XXIV

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Une petite brise soufflait en ce 13 décembre. Les rues étaient animées par ce début d’après-midi, pleines de gens à la mine illuminée et enthousiasmés par la magie de Noël. Un Noël commercial, évidemment. Les gens normaux ont tout oublié.

Cassandre Martel aimait cette époque. Elle l’aimait non pas pour la foule déchaînée qui se déversait futilement dans les rues de Paris, mais pour le calme spécial qui s’offrait à ceux qui savaient le trouver.

— J’aimerais qu’il neige, glissa-t-elle à Jakab.

— Tu devrais venir en Hongrie, fit-il remarquer. Tout doit être blanc chez moi, en ce moment.

Cassandre leva les yeux vers lui. Il avait rabattu sa capuche et revêtu son masque. Elle notait de temps à autre les gens les regarder et s’écarter dès qu’ils commençaient à saisir la nature et le sens des inscriptions hérétiques gravées sur la matière noire de son sweat-shirt. Mais leurs visages étaient cachés, ils n’étaient que des passants et se contentaient de faire ce qui incombait à leur rang : passer.

La nuit tombait progressivement et le ciel clair leur donna à voir les premières étoiles. Les guirlandes qui ornaient les rues s’illuminèrent, faisant partie de la féérie des vivants. Ils regardaient les enfants s’extasier devant des vitrines colorées, pointant les doigts en tous sens et levant des yeux émerveillés sur Paris en fête. Cassandre essaya de se rappeler si elle avait un jour été comme cela, mais rien ne lui venait à l’esprit.

— Es-tu déjà allé sur les Champs-Élysées ? lui demanda-t-elle.

Ils n’étaient pas si loin.

— Il y a longtemps, confessa-t-il. Je suppose qu’il y a foule, à cette époque de l’année.

— Tu supposes bien.

Elle ne sut pourquoi, mais elle sourit. Elle se sentit libre, le temps d’un instant fugace. Rien n’entravait ses pensées, rien ne pesait dans son crâne. Elle marchait avec DaMihiMortem, dans le froid. Levant les yeux vers les petites ampoules décoratives, elle contempla la scène dans laquelle ils se faisaient encercler. Curieusement, une foule d’inconnus ne l’effrayait pas ; la présence de personnes familières la terrorisait.

Elle reporta son attention sur ses bottes qui frappaient silencieusement le sol et sentit Jakab traîner des pieds alors qu’elle l’entraînait vers la marée humaine.

— On est obligés d’aller par-là ? grogna-t-il.

Elle s’amusa à souffler doucement devant elle et observa le petit nuage de fumée volatile se disperser dans l’air froid.

— Il y a un lieu que j’aimerais te montrer.

Une pointe d’excitation l’étreignit lorsqu’elle avisa la devanture.


*


Le libraire avait encore quelques heures de dur labeur avant la fermeture lorsqu’il aperçut la fille aux cheveux rouges près de l’entrée. Elle était accompagnée par un homme un peu, même nettement plus remplumé qu’elle vêtu tout de noir, le visage singulièrement couvert et à l’apparence peu coutumière. Le libraire se dit qu’il n’aimerait pas se retrouver à côté de lui et se demanda ce qui passait par la tête de la lectrice. En y réfléchissant, cela faisait quelque temps qu’elle n’était pas venue. Il encaissa quelques clients et les vit disparaître derrière un rayon. Il ne savait même pas pourquoi il pensait à eux, tout compte fait. Peut-être que son métier n’était pas des plus vivifiants qui fussent, et il avait besoin de compagnie. Et puis, regarder les gens était un passe-temps comme un autre.

Ils réapparurent un bon quart d’heure plus tard et se placèrent dans la queue d’achat. Lorsque ce fut leur tour, l’homme tendit au libraire le livre qu’il avait à la main. Karpathia, Mathias Menegoz. Une fresque historique pour laquelle il avait dû s’accrocher. Il croisa son regard et son attitude le dissuada de saluer la lectrice. Le libraire se dit qu’au moins, il lisait, et qu’il lui faisait peut-être même un cadeau. La fille bégaya un au revoir timide, comme à son habitude, et l’homme ne dit rien. Ils s’en allèrent, et le libraire ne saurait jamais qui ils étaient. Il trouvait ça triste.


*


Jakab était heureux d’avoir fait plaisir à Cassandre en se rendant dans sa librairie fétiche. Il avait même été surpris d’apprécier l’endroit, malgré les gens qui grouillaient dans les rayons. Le choix était remarquable.

Les transports en commun étaient bondés, bruyants. Le niveau sonore était tel qu’il eut envie d’agir. Ce qu’il ne fit naturellement pas. Il comprenait dorénavant à quoi Cassandre faisait référence en évoquant la folie de la vie parisienne. Elle se tenait à une barre au milieu de dizaines de mains, pressée contre des inconnus. Il n’aimait pas cette vision.

