XLIX

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La brume ensommeillée qui distrayait la vision de Jakab se dissipa lorsqu’il vit une forme aux contours incertains s’approcher. Cassandre revenait du salon, le crâne enveloppé d’une serviette grise qui masquait le moindre cheveu. Un sourire illuminait son visage. Peut-être était-elle réveillée depuis longtemps.

Il comprit plus tard la raison de sa bonne humeur, quand il se rendit à son tour dans la pièce principale après qu’elle se fut éclipsée dans la salle de bains. De petits flocons descendaient du ciel, gentiment ballotés par le vent.

Il avait déjà lu plusieurs pages du livre de Sándor Márai lorsque Cassandre réapparut, les cheveux en flammes. Ce fut tout du moins sa première impression, surpris par une métamorphose aussi soudaine. Elle fut auprès de lui avant même qu’il eût le temps de prononcer un mot. Vêtue de noir, le contraste n’en était que plus saisissant et tentateur. Il sourit quand ses yeux rencontrèrent les siens et passa un doigt dans ses cheveux qui lui arrivaient légèrement en-dessous des épaules, respectant une symétrie dérangeante. Ce n’était pas un roux ordinaire, mais une couleur dangereuse aux évocations singulières.

— Tu es magnifique, souffla-t-il en la dévisageant.

Elle soutint simplement son regard, paraissant insensible au compliment. Il regarda longtemps les yeux curieusement vides, qui arrivaient pourtant à percer son âme. Il espérait simplement qu’elle le croyait.


*


Cassandre se concentra sur la chaleur réconfortante qui émanait des mains de Jakab afin de ne pas prêter attention à la pulsion destructrice qui se pressait en elle.

— C’est temporaire, l’informa-t-elle.

Puis elle referma les doigts sur les poignets de son interlocuteur.

— Je vais aller porter la lettre à Laurine, décréta-t-elle. Ça te dirait de m’accompagner ?

Jakab acquiesça et ils sortirent à découvert. Cassandre avait sans doute naïvement espéré que la neige aurait incité les Parisiens à se barricader dans leur douillet foyer. Mais le froid ne jouait même pas en leur faveur, les gens continuaient à grouiller dans les rues en suivant des tracés précis qu’elle ne connaîtrait guère. Jakab les aurait qualifiés de « parasites ». Elle se dit que lamentablement, un Paris désert n’existerait jamais.


L’adresse inscrite sur le post-it les mena jusqu’à la porte d’un joli immeuble de la rue du Dragon. Cassandre sentit son cœur accélérer en réalisant qu’elle pourrait se retrouver nez-à-nez avec Laurine d’un moment à l’autre. Bien que la scène n’eût cessé de repasser dans son esprit durant les derniers mois, son visage n’avait laissé qu’un souvenir flou, voire inexistant. L’autre problème était qu’ils n’avaient pas la moindre idée du code de la porte d’entrée. Il ne semblait en outre pas y avoir de boîte aux lettres commune. Jakab leva un sourcil en une interrogation à laquelle Cassandre répondit par un haussement d’épaules. Ils patientaient depuis quelques minutes à regarder la fumée qui sortaient de leurs bouches lorsqu’une dame d’un certain âge s’arrêta devant la porte en leur jetant un coup d’œil rempli d’une méfiance à peine dissimulée.

— Nous venons juste poster une lettre, lui fit savoir Cassandre.

Manifestement rassurée, la résidente composa le code et les laissa entrer à sa suite. Les boîtes aux lettres étaient disposées dans un coin du hall et il ne fallut pas longtemps à Cassandre pour trouver celle qu’elle cherchait. Elle glissa prestement l’enveloppe dans la fente et ils tournèrent les talons.


La devanture d’une chocolaterie joliment décorée attira l’attention de Cassandre.

— Attends, fit-elle en effleurant le bras de son compagnon de route.

