XXII

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Les mots évoquaient un sujet que Cassandre n’avait jamais abordé avec autant de détails et de franchise. À la lecture de ces lignes, il comprit qu’il s’agissait d’un épisode qui l’avait profondément marquée. Récusant ses coutumes, elle avait délaissé les règles classiques qu’elle vénérait. Ce poème était brut, moins élégant peut-être. Jeté à la face du monde, elle n’avait pu qu’arracher à son cœur un texte destiné à croupir.

Il voulait lui dire que c’était terminé et que plus personne ne lui ferait jamais de mal. Mais il ne souhaitait pas lui mentir. L’espèce humaine est vile et destructrice. Et les victimes, les Désignés, n’ont aucun espoir d’accalmie. Les autres se jettent sur eux avec la cruauté des hyènes et les observent, se délectant de la souffrance qu’ils infligent.

Il resta pensif. C’était la première fois qu’elle se confiait ainsi, délibérément. C’était la première fois qu’elle parlait autant.

Elle leva les yeux mais ne parvint pas à soutenir son regard. Il voulut la serrer contre lui mais s’en abstint. La vie n’avait pas été facile pour eux, et à présent, menés à bout, ils s’alliaient dans le camp du mal.

Ils s’adressaient au ciel et déjà, le vent recouvrait leurs voix.


*


Jakab apporta le dîner dans le salon. Cassandre était assise sur le canapé, les yeux fermés et les bras entourant ses genoux. Il posa son assiette sur la table basse devant elle puis s’installa à son tour et goûta les fajitas achetés quelques jours auparavant. Ne la voyant pas bouger, Jakab se tourna vers elle.

— Tu ne manges pas ?

Elle fit non de la tête.

— Je ne me sens pas très bien, déclara-t-elle simplement. Tu peux prendre ma part si tu veux.

Son teint était blême. D’un côté, il avait envie de la laisser tranquille et ne pas insister. D’un autre côté, il s’inquiétait pour elle. Extrêmement. Cette réalisation le prit au dépourvu.

— Je pense que tu devrais manger quelque chose, dit-il doucement.

— Je mangerai plus tard. Je te promets.

Jakab passa une main autour des épaules de Cassandre, ne pouvant s’empêcher de poser les yeux sur son apparence si particulière. Il noua délicatement ses doigts dans ses cheveux avant d’attraper l’intégrale de Lovecraft de sa main libre. Lorsqu’il reporta son attention sur son alliée, elle n’avait pas bougé. Ses sourcils étaient froncés comme si elle essayait de chasser une particule indésirable. Le mouvement était trop minime pour qu’il impliquât un désordre sérieux ; il était pourtant assez ambigu pour intriguer l’œil averti. Jakab descendit sa main pour lentement dessiner des cercles dans son dos. Elle plissait à présent les yeux de manière dérangeante, ses paupières papillonnaient fébrilement et ses doigts étaient crispés sur le plaid qui les recouvrait. Jakab redoutait une crise ou quoi que ce fût de déplaisant pour elle. Il ne savait jamais comment réagir face à ce genre de situation. Il ne savait pas gérer la souffrance des autres.

— Je suis là, murmura-t-il.

Son état ne s’améliorant pas, il finit par lui prendre la main délicatement.

— Que se passe-t-il dans ta tête, en ce moment ? demanda-t-il.

Son absence de réaction dressait comme un mur invisible devant son visage et Jakab sentit s’insinuer en lui un sentiment déroutant. Il ne comprenait pas, et aurait désespérément voulu comprendre.

— Je ne sais pas.

Elle leva sur lui des yeux incertains puis son regard se stabilisa de nouveau. Jakab déposa un léger baiser sur son front, rassuré par son calme.

— Parle-moi de ces troubles.

— Ce n’est rien.

Elle avait tort. Quelle que fût la fascination qu’on éprouvait pour les démons de la nuit, ils ne devaient pas se retourner contre eux. Ils ne devaient pas leur faire de mal.

— Ce n’est plus normal dès qu’ils s’attaquent à toi.

Elle le regarda avec des yeux grands ouverts puis haussa les épaules.

— Je ne peux rien y faire, lâcha-t-elle.

— Alors dis-moi, supplia-t-il. Dis-moi comment c’est.

Il la sentait mesurer le risque des yeux et elle remonta ses jambes contre elle.

— Tu en fais souvent l’expérience ?

Elle contempla sa main. Ses doigts avaient perdu leur couleur.

— Parfois.

