Feu nourri

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L’obscurité, encore et toujours. Si ses yeux ne distinguaient rien, les doigts de Flavia glissèrent sur une surface rugueuse, froide et humide, et une désagréable odeur d’eau croupie irrita ses narines délicates.

« Je dois être en sous-sol » supposa-t-elle, se demandant comment elle était arrivée là.

En l’absence d’une quelconque source lumineuse, elle palpa le sol jusqu’aux murs. La pièce avait à peu près la taille d’une cave, estima-t-elle.

Elle essaya de retracer ses derniers souvenirs: la camionnette, le diable, et la sensation d’être tirée en arrière. Elle avait probablement été enlevée et on lui avait fait absorber un puissant somnifère, jugea-t-elle aux vertiges qui la saisissaient à chaque fois qu’elle essayait de se lever. Ses ravisseurs avaient suffisamment confiance dans la drogue qu'ils avaient utilisée pour la laisser libre de ses mouvements.

Qui avait bien pu commanditer cela ? Malaspina ? Non, c’était peu probable, il avait tout fait pour l’éliminer de sa vie. Quelqu’un en rapport avec le meurtre de son père ? Il n’aurait pas attendu vingt ans pour le faire… Peut-être était-ce lié au vol des manuscrits ? Aucun élément n’étayait une hypothèse particulière, le mystère restait entier.

Elle demeura ainsi durant ce qu’elle pensa être une éternité,mais en réalité seules quelques heures s'étaient ainsi écoulées.

Enfin, une lumière apparut par un soupirail grillagé qui donnait sur un couloir.

Elle put observer qu’elle se trouvait dans un réduit aux murs suintants d’humidité et au plafond parsemé de salpêtre. La planche de stratifié dont était constituée la porte sommaire était gonflée et éclatait par endroits. Flavia pensait que si elle était suffisamment vermoulue, elle pourrait peut-être essayer de la forcer. Encore eut-il fallu qu’elle possédât suffisamment de force… Mais avec ses cinquante kilos toute mouillée, la partie était loin d’être gagnée.

De toute manière, elle n’en aurait pas le temps car un bruit de pas se rapprochait. Au son qu’ils faisaient, elle put discerner la présence de plusieurs personnes. Et en effet, une clé joua dans la serrure. La porte livra le passage à la fine silhouette d’un homme, suivi de plusieurs autres.

Comme il était à contrejour par rapport à elle, l’éclairage du couloir se trouvant derrière lui, Flavia ne put distinguer les traits de son visage, mais il arborait un costume sombre, et les autres hommes étaient uniformément vêtus de jeans et de vestes de cuir.

— C’est elle, la pute à Malaspina ? C’est une blague, ça ?

— Non, Arminio, on nous a bien indiqué que c’était elle, on a eu des indications très détaillées, c’était difficile de se tromper, vu la description.

— Hé ben, faut avoir faim…Ce mec doit être un vrai pervers pour se satisfaire de ce genre de laideron.

Comment t’appelles-tu ? lança-t-il en direction de Flavia, probablement pour vérifier son identité.

— Ça ne vous regarde pas, saleté de mafieux ! s’écria Flavia.

L’homme se retourna vers ses comparses.

— Quelqu’un lui a parlé ? Qu’est-ce qu’elle raconte ?

Les autres secouèrent la tête en signe de dénégation.

— Qui t’a dit qui nous sommes ? Est-ce que Malaspina t’a dit quelque chose ?

Puis, comme Flavia demeurait taisante, il lui asséna un coup si violent dans le ventre qu’il l’envoya valser contre le mur opposé.

— Tu vas répondre, troia ?

Devant son silence obstiné, il s’avança vers elle et la saisissant au col, il la gifla de toutes ses forces. Flavia s’effondra, assommée sur le coup car sa tête avait percuté le mur en retombant.

— Vas-y doucement, Arminio, on a encore besoin d’elle, enjoignit une voix derrière lui.

— Vous avez raison, je suis désolé, monsieur, s’excusa ledit Arminio auprès d’un homme à l’éclatante chevelure blonde. Par contre, êtes-vous sûr de vos informations, parce que Malaspina a beau être notoirement le dernier des vicieux, je ne vois pas qui peut avoir envie de ça.