Elle poussa la porte sans réfléchir et sans vraiment savoir ce qu’elle allait y faire, puis ses yeux se posèrent sur un petit sachet de chocolats et œufs fantaisie mis en valeur sur le présentoir. Un calme étrange planait dans la boutique et elle sursauta en entendant la voix du chocolatier.

— À la recherche d’une idée gourmande ?

— Ce serait pour offrir, expliqua Cassandre en désignant le sachet.

Le chocolatier parut heureux. Elle estimait que c’était mieux que d’arriver les mains vides et espérait que le cadeau ferait plaisir à Laurine, aussi piètre fût-il.


*


— J’ai récemment été intrigué par une vieille photo tragique, déclara Jakab en se connectant au réseau de l’appartement à leur retour.

— De quoi s’agit-il ?

— Des restes de Vladimir Komarov.

Sur son expression sérieuse semblait briller une soudaine concentration.

— Ce nom ne me dit rien, lâcha prudemment Cassandre, ne sachant sur quel terrain elle s’engageait.

Jakab tourna la tête vers elle.

— C’était un cosmonaute russe, expliqua-t-il. J’étais intrigué par ce qui restait de son corps. La souffrance qu’il a endurée avant de mourir a dû être… énorme.

— Comment est-il mort ?

— Il y a manifestement eu une défaillance dans son vaisseau spatial. Le parachute de sa capsule d’évacuation ne s’est pas ouvert. Il a dû brûler vivant.

Son regard absorbé demeurait fixé sur elle.

— C’est une mort horrible.

— On dit qu’il n’y a pas plus douloureux.

Le silence plana un moment.

Jakab ouvrit une page qu’il avait consultée quelques jours auparavant, puis décala l’ordinateur de façon que Cassandre pût lire. La première photographie était surprenante, montrant des militaires soviétiques regroupés autour de ce qui semblait être un meuble – ou tout aussi probablement un cercueil –, les yeux rivés sur une masse sombre et informe que Cassandre mit un moment à identifier.

S’il s’agissait du premier humain à décéder lors d’une mission spatiale, le camarade Komarov avait cependant attendu de s’écraser à la surface de la Terre pour mourir, à l’occasion du 50e anniversaire du fondement de l’Union Soviétique. Le secrétaire général du Parti communiste à cette époque, Léonid Brejnev, avait souhaité mettre en scène une rencontre spectaculaire entre deux vaisseaux soviétiques. Les deux cosmonautes sachant pertinemment qu’une des deux capsules utilisées n’était pas en total état de marche, Vladimir Komarov s’était sacrifié pour prendre la place de son ami et collègue Yuri Gagarin, partant pour l’espace en partant pour la mort.

— C’est une tragédie méconnue, souffla Cassandre, reposant son regard sur la photographie.

— En effet, approuva Jakab. Comme la plupart des tragédies. Je pense qu’ils n’ont rien dit car l’accident a eu lieu en 1967, en pleine guerre froide, et particulièrement en pleine course à la conquête de l’espace.

— C’était une question de fierté pour le gouvernement soviétique.

— Correct. L’URSS gagnait régulièrement la course dans ce domaine-là, et dévoiler trop d’informations sur l’accident aurait pu s’avérer catastrophique pour le régime. Enfin, je suppose que les États-Unis en sont arrivés à découvrir ça grâce à leurs missions d’espionnage.

Cassandre acquiesça silencieusement en s’attardant sur son profil sombre, d’où émanait la fascination froide qu’elle aimait tant.

— C’est quelque chose que je n’ai encore jamais expérimenté, murmura-t-elle.

Jakab posa longtemps les yeux sur elle.

— J’espère bien.


La nuit avait commencé à tomber au-dehors et ils laissèrent le silence du début de soirée captiver leurs âmes. Le réconfort qu’ils puisaient dans l’immobilité et la quiétude de la pièce amenèrent Cassandre à se demander si leurs cœurs étaient de pierre. Et pourtant, elle sourit furtivement. Car elle sut en cet instant que dans le silence régnait l’harmonie.

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