Une arrivée dans l'orage

11 minutes de lecture

De retour dans le bureau du capitaine Detreivie, ce dernier sortit un manuscrit vierge, prit sa plume qu’il trempa dans un encrier et écrivit :

Par la présente lettre, je déclare moi, Jeanman Detreivie, capitaine de la garde du château de Gard-le-Fort, avoir admis l’aspirant Joan Percevin, venu des plaines de Brisevent, en tant que page de l’école de chevalerie au château de Gard-le-Fort.

Son admission fait suite à un examen de combat contre un élève de premier cycle seconde année où l’aspirant est sorti vainqueur grâce à une habileté déjà acquise.

Signé Jeanman Detreivie,

Capitaine de la garde de Gard-le-Fort

Il appliqua avec une certaine délicatesse un papier buvard pour sécher l’encre puis plia la lettre qu’il remit à Joan :

— Voici ton entrée au château. Je vais appeler un page qui va te guider jusque là-bas. Dès demain, je m’occuperai personnellement de t’expliquer le fonctionnement de l’école et te faire visiter les différentes parties du château.

— Bien sir…

— A partir de maintenant, ça sera capitaine, aspirant Joan.

— Heu… bien capitaine.

— Très bien. Dans cette lettre que tu as apportée, ton père mentionne son état de santé maladif. Comment se porte-t-il ?

— Mon père nous a quitté il y a déjà quatre hivers de cela…

Le garçon avait dit cela d’un ton froid, le regard dur, comme s’il voulait cacher sa peine. Le capitaine fut surpris de la nouvelle :

— Tant que cela ? Mais de quand date cette lettre ?

— Peu avant sa mort je dirais… Il l’avait confiée à ma grand-mère avec d’autres manuscrits et un coffret d’écus qu’il avait mis de côté…

— Dont la somme qui servira à payer ton admission. Nous nous occuperons de cela demain, garde les bien avec toi et n’en parle à personne par sécurité.

— Je croyais que l’appât du gain n’était pas dans le cœur des chevaliers ?

Detreivie eut un sourire amusé :

— Tu as raison, garçon. Malheureusement, beaucoup des autres aspirants ont encore bien des choses à mettre en pratique. Le cœur de l’homme est bien fragile, c’est la première leçon que tu puisses recevoir en ces lieux…

Le vent soufflait comme jamais, pliant les arbres sous la force du souffle céleste. Les nuages d’un bleu de nuit avaient entièrement couvert le ciel, seuls les éclairs cisaillant la voûte céleste illuminaient le parc.

Plusieurs pages et écuyers s’étaient abrités sous les toits en chaume des ateliers qui jonchaient le long des remparts dans la basse-cour tandis que d’autres courraient en direction du château.

Sur le perron d’une vieille chapelle accolée à la tour d’angle, vieille bâtisse abandonnée depuis l’aménagement de la grande chapelle de l’Ordre du Temple, un page de seconde année du premier cycle était en proie à un dilemme : en effet, il était assigné au service de la prière du soir, dont il était presque l’heure, mais ses camarades l’avaient averti qu’il fallait monter la garde devant l’ancienne chapelle jusqu’à la tombée de la nuit. Il ne pouvait, évidemment, s’atteler à deux tâches à la fois…

Ce dilemme était, de toute évidence, dû à une énième facétie des camarades de ce pauvre garçon. Guelfin, tel était son nom, était un jeune garçon gringalet plus grand que ses pairs de son âge, au visage doux mais benêt d’apparence. Ce nigaud peu ordinaire était cependant d’une grande gentillesse et d’une rare serviabilité. Ses camarades l’ayant bien compris, usèrent de ces traits de caractères pour se jouer de lui à maintes reprises. Et malgré cela, le gentil Guelfin ne pouvait leur en vouloir.

Devant le déchainement des forces de la nature, il soupira.

— Que dois-je faire ? souffla-t-il. Et avec cette tempête, je me ferais emporter comme un brin de paille avant d’atteindre le château… et père Mangin qui doit m’attendre…

Un roulement de tonnerre résonna dans toute la basse-cour, faisant frissonner le garçon. Il aperçut vers l’entrée le capitaine Detreivie, faisant de grands signes dans sa direction. Peut-être appelait-il quelqu’un derrière lui ?