— Ce sont des informations de première main, et j’ai déjà vu cette fille dans des situations où elle était beaucoup plus à son avantage. Je ne comprends pas pourquoi elle s’enlaidit de la sorte.

— C’est peut-être une couverture alors…

Puis, la porte se referma et les ténèbres encerclèrent de nouveau la jeune fille ramassée au sol.

La sensation d’humidité se glissant dans son dos tira Flavia de son évanouissement. Elle avait l’impression que sa tempe allait exploser, et une pulsation dérangeante faisait tressaillir sa pommette par intermittence. Un goût de fer se répandit dans sa bouche, sa lèvre s’était fendue sous le choc et du sang s'en écoulait jusqu'au menton. Elle le chassa rageusement du revers de la main.

Le reste de son corps pouvait se mouvoir sans problème, le coup de pied qu’elle avait reçu dans le ventre n’avait donc pas dû faire de dégâts.

Elle comprima le côté du visage qui la faisait souffrir pour essayer d’atténuer la douleur, elle avait entendu quelque part qu'elle pourrait se soulager ainsi. À souvent côtoyer le malheur, une force insoupçonnée s’était fait jour en elle, une force qui la soutenait en ce moment et qui lui permettait d’analyser la situation la tête froide.

Elle réunit ses souvenirs de la scène qui s’était déroulée ici même quelque temps plus tôt. Comme elle l’avait pressenti, Malaspina n’était pas derrière tout ça, mais on l’avait enlevée en raison de ses rapports avec lui. Les commanditaires cherchaient donc à nuire au capo à travers elle, en leur supposant peut-être des liens qu’ils n’avaient pas. Quelle ironie ! songea-t-elle amèrement.

C’était d’ailleurs pour cette raison précise que Leandro refusait de rendre publique leur relation, se souvint-elle. Il connaissait parfaitement les règles du milieu dans lequel il évoluait. Mais qui avait éventé cette relation connue de quelques-uns seulement, et uniquement de personnes de confiance ?

Elle passa en revue toutes les personnes qui pouvaient soupçonner sa connexion avec le capo, en ce qui concernait Leandro et Fabio, c’était exclu, Chiara et Laura étaient au courant, mais elle ne les voyait pas la trahir. Ettore avait été témoin d’une entrevue avec Leandro, mais cela ne pouvait laisser supposer une relation directement avec Malaspina. Est-ce que quelqu’un espionnait le ballet de la luxueuse berline qui pourvoyait en filles le capo ?

Elle n’était pas plus avancée, mais la possibilité d’une trahison n’était pas à écarter.

Son ventre gargouilla, quelle heure pouvait-il bien être ? Avait-elle sauté un ou plusieurs repas ? Faisait-il encore jour à l’extérieur ? La laisserait-on mourir de soif et de faim là ? Non, sa présence avait une utilité pour l’instant. Elle avait envie d’uriner et ne savait combien de temps elle pourrait encore se retenir…

Mais l’heure n’était plus aux suppositions car une lumière se ralluma et le couloir résonna à nouveau du son de pas qui se déplaçaient vers elle.

Des hommes, certainement les séides qui avaient accompagné Arminio tout à l’heure, la relevèrent brutalement. Ils lui lièrent les mains dans le dos puis lui passèrent un bandeau sur les yeux. Encore ce maudit bandeau… Que ferait la mafia sans ces abominables bouts de chiffon ?

Elle fut poussée jusque dans un ascenseur, puis l’air frais de l’extérieur vint lui effleurer le visage, ce devait être la nuit. Enfin, on la força à entrer dans ce qui devait être un coffre de voiture. Le battant claqua et Flavia se retrouva rapidement dans une atmosphère où elle suffoquait. Il ne fallait pas que le trajet dure trop longtemps, ou elle finirait par succomber au manque d'oxygène. Les cahots de la route cessèrent enfin de la secouer et quelqu’un la sortit de sa minuscule geôle. Une vague rumeur lui fit penser qu’elle devait se trouver dans un espace aux grands volumes, ce qui se confirma quand on lui rendit la vue.

En effet, un hangar vide aux poutrelles rouillées et aux vitres poussiéreuses s’étendait devant elle, avec au fond deux groupes de personnes qui se faisaient face.

