LXIII

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Aucun d’eux n’avait faim ce soir-là et ils se contentèrent de se servir un thé à la myrtille qu’ils emportèrent dans la chambre. Ils s’assirent en tailleur face à face sur le lit et Cassandre regarda leurs doigts se nouer doucement sur la couette vert clair. La luminosité de la pièce n’était pas très vive et son regard remonta lentement sur DaMihiMortem, sur son T-shirt noir qui cachait son torse, puissant, une présence rassurante. Il releva alors la tête et planta ses yeux à la noirceur impénétrable dans les siens.

— J’ai travaillé dans une armurerie près de Miskolc.

Elle ne sut dire si cette révélation l’étonna. Après tout, il avait bien dû gagner sa vie quelque part. L’argent n’avait jamais semblé lui poser un problème. Avant qu’elle n’eût le temps de méditer davantage, Jakab continua.

— J’ai rencontré l’un de nos clients, ce soir, expliqua-t-il. Un Ukrainien, Bogdan Stepanov.

Cassandre acquiesça et le laissa poursuivre.

— J’ai acheté une licence de tir à vingt-et-un ans, alors que j’effectuais mes études à Budapest. Je me suis inscrit à un club où j’ai commencé à pratiquer cette activité régulièrement, durant mon temps libre. Ça me plaisait, c’était détendant. Après avoir obtenu mon diplôme, j’ai travaillé deux ans comme ingénieur tout en continuant le tir de façon soutenue. Et puis la province m’a manqué. Je suis retourné passer l’été 2014 à Miskolc, où j’ai découvert une petite armurerie à l’apparence tout à fait légale. Mais ma mère n’allait pas beaucoup mieux et j’hésitais à repartir à la capitale, quand le Slovaque est arrivé avec sa maison à vendre. M’installer à Répáshuta était la solution parfaite pour garder une distance. Alors je suis resté. Je venais d’avoir vingt-quatre ans.

Cassandre demeura muette, trop surprise par ce soudain afflux de détails.

— L’endroit était tenu par un collectionneur invétéré et son entrepôt était une véritable mine d’or. Nous étions trois à y travailler. Le propriétaire et son associé n’étaient pas excessivement amicaux, mais nous n’avions pas beaucoup de clients, et travailler avec eux à longueur de journée m’a permis d’apprendre le métier et fut la source de précieux conseils. Je me retrouvais à entretenir différents types de pistolets et de fusils, à manier des composants. La rouille avait fait son chemin sur ceux dont la qualité laissait à désirer, tandis que d’autres résistaient remarquablement bien et restaient intacts. Certains étaient amusants à démonter pièce par pièce, cela m’a permis de découvrir les mécanismes internes, de comprendre comment tout fonctionnait. Ces mois passés avec eux m’ont fait développer un véritable goût pour le travail du métal.

Il but une gorgée de thé.

— Puis l’activité s’est peu à peu développée, j’ai commencé à remettre une arme neutralisée en état de marche, puis une autre. Et une autre. Nous travaillions ainsi, jusqu’au jour où un client s’est aperçu que j’étais qualifié. Il s’avère que ce client était Bogdan. Il m’a demandé de remilitariser quelques armes. Des armes qui n’avaient plus grand-chose à voir avec des fusils de particuliers. J’en profitais pour en rapporter chez moi. Je crois que… ce furent des jours heureux. J’étais seul. En totale autarcie. C’était la belle vie. Je me sentais libre.

Jakab s’interrompit, les yeux étrangement lointains, comme s’il avait quitté le présent pour retomber en arrière, comme s’il désirait ardemment laisser résonner ce souvenir et lui rendait un dernier hommage. Cassandre ne brisa pas le silence quasi laudateur qui ondulait entre eux. Elle avait l’impression qu’il était important.

Il parut enfin revenir à ce 10 avril 2017.

