Mon vieux chat et mon jeune rat

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Quand j'étais petit, j'avais une chatte qui s'appelait Réglisse. Elle était déjà là lorsque je suis né, alors j'ai grandi longtemps avec elle. Comme j'étais un enfant assez solitaire, je n'invitais presque personne à la maison. Réglisse était ma seule "amie", et malgré toutes ces années passées, je pense encore pouvoir dire aujourd'hui qu'elle me comprenait mieux que personne. Je jouais souvent avec elle, et je me souviens encore que lorsque j'étais triste et que je sentais que mes parents ne pourraient pas comprendre, c'était elle qui venait vers moi.

Elle devait avoir dix-sept ans quand j'en avais dix. C'est vers cet âge-là qu'elle est tombée malade pour ne plus jamais guérir. J'ai supplié mes parents de l'emmener chez le vétérinaire, mais ils savaient que c'était la fin pour elle. Je crois que je ne savais pas encore à l'époque que l'emmener là-bas ne l'aurait pas sauvée, mais qu'au moins, ses souffrances auraient pu être écourtées. Je ne reconnaissais plus l'animal avec lequel j'avais grandi. Elle ne se nourrissait plus, bavait, pissait, sans pouvoir se lever du coussin que nous lui avions installé. Quand je rentrais de l'école, je passais mes soirées avec elle. Et un soir, alors qu'elle avait posé sa tête sur mes genoux, elle tourna les yeux vers mois. Je n'ai jamais oublié son expression. C'était un regard presque humain. Je crois qu'elle avait peur, mais quand elle m'a regardé, elle m'a eu l'air rassuré. Son corps s'est relâché. J'ai senti que quelque chose s'échappait alors qu'elle fermait les yeux.

Mon père l'a enterrée dans le jardin. Je n'ai jamais pu toucher quoi que ce soit de mort après ça.

La mort ne me faisait pas peur quand j'étais petit. C'était un concept que je connaissais, et je ne craignais pas de toucher les cadavres d'animaux. Les peaux des souris étaient douces. Les lézards avaient quelque chose d'étrange, et plusieurs fois, j'ai vu des petits corps dévorés par les fourmis. Mais la mort de Réglisse m'avait achevé, et j'étais bien incapable de simplement regarder un animal mort. Je m'en suis rendu compte quand même les mouches ont commencé à me dégoûter.

Plusieurs années plus tard, j'entrai à l'université. Ma copine avait une rate nommée Frou-Frou, et elle était si docile et intelligente que j'ai eu envie d'en avoir une aussi. J'ai alors adopté une petite rate que j'ai appelée Bishop. Elle avait un pelage bleu en forme de capuche sur le haut de son corps, et son petit ventre était tout blanc. Elle a toujours été plus petite que les autres, Bishop, mais elle était aussi plus intelligente. J'étais fier d'elle, quand on me parlait de rats et que je pouvais dire que ma rate, elle comprenait ce que je lui disais. Qu'elle savait que je l'appelais par son prénom, que lorsque je le faisais, ça voulait dire que je voulais qu'elle vienne vers moi. Qu'elle savait qu'elle n'avait le droit de rien ronger et que si je claquais de la langue, elle devait rentrer dans sa cage. Elle connaissait des tours : elle pouvait passer d'une main à l'autre en sautillant sur mes épaules. Elle pouvait aussi me rapporter un bouchon de liège si je le lui lançais au loin. Elle dormait sur ma bibliothèque, sans jamais ronger ou salir les livres. Et régulièrement, quand je travaillais sur mon ordinateur, elle venait se blottir contre ma main.

Hélas, les rats tombent malade très facilement. Elle n'avait que deux ans quand elle a eu sa première tumeur. J'ai dû la faire opérer à chaque fois. Elle en a eu cinq, et à la cinquième, je n'avais plus les moyens de l'aider. Elle avait alors trois ans et demi. C'est déjà un record, pour un rat, de vivre aussi longtemps.

C'était terrible de la voir ainsi. Elle était devenue aveugle et deux énormes boules s'étaient formées sur son arrière train. Quand je l'avais emmenée chez la vétérinaire, cette dernière m'avait fait remarquer qu'elles étaient si grosses qu'elles faisaient presque le poids de Bishop. Et elle était si petite… Elle faisait à peine la moitié de la taille des rates adultes. Je n'ai jamais su pourquoi elle était aussi petite.

Un matin, je me levais pour travailler sur l'ordinateur. Notre petit rituel, c'était que j'ouvre sa cage à mon réveil, et quand elle se levait, elle me rejoignait. Mais ce matin-là, elle n'était pas venue. Quand j'ai regardé à travers les barreaux, je l'ai vue, collée contre sa petite maison en bois. Mon cœur a dégouliné quand elle est tombée sur le côté, au moment où j'ai déplacé son foyer.

Je me suis immédiatement rappelé Réglisse. Je me suis souvenu que je ne pouvais pas toucher quelque chose de mort. Mais toucher quelque chose de mourant, c'était encore pire. Je savais au plus profond de moi que si je posais les mains sur elle, Bishop allait partir, elle aussi. J'avais l'impression qu'en un sens, ce serait ma faute. Je l'ai laissée beaucoup trop longtemps sans que je puisse l'embrasser, et encore aujourd'hui, des années plus tard, je m'en veux pour ça.

Finalement, je l'ai enroulée dans un petit chiffon et je l'ai prise sur mes genoux. Je l'ai caressée un moment, en lui disant que je l'aimais, et quand elle a fermé les yeux, j'ai ressenti la même chose qui m'avait traversé à la mort de Réglisse. Et je voyais son petit ventre, mais une partie de moi me faisait croire qu'elle respirait encore. J'avais un espoir incohérent qu'elle puisse vivre, alors je l'ai emmenée chez le vétérinaire, soit pour écourter sa souffrance, soit pour la faire incinérer. J'ai éclaté en larmes quand la dame de l'accueil m'a dit, avec pudeur, "Je suis désolée, elle n'est plus là." Des inconnus étaient là, et ils ont pleuré aussi.

J'ai été inconsolable pendant plusieurs mois. Des personnes me disaient que je devais en prendre une autre, mais ils ne comprenaient pas. Une amie m'a expliqué ensuite que les animaux se cachaient pour mourir. Réglisse aurait pu faire comme les nombreux chats du reste du village : disparaître. Mais elle a décidé d'arrêter de lutter en étant sur mes genoux. Bishop n'avait pas le choix, elle vivait dans une cage et un appartement, mais à y réfléchir, je suis persuadé qu'elle a lutté toute la nuit pour attendre que je la prenne entre mes mains. Que je lui dise, avant qu'elle ne parte, combien je l'aimais, et que je lui caresse ses joues et ses oreilles une dernière fois.

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