XLV

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La grotte de Balla se trouvait à quelques centaines de mètres de la demeure de DaMihiMortem. Il avait suffi de braquer à droite à la fin de l’allée et de monter un chemin recouvert d’un épais tapis de neige. Gravir la pente raide demandait un certain effort. Se tenant par le bras, ils n’entendaient rien d’autre que le crissement de leurs pas. Une fois arrivés, la grotte semblait irréelle. Elle se tenait là, obscure au milieu d’une féerie blanche, sans aucune marque humaine mis à part des indications géologiques sur un panneau de bois. Le silence qui emplissait la cavité n’était troublé que par le bruit de l’eau qui gouttait des parois. Un muret de pierres posées les unes sur les autres constituait la seule trace d’un passage humain antérieur.

— Il existe un important réseau souterrain en Hongrie, expliqua Jakab. Rien qu’à Budapest, on dénombre près de deux cents grottes formées par les sources thermales. Et encore, il en reste à découvrir. Les habitants s’y cachaient pendant les invasions pour se protéger des bombardements, ou y dissimulaient leurs possessions. C’est très intéressant… Quelques-unes ont été aménagées au siècle dernier et ont servi de bunkers pour l’état-major SS et pour les dirigeants communistes. Les systèmes de ventilation sont toujours en marche. Sous la colline du château de Buda, un hôpital a même été construit en secret pour soigner les blessés pendant la Seconde Guerre mondiale.

La fascination irradiait de ses paroles.

— On peut les visiter ? voulut savoir Cassandre.

— Oui, plusieurs grottes sont ouvertes au public. J’ai eu l’occasion de visiter l’hôpital durant mes études. Mais certains lieux de grande importance durant l’Histoire restent impénétrables pour les individus ordinaires.

Il fit une pause, et seules les gouttes résonnant sur les humides parois rocheuses les rappelaient à la réalité de leur époque, ramenant l’équilibre, adoucissant le mystère qui s’était soudain insinué dans l’air.

— Une vidéo circule sur internet depuis plusieurs années, ajouta Jakab, ses lèvres s’étirant en un sourire. Un abri antiatomique a été construit par un particulier dans le village de Kocsord. C’est devenu une légende. Bref, il y a tout un tas de racontars sur les grottes.

Ils s’amusèrent à poser parallèlement deux pierres plates espacées de quelques centimètres contre le roc puis ressortirent à l’air libre.

Le sentier continuait au-dessus du village et surplombait le chemin de la Liberté. On apercevait le cimetière en contrebas ainsi que la maison de Jakab, perdue au milieu d’un terrain vierge de toute empreinte. Ils s’arrêtèrent, coupés du monde, les flocons et le vent leur enjoignant de contempler l’horizon de collines boisées recouvertes d’une poudre blanche.


Le chauffage parut faiblir quelque peu en cet après-midi du 10 janvier, imprévu auquel ils remédièrent en s’enroulant dans une couverture d’appoint. C’est bien au chaud contre Jakab que Cassandre l’observa allumer la télévision pour regarder les informations. Bien qu’elle eût poursuivi son apprentissage, qu’elle sût maintenant dire comment elle s’appelait, mais aussi où elle habitait, en plus de savoir conjuguer quelques verbes au présent, ces maigres connaissances ne lui permirent pas de saisir le moindre mot et elle ne pouvait se raccrocher qu’aux images. Cette langue paraissait incroyablement ardue et restait un mystère complet.


Jakab venait d’éteindre le poste lorsque les vibrations intempestives de son téléphone portable la firent sursauter. Une boule se forma dans sa gorge lorsque le nom de l’appelant s’afficha à l’écran.

— Maman ?

La voix de sa mère lui parvenait de manière tellement nette que celle-ci semblait se tenir à côté d’elle. C’en était perturbant.

— Comment vas-tu ? s’enquit-elle.

— Ça va, et vous ?

Ses parents ne devaient pas tarder à revenir en France. D’après ce qu’elle lui dit, ils allaient très bien et la surprise du voyage à Chypre avait été accueillie avec joie.

— Que fais-tu de beau ces jours-ci ?

— Ne t’inquiète pas pour moi, je ne m’ennuie pas.

— Tant mieux.

Cassandre fut soulagée que sa mère ne cherchât pas à en savoir davantage. Elle ne devait pas vouloir s’embarquer dans de trop grandes discussions au téléphone. Sage décision.

— Nous rentrons demain soir, enchaîna-t-elle. Je ne reprends pas tout de suite le travail, on pourrait peut-être faire quelque chose ensemble ?

Cassandre sentit sa bouche devenir sèche, ne s’étant absolument pas attendue à devoir donner une réponse aussi promptement.

