XLI

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Ils regagnèrent Répáshuta pour le déjeuner, leur soulagement montant vers la blancheur du ciel.

— Que dirais-tu de faire un tour ? proposa Jakab alors qu’il débarrassait.

Quoique étonnée qu’il tienne déjà à repartir après les émotions de la matinée, Cassandre acquiesça. Les chuchotis de l’air glacial faisaient toujours du bien. Les températures avaient sacrément chuté et, sous les conseils de Jakab, elle troqua sa jupe pour un pantalon chaud. Il s’empara de l’arbalète posée sur la commode du salon et ils sortirent dans le froid mordant. À la surprise de Cassandre, Jakab se dirigea de nouveau vers le 4×4 garé à quelques mètres de là. Elle lui lança un regard interrogateur.

— Où va-t-on ? demanda-t-elle.

— Dans un endroit calme.

Ils grimpèrent dans la voiture et démarrèrent. La route sinueuse, légèrement verglacée, avait le mérite d’être tranquille et sans passage.

— Du côté de Csanyikvölgy, précisa-t-il sans quitter l’asphalte des yeux.

Elle reporta son attention sur le paysage hivernal qui défilait. Une lumière vive filtrait à travers les arbres, signe que le ciel se dégageait.

Ils s’arrêtèrent sur un petit chemin non loin de la route. Les arbres les entouraient et l’herbe claire à leurs pieds se mêlaient aux belles couleurs chaudes de l’écorce des arbres. Cassandre l’observa sortir l’arme du coffre et le suivit plus en avant du chemin. Elle était troublée par son calme et son changement d’attitude, comme si l’incident de la matinée n’avait pas existé.

— Viens-tu souvent ici ? demanda-t-elle.

Jakab plissa les yeux, paraissant avoir repéré quelque chose.

— Parfois.

Cassandre le regarda poser verticalement l’arbalète à terre et exécuter une manœuvre qu’elle oublia sitôt effectuée. Il ne fallait toutefois pas être expert en la matière pour constater une aisance évidente. Ses gestes étaient aguerris, brutaux, intimidants. Comme s’il s’agissait d’une danse, froide et mécanique. Une danse qu’il avait déjà été amené à effectuer dans d’autres circonstances. Elle frissonna alors que ses pensées dérapaient. Ces considérations n’avaient aucune raison d’être.

La flèche fusa sans qu’elle eût le temps de voir quoi que ce fût. Elle finit par la repérer au loin, plantée dans un tronc d’arbre à une centaine de mètres de l’endroit où ils se tenaient. Jakab affichait un air satisfait. Elle était impressionnée.

— Ça percerait un crâne, à cette distance.

Il désigna un arbre un peu plus éloigné. Le soleil surgit soudain et inonda leur vue au moment où la flèche filait. Ils virent toutefois en s’approchant qu’elle avait bien atteint la zone désirée.


*


Jakab avait disposé quelques cibles de sa confection sur des arbres avoisinants. Il n’y en avait à vrai dire que deux, consistant simplement en de solides planches en bois garnies de paille fixées à deux larges troncs. Rien de très stimulant en somme, c’est pourquoi il décidait la plupart du temps de faire fi des conventions et prétendre que ces gentilles cibles n’existaient pas. Tirer directement dans les troncs d’arbres n’était pas une bonne idée, mais sacrifier quelques carreaux n’épouvantait pas Jakab Kátai. Après tout, les projectiles ne manquaient pas.

Plus qu’un moyen de défense, Jakab aimait la puissance que le tir lui procurait. Il pouvait y rester des heures. La sensation grisante, le souffle du vent à ses oreilles. Les craquements du bois vivant qui rompaient le silence alentour. L’adrénaline coulant dans les muscles tendus de ses bras, échauffés par l’effort physique. Il y avait là une sensualité que les armes à feu n’avaient pas.

Tout devait s’oublier.


*


— Pratiques-tu depuis longtemps ? demanda Cassandre.

Jakab tourna les yeux vers elle.

— L’arbalète ? Depuis que je vis ici.

