Li Cheng

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À l'heure de la sieste, seule l'immobilité de son éventail trahissait les endormissements successifs du vieil homme. Il occupait une place privilégiée sur le trottoir. Rivé sur une petite chaise de bambou, il observait les passants, ceux qui pressaient le pas, ceux qui jetaient leur mégot. Il répondait aux politesses des habitués qui s'arrêtaient chez le voisin, son petit-fils, pour se restaurer.

En raison de la proximité de mon lieu de travail, je choisissais la seule gargote dont le propriétaire m'inspirait confiance. Li Cheng proposait une formule restauration rapide. J’y déjeunais sur le pouce assez régulièrement. En gage de fidélité, je recevais une poignée d’amandes grillées, accompagnée d’un sourire bienveillant. Je m’habituais à voir s’illuminer le visage du commerçant à chacune de mes salutations.

À cette époque, je rêvais d'un homme d'assez belle prestance, ni orgueilleux, ni servile, capable de se montrer aimable, sympathique. Je lierais volontiers mon sort à ce type d'homme, lui ouvrirais mon cœur et par la suite commencerais une nouvelle vie, telle que je n'en avais jamais connu depuis mon arrivée au monde. Recevoir des amis dans notre joli petit foyer, se promener en amoureux le dimanche dans le parc du bord du lac. Il me semblait que l'homme de mon destin ressemblait à Li Cheng.

Du jour où j'annonçais ma première commande au comptoir, je crus voir le restaurateur tomber en extase devant la jeune cliente que j'étais, ou du moins se secouer la tête, histoire de reprendre ses esprits. Il me raconta plus tar que je fus, pour lui ce jour-là, une révélation, une apparition concrétisant dans la vie réelle l'objet chéri, désiré et recherché depuis longtemps, capable d'effacer ses conquêtes sans lendemain. Il s'enquit auprès d'une amie d'un ami qui était ami avec ma collaboratrice et apprit que j'étais diplômée de l'université.

« Extra ! Une demoiselle se doit d'être cultivée, la culture ajoute noblesse et grâce. Toi, comparée aux filles de mon village d'origine, totalement incultes et dont les paroles de paysannes résonnent creux comme les heurts des seaux vides contre la paroi du puits, à la grande différence des notes égrenées par un erhu1, toi seule pourrait être un présent inestimable ».

Sans se faire prier, il me racontait les anecdotes véhiculées par ses clients. Ainsi divertie, le temps de la pause de midi se transformait en un agréable moment modulé par le son de sa voix. Mais mon intérêt, quoique voilé par la discrétion, n'était pas uniquement suscité par cet amalgame d'histoires disparates. Le véritable était tout autre. Le sentiment indéfinissable mais puissant d'une jeune fille s'éveillant à son premier amour.

1 Erhu : sorte de mandoline souvent utilisée dans les opéras. L'instrument traditionnel à cordes doté d'un long manche repose sur une petite caisse de résonance. Les deux cordes solidarisant l'ensemble sont frottées par un archet.

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