XVIII

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— Vois-tu un inconvénient à ce que j’utilise deux verres ?

— Tu es chez toi, répondit-elle.

Jakab se leva et ne tarda pas à revenir de la cuisine avec une bouteille de pálinka à la main.

— Surprise, annonça-t-il.

Cassandre ne connaissait pas.

— C’est une eau-de-vie traditionnelle hongroise, très populaire et faite à partir de fruits. Ça te dit de goûter ?

— Ça me tenterait bien.

Il remplit jusqu’à la moitié le petit verre qu’il lui destinait et n’hésita pas quant à lui à faire monter le niveau de quelques millilitres. Il leva son verre et les laissa s’entrechoquer. La façon dont elle fronça le nez après avoir pris une gorgée l’amusa. Il vida son verre cul sec et sentit jaillir en lui une chaleur instantanée mêlée à la saveur ténue de la prune. C’était son type de pálinka préféré. Il avait l’habitude d’en consommer et résistait bien. Cassandre finit son shot plus rapidement cette fois-ci. Il crut voir de petites larmes dans ses yeux et cela le fit rire.

Elle ne dit pas non lorsqu’il lui demanda s’il pouvait la resservir. Il aimait sentir la sensation grisante monter en lui, sans pour autant perdre l’acuité de ses sens. Cassandre prit sa main et la pression de ses doigts lui sembla encore plus désirable. Alors qu’il perdait le nombre de verres qu’il leur avait servis, il sentit sa prise faiblir peu à peu. Elle se leva et voulut se remettre à ériger un château de cartes mais ses doigts tremblaient trop, et la construction s’écroula avant même qu’elle eût franchi l’étape du premier palier.

Son regard était perdu dans les airs, contemplant sans doute des ondes insoupçonnées.


*


Les effets du philtre étaient les bienvenus. Non pas que ces sensations lui fussent étrangères, mais elle commençait tout particulièrement à apprécier le breuvage contenu dans la longue bouteille étroite qui se dressait sur la table devant eux. Les angles du salon oscillaient étrangement et le seul point précis dans son champ de perception était la main de Jakab dans la sienne, qui la retenait de tomber dans les noirs abysses se tenant autour d’elle. Sa dernière sensation fut ses bras la rattrapant doucement par la taille.


Il était trois heures du matin lorsque Cassandre s’installa sur le canapé du salon avec son ordinateur. Sa tête tanguait doucement et elle ne se souvenait plus des dernières heures, mais se rappelait que Jakab lui avait envoyé un message. Il ne contenait qu’un lien vers une vidéo YouTube.

Sans un bruit, elle enfila son casque et s’offrit au voyage.

Fondue dans une atmosphère sombre, l’association de la voix et des accords perturbants était évocatrice. Les lignes de guitare s’unissait au mouvement des murs ; les sons berçaient ses oreilles de façon envoûtante. La mélodie s’élevait, suave et tentatrice, d’une beauté aux allures de divin.

C’est alors que le rythme changea. Cassandre sentit les poils de ses bras se dresser sous le coup de l’émotion, elle repensa à Jakab, à son regard et son extrémisme, le devina allongé dans l’ombre, à quelques mètres d’elle. Et derrière, les notes épousaient les mots. Il y avait plus. À la musique s’était substitué un sentiment plus haut. Elle sentit ses mains commencer à trembler et les larmes affluer à ses yeux. Le poème ne finissait pas, le choc en elle s’intensifia. Ce qu’elle entendait toucha son âme.

C’est en repassant le morceau une seconde fois qu’elle réagit à la puissance des notes et sentit une trance s’emparer d’elle. Quelque chose s’alluma, quelque chose qui n’avait plus rien à voir avec la pálinka à présent. Une inspiration frénétique en réponse à une intensité extrême. Elle ressentit le vif besoin d’écrire, de déverser et de graver des mots qui venaient d’eux-mêmes à son esprit. Elle revint dans sa chambre en trébuchant presque et sortit du tiroir le carnet doré, le carnet qu’elle comptait de plus précieux.

Elle écrivait pour redresser un peu son monde.

L’espace d’un instant, son monde avait guéri.


*


Jakab était seul dans le lit lorsqu’il se réveilla. Il commença à paniquer étrangement, encore étourdi et loin des souvenirs de la veille, mais finit par distinguer une lueur chaude provenant du salon. Sa vue s’ajusta progressivement et il vit Cassandre recroquevillée sur le canapé, son épais sweat-shirt noir sur le dos, le regard hypnotisé par ce qu’elle entendait. Ses mains agrippaient un carnet ainsi qu’un stylo, et elle ne sembla pas le voir approcher.

Elle sursauta lorsqu’elle se rendit compte de sa présence et il fut tellement dérouté par sa réaction brusque, elle si calme d’ordinaire, qu’il s’arrêta net. Elle parut comprendre ce qui se passait au bout d’un instant et finit par retirer son casque.

— Ça va ? s’enquit Jakab d’un ton mesuré.

Elle hocha la tête de façon imperceptible.

— Tu m’as fait peur, balbutia-t-elle.

Il reposa son regard sur ce qu’elle tenait dans les mains. La couverture dorée était impressionnante. On aurait dit un livre sacré.

— Que fais-tu ? demanda-t-il.

— J’écrivais.

Les mots avaient peine à faire leur chemin dans son cerveau. Il ne comprenait déjà pas quelle heure il était. Puis il avisa l’ordinateur posé sur le canapé à quelques centimètres d’elle. C’était la première fois qu’il la voyait utiliser son PC depuis son arrivée.

— Ce que tu m’as envoyé…, murmura-t-elle. Merci, Jakab.

The Satanist ?

Elle hocha la tête.

— C’est saisissant.

— Ce groupe est plutôt mal considéré en Pologne. Nous nous sommes toujours sentis très proches des Polonais. C’est un lien historique et politique.

Son cerveau sembla alors se réactualiser.

— Tu devrais écouter O Father O Satan O Sun[1]. C’est la chanson qui m’a personnellement le plus touché.

— Pourrais-tu me dire de quelle façon ?

— Elle m’a montré mes imperfections, m’a poussé à les accepter, et m’a dit d’admirer.

La voir opiner faiblement lui indiqua qu’elle était fatiguée. Pour sa part, Jakab était encore engourdi. L’aube pointait à peine, de toute manière.

— Mais s’il te plaît, fais-moi une faveur, la supplia-t-il. Viens dormir.

Il tendit la main vers elle et attendit qu’elle éteignît l’ordinateur. Il la soutint en l’emmenant vers la chambre et ferma la porte derrière eux.


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[1] Behemoth – O Father O Satan O Sun

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