Un homme la poussa dans le dos pour qu’elle rejoigne ceux qui étaient postés en demi-cercle à sa gauche. On fit pression sur ses épaules pour qu’elle s’agenouille.

Relevant le visage, elle put alors observer le groupe qui lui faisait face.

Elle aperçut avec surprise Malaspina, superbe dans un costume croisé blanc, les cheveux ramenés en demi-queue, entouré de ses nervis habituels, vêtus selon leur excentricité usuelle. Fabio jouait, l’air insolent, avec un couteau papillon, près de Marco, qui avait abandonné ses ineffables vestes à carreaux pour libérer ses holsters, et de l’autre côté, Lorenzo et Dario, en retrait. Leandro, pour sa part, était posté à droite de Malaspina. Flavia se fit la réflexion qu’il était magnifique avec sa veste chesterfield en cuir noir qui lui tombait au genou. Aucun d’entre eux ne semblait avoir remarqué sa présence. Ils fixaient toute leur attention sur leurs vis-à-vis.

Tous ces hommes affichaient un visage fermé qu’elle ne leur avait jamais vu. Un frisson la parcourut, le capo et son homme de main étaient terribles et magnifiques en ce moment. Dignes d’admiration ou dignes d’amour, elle ne savait plus très bien…

Pour cacher le malaise qui l’avait prise, elle jeta un coup d’œil à ses côtés. Le dénommé Arminio la surplombait sur sa gauche, et derrière elle étaient postés ses sbires, reconnaissables à leurs blousons de cuir.

Ces derniers étaient beaucoup plus nombreux que le groupe de Malaspina, soit une quinzaine en comptant leur chef, estima Flavia.

En tout cas, la tension était palpable entre les deux camps, ce qui confirma ses suppositions.

Arminio prit enfin la parole.

— Comme vous le voyez, nous avons amené des arguments pour vous forcer à réfléchir à notre proposition, proclama-t-il, l’air très sûr de lui.

— De quoi parles-tu exactement ? demanda Malaspina avec le ton moqueur que Flavia lui connaissait.

— Je vous parle de cette fille-là, dit-il en montrant Flavia. On la tuera si vous ne changez pas d’avis.

— C’est ça, votre argument ? Et en quoi cela devrait me faire changer d’avis ? Depuis que j’ai pris la tête de Fiammata, ma ligne de direction n’a jamais bougé d’un iota. La circulation de la drogue restera circonscrite aux clients que je choisis, moi, déclara-t-il en appuyant sur ce dernier mot avec hauteur. Pourquoi la règle changerait-elle pour ça ? cingla-t-il en écrasant Flavia sous son regard le plus méprisant.

— Mais on m’a dit que…hasarda Arminio, déstabilisé.

— Qu’est-ce qu’on t’a dit ? Que j’avais baisé la moitié de la ville et que le monde allait s’arrêter pour une serveuse que j’ai ramassée dans un restaurant ? Je l’ai d’ailleurs passée à mes hommes quand j’en ai eu fini avec elle, c’était une belle preuve d’amour, ricana-t-il.

Flavia baissa le regard, car elle sentit les larmes lui monter aux yeux à cette évocation. Elle comprima un hoquet de douleur qui souleva sa poitrine.

Pendant que Malaspina le toisait, Arminio avait surpris le mouvement de la jeune fille, qui trahissait de manière flagrante sa souffrance. Malaspina disait donc vrai, sa bonne foi avait été trompée par son informateur, il avait été piégé.

— Est-ce que c’est bien intégré ou faut-il que je vous réexplique maintenant ma position dans le gang ? ajouta-t-il sèchement.

Le capo était en ce moment l’incarnation même de l’autorité, et elle était bien placée pour observer Arminio se décomposer à vue d’œil.

— À la prochaine incartade, c’est la liquidation totale de votre clan, il n’y aura pas d’autre avertissement, je vous laisse réfléchir au dédommagement que vous allez me proposer pour laver cet affront, mais il y a intérêt à ce qu’il soit conséquent, précisa-t-il en retrouvant le ton ironique qui le caractérisait.

Flavia pensa que, comme toujours, il avait l’art de plonger ses interlocuteurs dans le désarroi.

Arminio semblait pétrifié par la menace que le capo venait de proférer. Ses hommes, comprenant que la situation avait tourné en leur défaveur, se regardaient par en dessous, désemparés, pour savoir quelle position il convenait d’adopter.