Non, personne n’était dans la vieille chapelle, ni autour de lui. Tout le monde s’était réfugié au château ou dans les ateliers de forgeron, tisseur ou boulanger. Alors, il devait s’adresser…

— Aspirant Alfebain ! cria Detreivie en accourant vers lui. Oui, c’est bien à votre personne que je m’adresse, tête de bois !

— Oh ! Que… que puis-je f-f-f-faire p-p-p-pour vous, capitaine ?

— Venez donc par-là !

Hésitant, Guelfin s’élança dans la tempête, manquant de tomber face à un vent latéral de plus en plus fort.

— Vous allez accompagner ce nouvel aspirant dans les loges ! Montrez-lui la salle à manger des pages et le dortoir.

— A… à vos ordres, capitaine !

Guelfin était tout tremblant, ne sachant si cela venait de la tempête qui se mettait à arracher des branches des arbres ou bien de devoir désobéir à un ordre donné par quelqu’un d’autre. Il n’osait pas s’exprimer devant le capitaine Detreivie à cause de la tempête et du tempérament de son supérieur qui l’avait déjà repris plusieurs fois lorsqu’il voulut demander une explication à un exercice qu’il n’avait guère comprit.

Il se contenta de s’avancer vers le nouveau venu d’un air un peu penaud, le regard perdu tant son cerveau était en proie à un dilemme qu’il ne parvenait pas à chasser.

— Brave compagnon, lui dit alors Joan en criant pour couvrir les hurlements du vent, que t’arrive-t-il ? As-tu un problème qui hante ton esprit ?

— Je… Je ne sais que dire en ce temps… M… mais suis-moi, t… tu dois être épuisé par ton voyage. Courrons en t…toute hâte vers le château et trouver refuge plus agréable.

— Je te suis, compagnon. Mais que puis-je faire de ma monture ?

Il désigna son cheval attaché derrière lui. La pauvre bête ne semblait nullement affectée par le temps menaçant et broutait nonchalamment une touffe d’herbe au pied du pilot.

— L’écurie se trouve derrière la herse du château, répondit Guelfin. Prends-le avec toi, nous l’y amèneront. C’est un b… beau combat q… que tu as offert ! Où… où… où as-tu app… appris à te b… battre ?

— Je n’ai que pour arme la force acquise dans les champs, mon ami, répondit-il simplement.

Joan détacha son cheval et partit avec Guelfin en direction du château par la grande allée principale qui partait depuis le grand chêne. Devant eux, éclairé par les éclairs qui s’enchainaient, le fameux château de Gard-le-Fort.

Immense et majestueux, imposant comme la montagne derrière lui dont il semblait ne faire qu’un. Les tours de l’arrière-cour montaient de plus en plus haut comme pour rivaliser avec le sommet, les remparts couvraient l’ensemble jusqu’à s’enfoncer dans la roche grise. Château et montagne ne faisaient qu’un.

Joan n’avait encore jamais vu pareille bâtisse de sa vie, celle-ci s’étant toujours écoulée dans sa bonne vieille campagne isolée. Lorsqu’ils arrivèrent à la herse, il ne put s’empêcher de garder le menton levé, ébahit par tant de majesté dans un seul lieu.

— N… ne garde p…point ton nez vers le c… ciel, lui dit Guelfin. Si t… telle prière t’a inspiré, c’est le regard vers le sol qu’il faut observer. Si c’est la hauteur des tours qui te donne une fougueuse impression, prend garde à ce que le vertige ne te fasse malin tour pour te mettre à terre.

— Je… je suis seulement impressionné… C’est la première fois que mes yeux contemplent un tel édifice…

Le jeune page l’emmena à l’écurie afin d’y déposer le destrier pour un repos bien mérité.

— Comment se nomme ta monture ? lui demanda le palefrenier.

— Terakles, répondit Joan. Ce qui veut dire « celui qui laboure ».

— Un nom qui convient à une bourrique comme lui, marmonna le palefrenier. Il ne te servira pas pour faire la guerre, mon garçon.