Jakab ne savait pas comment l’aider. Ce qu’elle évoquait était trop abstrait pour qu’il puisse se le représenter, il se sentait inutile face à une notion inconnue pour lui. Ces scènes ne faisaient que rappeler celles qu’il avait traînées toute sa vie. Il se prit à ressentir de la haine contre lui-même pour ne pas pouvoir comprendre et éprouva un besoin familier de détruire quelque chose, pour la satisfaction de voir un dégât causé de ses propres mains. Mais il n'avait rien à disposition. Absolument rien.

Il tua ces pensées dans l’œuf, prit la main de Cassandre et caressa ses doigts. Il était surpris par son calme.

— Tu devrais renforcer ton armure, dit-il simplement. Ne laisse rien t’atteindre.

Elle sourit, alors. D’un sourire curieux, déplacé et incongru, mais qui l’attira irrésistiblement vers elle.


*


La nuit avait déjà enseveli Paris depuis plusieurs heures lorsque Cassandre se dirigea vers l’étagère de la chambre et mit la main sur le carnet en cuir relié par de petits cordons tressés de couleur fauve. Le journal personnel de Jakab qu’il lui avait envoyé par courrier depuis son pays natal. Elle n’avait daigné le gorger d’encre.

Rejoignant Jakab sur le lit, elle posa le carnet à côté de lui. Elle savait qu’il n’arborait aucun masque en sa présence et que sa surprise était véritable.

— Tu ne l’as pas rempli ? constata-t-il, manifestement étonné en tournant les pages épaisses perdant de leur blancheur.

— Je t’attendais, répondit-elle.

Il se leva et la prit brusquement par la taille. Elle sentit la saveur de ses lèvres et ses mains dans son dos, soulevant son pull. Elle dut chercher sa respiration et il s’écarta quelque peu. La bienveillance qu’elle lut dans ses yeux la bouleversa étrangement. Elle recula, attrapa quelques affaires qui traînaient sur le dossier de la chaise et pénétra dans la salle de bains.

Cassandre se passa en premier lieu de l’eau fraîche sur la figure et essaya de ne pas s’attarder sur son reflet dans la glace. Elle se déshabilla et entra dans la douche en luttant contre la lourdeur qui prenait sa tête. Elle s’assit sous le pommeau, appuya sa joue contre le mur et ferma les yeux. Vous ne m’avez rien fait. Elle se concentra sur l’eau glaciale qui ruisselait sur sa peau, tâchant de repousser les coups qui commençaient à marteler sourdement son crâne. Elle se rappela ce qu’elle avait évoqué pendant le rendez-vous. Ce n’étaient pas des coups, c’étaient ses pensées, c’était elle-même. Elle avait tenté d’expliquer ce qui s’était passé. En vain. Les mots ne sortaient pas. Les mots étaient faits pour être gravés sur le papier, pas pour être dits. Vous ne m'avez rien fait.

Elle s’efforça de maîtriser le tremblement qui montait en elle et fut soulagée lorsqu’il disparut quelques minutes plus tard. Elle se sécha rapidement une fois sortie de la douche et enfila ce qui lui servait de pyjama.


Cassandre fut accueillie par une bougie et des lumières éteintes. Jakab, dos au mur, tenait dans ses mains le petit journal noir. Elle repoussa les cheveux mouillés qui lui tombaient devant les yeux et grimpa sur son côté du lit. Il leva le regard sur elle puis reporta son attention sur ce qu’il faisait. Fascinée, elle contempla le crayon bouger de façon saccadée. Il l’avait oubliée, ne prêtait plus attention à ce qui l’entourait et Cassandre admira le tracé gris et raturé qu’il déversait sur les pages vierges. C’était la première fois qu’elle le voyait écrire de lui-même.

Un long moment plus tard, il lui rendit le carnet. Elle se tourna vers lui, mais il ne la regardait pas. Ses prunelles étaient portées sur l’obscurité.

— Jakab. Tes mots sont impressionnants.

Les lettres la happèrent de nouveau, plus profondément.

— Leur reflet est tel que je suis tentée de le glorifier.

Elle ne lui jeta pas un coup d’œil, parcourut les traits de son regard hypnotisé et resta immobile.

Puis elle prit le crayon, esquissa quelques lignes, et sublima le tout.

— Depuis quand écris-tu ? demanda-t-il dans un souffle.

Elle se contenta de sourire.


Les mots nocturnes étaient les plus forts. Ils laissaient les mots chanter, hurler, murmurer et tuer, se complaisaient dans leurs abîmes infiniment séduisants. Et ils claquaient les portes au nez des gens, et jouaient toujours plus loin avec la folie des âmes.

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