— Très bien, finit par articuler ce dernier d’une voix sourde, nous en restons là, mais c’est dommage de faire une croix sur une telle manne alors que nos voisins calabrais se remplissent les poches.

Puis, se tournant vers son voisin de droite, il ordonna d’une voix peu assurée.

— C’est bon, on rentre, liquide-moi cette vacca.

La main de son sbire se crispa sur l’épaule de Flavia. Celle-ci réalisa ce que signifiait l’ordre que venait de donner Arminio. Il avait signé le plus simplement du monde son arrêt de mort.

Sa respiration s’emballa sous le choc, mais elle se fit violence pour contenir ce mouvement de panique. Oui, elle allait mourir, assassinée par la mafia, dans Dieu sait quelles conditions sordides.

Le regard fixé sur le sol pour concentrer toute sa volonté, elle venait de décider qu’elle mourrait dignement. Non, elle ne protesterait pas, oui, elle resterait droite jusqu’au bout. Elle était rompue à supporter la douleur, et plus rien ne pouvait la faire vaciller. À cette idée, elle releva le buste, prise d’une subite détermination, elle n’avait plus peur. De plus, elle était croyante et pensait que les balles ne pouvaient pas tuer son âme. Elle ne les craignait pas.

Alors qu’elle s’apprêtait à se relever, droite et fière, l’esprit entièrement fixé sur sa résolution, pour suivre son bourreau, celui-ci s’effondra devant elle, l’éclaboussant de son sang au passage.

Elle leva les yeux, ébahie par cet évènement inattendu, et aperçut Malaspina qui tenait à bout de bras une lupara fumante. Il avait atteint l’homme entre les deux yeux d’un coup froid et précis. Le nuage de plomb avait emporté la moitié de la tête du mafieux, et sa cervelle se répandait à présent à terre.

Le tir donna le signal de l’hallali. Leandro sortit à son tour de sa veste un Colt 1911, prit son temps pour ajuster Arminio, qui contemplait, incrédule, son sbire assassiné, et l’abattit d’un seul coup.

Les hommes d’Arminio comprirent que le capo ne ferait pas de quartier et sortirent leurs armes à leur tour.

Deux d’entre eux furent fauchés instantanément par les rafales de Marco, qui avait saisi simultanément ses deux Glock 18 et un autre succomba presque au même moment sous les balles du minuscule Walther PPK de Lorenzo.

Prise entre les tirs croisés, Flavia restait à genoux, étourdie par la rapidité à laquelle tout avait dégénéré, peinant à croire ce qui était en train de se passer. Fabio passa derrière elle.

— À terre ! lui cria-t-il, la forçant à s’allonger en protégeant sa tête de ses bras.

D'un geste d'une extraordinaire habileté, il trancha les liens qui retenaient les mains de Flavia dans le dos.

Puis, il roula de côté pour prendre position derrière un séide d’Arminio qui se trouvait à proximité, et se redressant d’un coup sec, il lui planta le couteau dans la gorge avec une facilité et une précision déroutantes. Il réitéra ensuite l’opération avec un second homme, lui perforant la carotide avec la même dextérité.

Satisfait de lui-même, il adressa un clin d’œil à Flavia, médusée, comme pour lui rappeler sa déclaration de jadis. Non, il ne se vantait pas quand il disait qu’il était redoutable, pensa la jeune fille.

Mais le bain de sang continuait, le capo et ses hommes continuant à faire mouche, semblant passer entre les balles, jusqu’à ce qu’il ne subsiste qu’eux debout. Seul Dario était allé se cacher derrière une caisse isolée qui traînait là sans raison.

« Tiens, je croyais que c’était Lorenzo, l’intellectuel de la bande » pensa Flavia, entre deux tressautements provoqués par les dernières détonations qui éclataient autour d’elle.

Mais elle réalisa alors que sa main pataugeait dans la cervelle de l’homme qui avait été abattu en premier, et l’œil mort de ce dernier la dévisageait, expulsé de son orbite, à quelques centimètres d’elle. Horrifiée, la tension nerveuse qui la soutenait jusque-là fondit d’un coup et elle en perdit connaissance sur le champ.

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