— Peut-être, hasarda-t-elle. Je ne sais pas encore ce que je fais, je t’en reparlerai.

— D’accord, concéda sa mère. En tout cas, j’ai hâte de te revoir !

— Moi aussi.

La voix allègre fut alors noyée au milieu d’un brouhaha et Cassandre fut incapable de comprendre ce qui était dit à l’autre bout du fil. Le silence se fit pendant quelques secondes et elle serra instinctivement la main de Jakab qui avait trouvé la sienne.

— Je suis dans la rue, entendit-elle crier par-dessus le bruit. Je te rappelle plus tard !

Sa mère raccrocha presque aussitôt. Cassandre était surprise par la brièveté de la conversation. Elle éteignit le téléphone à son tour, ne désirant plus être dérangée.

Cassandre ne voulait pas se laisser gagner par la résignation ou la précipitation. Elle voulait rester maître de ce qu’ils avaient créés, de leur histoire. Tout en sachant néanmoins qu’elle ne pourrait pas longtemps cacher son absence.


*


Aucune parole ne fut prononcée, et les notes tristement légendaires de Szomorú vasárnap[1] s’élevèrent doucement. Le salon réussissait à garder une part d’obscurité malgré les assauts de la fantastique luminosité hivernale. Elle avait rabattu la capuche noire sur sa tête, son visage n’en paraissait que plus pâle. Il posa un court instant les yeux sur les pointes argentées à son sourcil, veillant paisiblement sur ses iris d’ambre. Presque aucun recoin de sa peau n’était visible, alors il caressa simplement ses phalanges.

— Je pourrais être mort d’une seconde à l’autre, dit-il. Tout est si fragile, tu ne penses pas ?

Un éclair passa dans ses yeux. Puis elle hocha la tête et raffermit sa prise autour de ses mains.


*


Après être allée chercher son ordinateur, Cassandre rejoignit Jakab. Il était vêtu d’un T-shirt et elle contempla sa peau toujours légèrement bronzée. Son regard s’arrêta sur ses yeux impénétrables puis sur la zone sombre artistiquement dessinée sur son menton. Son expression ne trahissait aucune faille. Elle le vit hausser imperceptiblement un sourcil alors qu’elle se connectait au réseau. Les mots n’auraient jamais dû être dits.

— Mes parents rentrent demain, articula-t-elle d’une voix fade.

Sa gorge s’était subitement nouée et elle porta involontairement son attention sur une particule de poussière qui voltigeait au sol.

— Je ne sais pas quoi faire, finit-elle par avouer en levant les yeux sur Jakab.

Il la fixait d’un étrange regard.

— Devrais-tu rentrer ?

Cassandre ne sut si elle ressentit du soulagement ou de la crainte. Elle se réfugia un instant dans l’obscurité et sentit une onde de chaleur se propager en elle lorsqu’il recouvrit sa main avec la sienne.

— Devrions-nous rentrer ? corrigea-t-il.

Elle n’osa rien dire, bien que la remarque de Jakab eût été parfaitement claire. Il indiqua l’écran d’un petit coup de menton, l’enjoignant silencieusement à poursuivre. Ses doigts semblaient avoir soudain perdu de leur agilité sur le clavier et ce fut en proie à un sentiment de malaise qu’elle remplit les champs nécessaires sur la page du comparateur de vols.

— Tu ne veux pas rester pour ta mère ? parvint-elle enfin à demander.

L’obstination dans les prunelles de Jakab en dit assez pour la pousser à continuer.

Un avion décollait deux jours plus tard, le 12 janvier. Le prix n’était pas celui qu’elle avait escompté, mais elle n’avait pas le choix si elle souhaitait éviter toute situation épineuse. Ne rien expliquer.

Comme s’il avait deviné ses craintes, Jakab insista pour payer la totalité du voyage. Elle le regarda acheter deux billets tout en ayant du mal à rassembler ses pensées. Elle avait la nette impression qu’il avait peur de la laisser seule et détestait cela. Qui aimait se faire passer pour faible ? Et en même temps, elle se sentait infiniment rassurée.


*


Elle avait sûrement raison, il avait sûrement tort, mais il avait tenu bon, trop heureux de partir. Son père était là, il s’occuperait d’elle. Elle irait mieux. Il suffisait de répéter ces mots pour plonger dans l’illusion. Partagé entre deux rives, las de devoir choisir, il rendit les armes une seconde fois. Il respira l’air de son pays, lui trouva un parfum triste, et stoppa ses pensées. Il fallait éviter de réfléchir. Feindre l’assurance, à défaut de certitude.

Il ne sut pas pourquoi sa patrie sembla murmurer un adieu.


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[1] Rezső Seress – Szomorú vasárnap

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