— Mais il est robuste et endurant ! s’indigna Joan. Aucune journée de travail n’a raison de lui et serait capable de tenir sur un champ de bataille !

Le palefrenier ria aux éclats en entendant de telles louanges à un canasson :

— Voilà qui est bien hilarant ! Il tiendrait sûrement parce que sa tête est vide. Allons, laisse-le ici pour cette nuit, je vais lui donner du fourrage et de l’eau. Mais demain, il vaudrait mieux le confier à un paysan du coin.

Le page prit Joan par le bras avant que celui-ci ne réplique à cet outrage.

— Je n’aime pas le ton que prend ce chiabrena ! siffla-t-il entre ses dents. S’il savait ce qu’Erakles est capable de faire, il n’en tiendrait pas une telle fierté face à lui.

— G… Garde ton… ton… ton langage de campagnard, conseilla Guelfin. Ici, nous avons l… l… le r… respect sur la bouche s… s… s… sinon c’est l…l… la geôle.

— Les règles sont si restrictives ? Je tiens rigueur de ton conseil… mais pourquoi es-tu si nerveux ? Respire un coup et souffle tout ton baluchon. Ça ira mieux…

Guelfin fit ce que Joan lui dit et s’en trouva soulagé.

— Merci… C’est vrai que j… je suis vite énervé… plutôt anx…xieux…

— Cela fait longtemps que tu es ici ? demanda Joan.

— Je… je suis en deuxième année de premier cycle. J’ai été choisi pour être au service de l’église et du temple.

— Que cela signifie… ?

— Que je suis aspirant chevalier du temple. C’est une d… des quatre factions de l’école de Gard-le-Fort. T… T… tu en sauras plus demain.

— D’accord.

— Ici tu es dans le g…gr… grand hall, expliqua Guelfin. À ta droite, tu as c… ce qu’on appelle l’amph…ph… l’amphithéâtre. C’est là que nous apprenons à l… lire et écr… crire et aussi… aussi… les cours d’histoire du royaume. À g…g… gauche, c’est pour aller à la salle à m… manger. On y r… ripaille bien, tu… tu… tu verras. Et en face, c’est l’escalier pour le d… dortoir. Montons-y av… avec ton barda.

L’escalier était en pierre blanche. Deux statues de chevalier, l’un avec une épée, l’autre avec une lance, en gardait le seuil. Le chemin qu’ils prirent était assez difficile à mémoriser pour Joan, passant par divers couloirs et autres escaliers, droit pour certains, en colimaçon pour d’autres. Des torches étaient suspendues sur les murs mais cela était bien peu face au froid que la pluie, qui s’abattit soudainement, apporta en un rien de temps.

Guelfin ouvra finalement une lourde porte de bois massif. La salle était assez grande pour y loger une vingtaine de personne. Des lits étaient disposés tout autour contre les murs, dont quelques-uns étaient posés par-dessus d’autres. Un système ingénieux, pensa Joan.

Un grand feu de cheminée ronflait tranquillement, veillé par deux garçons de l’âge de Joan. D’autres étaient sur leurs couches, en pleine lecture d’ouvrages ou discutant simplement. Il y avait une odeur de bois sec et de fumée due à la cheminée mais également de pain cuit.

— J… J’amène un nouveau, dit Guelfin. Il s’est battu contre Garvin et a remporté le combat ! C’est le capitaine D… Detreivie qui a accepté sa c… candidature !

Les jeunes se levèrent, stupéfaits d’entendre que Garvin le Teigneux, réputé pour la férocité de ses attaques, ait été défait par un nouveau qui venait d’arriver.

— Tu es bien mauvais plaisantin, Guelfin, lança un garçon blond à la queue de cheval en jetant un regard de biais au nouveau venu. C’est impossible qu’un tel alburostre ait vaincu Garvin dans un combat singulier !

— J… j… j’étais à la garde d… de l’ancienne chapelle et j… j’ai vu le c… c… combat de loin… mais je d… dit la vérité !

Le blondinet soupira, se leva de son lit et se posta devant Joan, les bras croisés.

— Est-ce vrai ? lui demanda-t-il.