Sa capuche noire était rabattue sur sa tête et ses joues légèrement colorées par le froid. Son souffle projetait un petit nuage de fumée lorsqu’il parlait. Il s’approcha et posa une main sur sa hanche, embrassant furtivement ses lèvres gercées. Puis il lui tendit l’arbalète.

— Tu veux essayer ?

Elle n’était pas sûre d’y arriver. En l’absence de réponse, il lui fit prendre l’arme d’autorité dans les mains. Ils s’approchèrent d’une cible plus proche. Il lui indiqua patiemment la procédure, joignant ses forces aux siennes afin d’armer le trait, le visage collé contre elle. Cassandre eut du mal à soutenir l’arme et la flèche loupa la cible de justesse.

Les tirs suivants furent plus fructueux.

Jakab finit par reprendre l’arbalète avec un sourire et ils s’enfoncèrent davantage parmi les arbres. Ils firent une halte sous un arbre à l’écorce grise, puis Jakab recula d’un pas.

— Tu ne veux pas rester là ?

Appuyée contre le tronc, Cassandre le regarda d’abord s’éloigner sans comprendre. Puis elle vit son expression se figer alors qu’il armait l’arbalète. Elle sentait l’écorce rentrer dans ses mains et mit toute sa confiance dans son regard. La flèche partit et se ficha à une dizaine de centimètres au-dessus de sa tête. Jakab la regarda un instant sans bouger puis revint le sourire aux lèvres.

Ils marchèrent une dizaine de minutes avant de déboucher sur une petite route. Cassandre était vaguement perdue et ne savait pas vraiment s’il s’agissait de la route principale qu’ils avaient quittée. Elle aurait bizarrement été incapable de dire où stationnait la voiture.

Une étendue d’herbe gelée bordait les arbres et quelques arbustes esseulés la longeaient çà et là. Jakab lui prit la main et ils coururent vers l’espace libre.


*


Son visage était radieux. Puis il s’aperçut qu’il commençait à neiger, de timides rayons de soleil d’hiver éclairaient la scène. Il la vit ouvrir les bras et offrir son visage au ciel. Elle réalisa quelques tours sur elle-même, les yeux clos. Elle ressemblait à un oiseau. Un oiseau particulier, un oiseau noir, vert et rouge, un oiseau déchaîné et libre. Il la prit doucement dans ses bras et il vit son sourire. Un sourire tel qu’il en aurait pleuré. Alors il ferma les yeux à son tour et se laissa bercer par le merveilleux silence qu’il n’avait jamais si bien perçu.


Elle parut soudain remarquer les petits rails abandonnés qui gisaient parallèles au chemin. Les doigts enlacés, ils allèrent s’asseoir au bord, dos à la route. Ils écoutèrent le calme et admirèrent la désertion et la plaisante solitude de l’endroit. Jakab aimait s’y rendre parfois, mais il lui sembla que toutes ces excursions n’avaient conduit qu’à ce seul moment. Il la regarda s’allonger sur les rails, les flocons tombant doucement sur elle, le soleil mourant sur son visage. Et il se dit que ce moment était parfait.

Tout pouvait s’oublier.


*


Ils partirent alors que l’astre du jour déclinait, teintant le ciel de nuances orangées. Alors qu’ils suivaient la route, un imposant parking apparut sur leur droite, révélant un ensemble de bâtiments industriels.

— Sanofi-Aventis, précisa Jakab avec un clin d’œil. Une entreprise française.

Cassandre se demanda si les coïncidences aimaient jouer avec eux.

La rapidité avec laquelle la nuit tombait figurait parmi les aspects qui la déroutaient le plus depuis son arrivée. Comme si la Reine des ombres voulait garder intacte cette terre oubliée, l’enveloppant hâtivement dans ses bras pour la faire disparaître en son sein. La Nuit a le pouvoir de révéler l’intense.

Cassandre sentit alors un épuisement agréable s’emparer d’elle. Une fatigue saine qu’elle avait oubliée depuis longtemps.

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