À la vue de la foule des parasites qui s’apprêtaient à forcer les portes à l’arrêt suivant, ils décidèrent de descendre pour finir leur trajet en bus. Après tout, ils n’étaient pas pressés. Les avertissements en tout genre criés des haut-parleurs ne discontinuaient pas alors qu’ils s’engageaient au milieu du peuple pour remonter à la surface. Jakab se jura intérieurement de tout faire pour éviter une expérience similaire à l’avenir. Il haïssait la foule.


*


Le bus arriva presque aussitôt et ils arrêtèrent leur choix sur deux places libres côte à côte vers le fond, dans le sens contraire à la marche. La relative tranquillité qu’ils éprouvèrent fut de courte durée, car un flot de personnes eut l’idée saugrenue de monter à Opéra. Cassandre ne leva pas les yeux tout de suite après que le bus eut redémarré. Elle finit par promener distraitement son regard sur les passagers fraîchement arrivés, lorsque son cœur tomba. Avant même que son cerveau n’eût le temps d’analyser la situation et de mettre rationnellement le doigt sur le problème, ses poils se dressèrent sur ses bras, tous ses sens se tendirent et son corps se raidit de façon instinctive. La personne qui s’était assise sur la rangée du fond n’aurait pas dû être là. Tâchant d’ignorer les battements de son cœur qui devenaient de plus en plus désordonnés et de lutter contre le poids qui bloquait sa respiration, elle braqua ses yeux vers le sol.

Cassandre sentait son regard sur elle, inspectant chacun de ses tressaillements, traquant le moindre signe de peur, comme autrefois. Elle avait changé. Elle se demanda ce qu’elle voyait, si cela faisait trop de noir, si cela lui déplaisait. Elle déploya des efforts pour se concentrer sur la présence de Jakab auprès d’elle et fit de son mieux pour visualiser le bouclier qui la protégeait. Elle sentit tout d’un coup une vague inconnue monter en elle ; une haine parfaite, vaillante, incoercible. Prise d’un soudain accès de défiance, elle redressa la tête et planta son regard dans les prunelles de celle qui l’avait détruite, jusqu’à ce qu’elle baisse les yeux. Elle était seule. Il n’y avait pas les autres. Elle aurait souhaité que ses yeux pussent lancer des poignards, qu’elle pût voir son visage tomber en pièces devant elle, qu’elle pût voir son esprit se mutiler.

Son opposante la fixa en retour, sachant parfaitement qui elle était, sans l’ombre d’un remords sur la conscience, avec cette assurance malsaine dont elle ne se départait jamais. Elle loucha sur Jakab puis haussa imperceptiblement un sourcil en une expression qu’elle ne connaissait que trop bien. Elle l’avait vue la veille, l’avant-veille, elle était là depuis toujours, la traquant jour et nuit. Le temps s’était arrêté, tout se résuma dans ce regard où résidaient près de deux ans de haine. Cassandre la vit finalement se lever lorsque le bus s’arrêta quelques arrêts plus loin, s’avançant vers la porte. Un sentiment de triomphe l’emporta, se déversa en elle, si étranger qu’elle se sentit ivre et sonnée. Elle continua à fixer la banquette du fond, à présent vide, écoutant son cœur battant jusqu’à ce que Jakab lui fît signe de descendre. Le contact de l’asphalte sous ses pieds lui parut irréel et elle chancela un bref instant, rattrapée de justesse par Jakab qui lui agrippa fermement le bras.

— Ça va ?

Son regard fouillait ses traits, une ride anxieuse lui barrant le front. Cassandre sourit sans même se forcer et opina du chef. Elle se concentra sur la pression de sa main dans la sienne et repartit sans hésiter, Jakab marchant calmement à ses côtés. Elle aurait souhaité qu’il eût toujours été là.


Une idée lui traversa l’esprit, plus tard dans la nuit, et elle saisit l’ordinateur qu’elle avait laissé au pied du lit. Elle l’installa par-dessus la couette et l’alluma, se connectant au réseau social qu’elle exécrait. Ses doigts agirent d’eux-mêmes et elle tapa le nom dans la barre de recherche. Elle appuya sur la touche Entrée. Et en exécutant son geste, sut qu’elle n’aurait jamais dû continuer.

Elle commença à faire défiler les photos, et ne put plus s’arrêter. Leurs visages. Leurs sourires. Leurs yeux qui la fixaient en retour. Leurs rires qui claquaient de plus belle. Les pointes qu’ils ranimaient dans sa chair, se délectant lorsque le sang recoula.

Dans sa tête. C’était dans sa tête.

Elle se sentit tellement mal que la pièce tourna et elle lutta pour garder ses esprits. Il fallait rester consciente.

Garder les yeux ouverts.

Garder les yeux ouverts, juste un peu plus.

Juste un peu plus, se l’infliger encore.

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