— Je n’ai rien à confirmer, répondit Joan en le fixant dans les yeux. J’ai un ordre du capitaine Detreivie qui a supervisé mon entrée. Cela devrait vous suffire !

Sans attendre la moindre réplique, il entra dans la chambrée, poussant l’importun de l’épaule et posa ses affaires dans un coin.

— Quelle couche est libre ? demanda-t-il.

— Ici, il faut mériter son lit ! répliqua le garçon à la queue de cheval. De quel droit viens-tu ici réclamer un dû sans en montrer le mérite ?

— T… tu ne dois p… pas parler ain… ainsi à un c… camarade, Théobalt ! prévint Guelfin.

Le dénommé Théobalt souffla d’exaspération et ferma la porte d’un coup sec.

— Ferme-la donc, godiche !

Il s’avança vers Joan, l’air sûr de lui et faussement autoritaire.

— Je sens que ma venue te déplait, lui dit Joan, impassible.

— Certes. À la vue de tes frusques, je comprends que tu n’es guère aisé. Es-tu un quémandeur ? Je penserais presque tu es un va-nu-pieds si tu n’avais ces galoches aux pattes. Bien que leur état ne vaille de marcher sans…

Quelques éclats de rires retentirent parmi les résidants du dortoir. De toute évidence, ce Théobalt cherchait à s’affirmer en provoquant une querelle. Joan savait qu’il valait ne pas répondre à la provocation mais ce jeune rustre avait besoin d’une leçon.

— Et comment dois-je mériter mon lit selon toi ? lui demanda-t-il.

— Eh bien… tu dois passer la première nuit dehors, dans la forêt qui longe le cours d’eau à l’est du château.

— C’est tout ? Je préfère ça plutôt que de dormir ici avec cette puanteur qui émane de tes pieds. Tu devrais faire le va-nu-pieds dans la rivière pendant des jours pour t’extirper de cette odeur nauséabonde. Bien que cela n’aura pour effet que d’amener la peste chez les poissons…

L’hilarité gagna l’ensemble des pages qui observaient la scène. Théobalt avait trouvé un adversaire à sa taille dans le jeu des insultes, ce qui n’était guère dans ses habitudes, provoquant en lui une montée de colère. Ne se retenant pas, il asséna un coup de poing au visage de Joan qui ne put se protéger à temps. Cependant, le coup ne lui fit pas grand mal.

— Est-ce là, la force d’un chevalier de Gard-le-Fort ? s’étonna-t-il. Me serais-je trompé d’école ?

Pour toute réponse, Théobalt lui envoya un second coup mais Joan lui empoigna le poing et le força à baisser le bras. Le jeune page n’en revenait pas d’une telle force venant d’un paysan, étant même d’une taille plus petite que tous les autres dans la pièce.

— Ecoute-moi bien, sir Théobalt… je n’ai nulle envie de querelle ni de conflit. Je suis venu ici pour le même objectif que vous, celui de devenir un chevalier aguerrit. Ne me demandez pas pourquoi j’en ai décidé ainsi, cela me regarde et j’ai mes raisons. Nous allons passer des mois ensemble alors faisons en sorte que cela se passe en toute cordialité, n’est-ce pas une des vertus d’un chevalier ?

Chacun des pages présents ne revenaient pas d’un tel sang froid venant d’un jeune inconnu, ni d’une telle sagesse. Théobalt siffla entre ses dents quelque chose d’incompréhensible et s’en retourna sur sa couche, suivit de trois autres pages. Les autres s’en retournèrent à leurs occupations, un certain sourire aux lèvres.

L’affaire étant réglé, Joan se choisit un lit près d’une fenêtre et y posa ses affaires. Il y avait déjà une épaisse couverture et un oreiller de plume. Il n’avait jamais rêvé pareil luxe autrefois, lui qui était habitué à dormir dans la paille. Il observa la tempête dehors qui s’était déjà atténuée, n’ayant plus qu’une pluie battante et quelques éclairs dans le ciel. Il ne savait aucunement interpréter les présages et ignorait si son entrée par un soir d’orage aurait une quelconque incidence sur son avenir. Seul le temps le dira.

Annotations

Vous aimez lire L.A. Traumer ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0