pause pour y voir plus clair.

Ses parents attendaient qu’elle continuât.

— Je compte prendre un boulot quelque part avant de savoir ce que je veux faire.

— Tu penses à quelque chose en particulier ? s’enquit prudemment son père.

— Un magasin, un restaurant… Ça peut être n’importe quoi, vraiment. Je veux simplement gagner ma vie de mon côté.

Sa mère se resservit en gâteau.

— D’accord. Pense quand même à ton avenir.

Cassandre termina sa part avec difficulté.

— L’année a déjà commencé, de toute façon, reprit-elle en haussant les épaules. J’aurais du mal à reprendre en cours de route.

Elle fut étonnée que ses parents ne s’opposent pas à cette décision et éprouva la bizarre impression qu’ils voulaient la ménager. Ils restèrent encore un moment à discuter et finirent par s’en aller, lui faisant promettre de les appeler au moindre souci.

Une fois qu’ils furent partis, Cassandre s’appuya contre la porte et ferma les yeux alors que la tension retombait.


Cassandre sortit quelques jours plus tard et se dirigea vers Châtelet, en évitant les rues les plus bondées, même si cela relevait de l’impossible. On ne lui avait pas vraiment laissé le choix de l’heure du rendez-vous. Elle s’engagea dans une ruelle et avisa une boutique cachée des regards, à première vue indécelable. Une courte inspiration, et elle poussa la porte. Elle se retrouva instantanément dans un océan de notes déchaînées, une musique joliment perturbante mais trop forte pour être pleinement appréciée. Néanmoins, ils avaient de bons goûts.

Un homme pas bien âgé émergea d’une porte dans le fond de la pièce et s’approcha d’elle, un grand sourire aux lèvres.

— Cassandre ?

Elle hocha rapidement la tête. Elle détestait qu’on lui eût demandé son prénom lors de la prise de rendez-vous, mais il semblait que cela eût été une condition requise. Enfin. Leur prestation était de qualité, et seul le résultat importait. Sa maigre personne serait oubliée dès qu’elle aurait passé la porte.

— On avait déjà parlé du modèle que tu voulais, c’est ça ?

— C’est ça.

L’homme farfouilla un moment derrière le comptoir et en ressortit avec une petite boîte carrée, qu’il posa sur un côté de la table. Il lui tendit un papier qu’elle signa et lui remit quelques secondes plus tard.

— C’est tout bon ! Tu peux me suivre, s’il te plaît.

Elle le suivit dans un couloir sombre attenant à l’entrée de la boutique, parsemé de grands cadres remplis d’encre et de posters aux logos douteux. Il la fit entrer dans une pièce sur la gauche et referma la porte derrière lui. La chaleur ambiante poussa Cassandre à retirer son manteau et l’homme l’invita à s’allonger sur ce qui rappelait une sorte de table d’opération. Il enfila des gants en latex, s’affaira quelques instants avec divers produits et entreprit de désinfecter l’aiguille, puis observa son visage.

— Alors, prête pour un troisième ? fit-il en découvrant des dents impeccablement blanches.

— Je suppose.

Cassandre ferma les yeux pour ne plus voir la lumière trop crue de la pièce. Elle sentit le perceur approcher délicatement ses doigts de son visage et une légère douleur lorsqu’il perça sa lèvre et posa la prothèse.

Elle rouvrit les yeux une fois qu’il eut terminé. Comme la dernière fois, il avait été efficace et cela n’avait même pas duré dix minutes.

— Je pense que tu es rôdée au niveau des soins à effectuer, depuis le temps. Penses-y bien matin et soir pendant une quinzaine de jours.

Ils reprirent le couloir en direction de l’entrée et elle paya en liquide. Le perceur lui rappela tout de même les précautions à prendre et elle l’écouta patiemment. Il lui décocha un sourire avant qu’elle ne tourne les talons et leva le pouce.

— Bon choix ! lança-t-il avec un clin d’œil taquin. Attends bien deux mois avant de mettre le nouveau.

Cassandre le remercia et se dépêcha de regagner l’air mordant de la nuit parisienne. Elle enfonça les mains dans ses poches en faisant passer sa langue sur sa lèvre inférieure et ne put s’empêcher de jouer sur tout le trajet avec la drôle de sensation que cela provoquait.

Il restait encore une chose.


La pierre violacée trônait, solitaire, sur la table de chevet. Ce fut le premier objet que vit Cassandre en ouvrant les yeux. Elle tendit la main pour la prendre délicatement et ses lèvres effleurèrent le froid minéral. Elle se leva enfin en se rendant compte que onze heures avaient déjà sonné. Après un rapide passage à la salle de bains, elle décida de sortir.

Elle savoura la caresse glaciale du vent sur sa peau et se dirigea dans un coin du quartier Faubourg-Montmartre dans lequel elle n’était jamais venue. Elle s’engouffra alors dans le passage Jouffroy et arriva au niveau du magasin de minéraux qu’elle visait. Son regard erra sur la multitude de gemmes colorées qui parsemaient la pièce. Une couleur familière attira son attention et elle sentit son cœur battre lorsqu’elle fut sûre d’avoir trouvé ce qu’elle cherchait. C’était parfait.

De ces pierres, il y en aurait deux exemplaires.


*


Le regard vitreux du vieillard errait sans but sur les gens sans visage. Il n’arriverait pas à se frayer un passage au milieu d’eux, ce soir-là. Alors il examina la tête des voyageurs, des travailleurs et des paumés. Ils avaient tous les yeux tournés vers leur téléphone. Il était perdu parmi eux, lui que personne ne regardait. Il s’adressa à chacun des individus qui l’entouraient ; aucun ne lui répondit. Ses yeux tombèrent sur la fille aux cheveux rouges qui était assise sur un strapontin, la tête posée contre la paroi du wagon. Elle avait un regard étrangement fixe et éteint. Un regard de dérangée, et le visage percé. Elle semblait contempler sans comprendre le petit sachet blanc qu’elle tenait au creux de ses mains.

Le mendiant ne lui demanda rien.

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