— Je n’avais rien contre, et il me payait bien. Même si nous avions d’autres clients, des chasseurs ou des amateurs du coin pour la plupart, l’Ukrainien devenait un de nos interlocuteurs principaux, celui auquel nous avions le plus souvent affaire. Nous remplissions d’autres services, nous stockions des munitions, les commandes devenaient plus fréquentes et j’étais généralement là pour réceptionner les livraisons. Nos stocks s’agrandissaient, l’affaire avait l’air de prospérer. Les armes de collection avaient fait place à des kalachnikovs en état de marche. Un petit trafic local, en somme. Du moins c’est ce que je croyais au départ. L’Ukrainien se montrait toujours plus fréquemment, avec quelques acolytes. Je voyais bien que tout le monde le respectait. Le gérant de l’armurerie et son collègue, Lajos, s’étaient mis à évoquer de plus en plus ouvertement la véritable finalité du trafic devant moi, ils disaient que c’était une opportunité qui ne se représenterait pas, qu’après tout c’était une façon comme une autre de joindre les deux bouts, et même plus. Et en effet, je vivais bien plus qu’aisément. Ils parlaient de choses complètement insensées. Qu’on avait trouvé un contact, un filon. Que Bogdan était lui-même un fournisseur, que ses clients ne se trouvaient pas à quelques mètres de là, mais de l’autre côté de la frontière. En Ukraine. Ils parlaient du Donbass, de guerre. D’apporter sa pierre à l’édifice, de peser du côté ukrainien en contribuant à leur fournir des armes, en finançant certaines opérations. C’était complètement timbré. Techniquement, nous n’avions rien à voir avec ça. Mais le fait qu’un de nos clients nous achète et affiche des intentions pas très orthodoxes suffisait à être alarmant. Tout devenait louche. Bien sûr, un trafic d’armes n’a sûrement rien d’acceptable, mais le fait que cela dépasse le cadre des frontières a été la goutte de trop. L’affaire prenait trop d’ampleur, elle nous glissait des mains. Je leur ai fait part de ma suspicion, mais ils m’ont incité à continuer en achetant mon silence.

Il avait conté tout cela d’un ton posé, détaché, comme si l’histoire qu’il décrivait n’était pas la sienne.

— Puis est arrivé un moment où j’ai carrément voulu arrêter.

— Pourquoi ça ?

Jakab la regarda un instant, puis reprit son récit.

— En octobre dernier, un jour où je ne travaillais pas, j’ai été appelé près de l’endroit où nous stockions les armes. Ils étaient tous là, Bogdan y compris. De prétendus clients étaient venus dans l’après-midi et leur attitude a fait soupçonner à notre bande une perquisition de la police. Je ne sais pas ce qu’ils ont pensé, s’ils me suspectaient d’avoir vendu la mèche. Toujours est-il que Lajos est sorti de ses gonds en me voyant. Ses yeux étaient étranges, comme s’il n’était pas dans son état normal. Il a commencé à devenir violent. Il s’est mis à vociférer et à sortir son arme. Notre patron l’a mis en garde, mais l’autre l’a repoussé et a pointé le canon sur moi. Que fait-on face à une telle situation ? Je me suis mis à courir. Dans le vide, aveuglément, droit devant moi, sur la route, car c’était la seule chose à faire. La balle pouvait partir à tout moment. J’ai passé la nuit dehors, terré dans la forêt. Je n’osais pas rentrer chez moi. C’est depuis cette nuit que j’ai compris à quel point c’était absurde, fou et incohérent d’être mêlé à ces gens-là. Cette guerre ne me concernait pas. Je n’avais aucune raison de les soutenir. Depuis lors je me suis complètement retiré, je n’ai plus donné de nouvelles, en dépit des relances fréquentes et parfois agressives qu’ils m’envoyaient. Malgré tout, je sentais la peur derrière les lignes. Dans leur position, mieux valait ne pas se faire d’ennemis. J’en savais trop, je pouvais potentiellement constituer une menace pour le réseau.

Cassandre l’écoutait attentivement, mesurant la concentration dans ses yeux et percevant la gravité de sa voix qui se désirait neutre. Elle mit un moment à assimiler l’ampleur de sa confession. Le souvenir de leurs premiers messages flasha devant ses yeux. La violence qui avait animé ses gestes, rapides, efficaces. La facilité avec laquelle l’arbalète dansait entre ses mains. Elle baissa le regard et les imagina se refermant sur le métal froid, trempant dans un passé trouble. Des mains qui avaient jadis eu le pouvoir de tuer, la possibilité de goûter le mal dans sa forme la plus simple.

Mais devant elle n’était que Protection. Elle savait pertinemment qu’il ne lui ferait jamais de mal.

— Ce soir, Bogdan voulait savoir si je comptais continuer. J’ai évidemment refusé.

Cassandre lui demanda pourquoi l’Ukrainien se trouvait à Paris. Jakab n’en savait rien, et avoua qu’il en avait été lui-même grandement désarçonné. Il savait simplement qu’il était souvent par monts et par vaux. Il la rassura cependant en lui rappelant qu’il n’avait jamais mentionné son adresse hongroise avec exactitude. Il avait seulement évoqué les alentours de Miskolc ; il était grandement improbable que sa maison fût en danger.

— Je n’ai pas à t’initier au hasard.

À ces mots, Cassandre acquiesça, car le hasard jouait parfois des coups de maître. Le tableau de Bogdan Stepanov lui serrant la main fit courir des frissons sur sa peau, faisant naître la pensée fugace qu’il pouvait avoir été traqué. Mais elle n’osa rien dire. Elle ne voulait pas troubler le soulagement qu’elle lisait sur son visage, et choisit au contraire de laisser cette plénitude irresponsable la gagner.

Puis ils s’engagèrent à ne plus jamais évoquer cette histoire.

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