I. 2.
19. Alba propose aux villageois un studio éphémère. Dans le fond de l’école et une pièce sans fenêtre je l’aide à tendre une toile gris clair, paysage fade mais qui fera l’affaire dit Alba. Sur un trépied elle ajuste son appareil sans flash. Les familles viennent par dizaines et Alba au départ généreuse doit compter ses négatifs. Je l’écoute me guider afin d’orienter les spots, vieilles appliques de la cantine et que nous avons montées sur des porte-manteaux, non plus à gauche me dit-elle bras tendu, regarde son visage de côté-là, comme sa cicatrice est belle. Le soir nous éteignons les lumières et je la regarde développer les tirages dans des bassines de fortune, seule sa lumière rouge son visage mécontent, tirages trop unis, mais il faut économiser le papier.
Dans l’obscurité l’impression d’être invisible– et Imane alors, tu ne veux pas me parler d’Imane demande Alba.
20. Plusieurs jours de soleil, la neige fond, révèle une terre vaseuse, lourde.
21. Les villageois récupèrent leurs portraits, extatiques proposent de nous offrir repas sur repas, Alba gênée rougit et se contente de les remercier des quelques mots Tuwa que je lui ai enseigné, un tel succès qu’elle promet de remettre cela d’ici quelques semaines, quand elle sera allée à la frontière racheter papiers et produits.
22. Le vieux Sixto nous invite chez lui à dîner– sa maison d’adobe ode à la révolution, revolvers antiques et portraits par dizaines, visages poussiéreux sur fond blanc, certains de généraux, Lobo, Villas, Marquez, d’autres de simples tirailleurs– morts sous les balles et les radiations– jeunes. Nous mangeons liquide et sans soif. Alba demande au Juge ce qu’il juge et le Juge se penche vers elle et relève son chapeau et son visage très sombre dans la lumière des bougies, puis, après une longue pause, dit je suis le vieux sage, celui qui connait le mieux la loi, je suis le Juge / et le commissaire alors / le Juge s’esclaffe, ce pays d’où vous venez n’a aucune autorité. Nous partons sous une lune ronde et souriante.
23. Hier le commissaire est entré de force dans la cabane d’un chasseur, accusé d’avoir dépecé un cougar, espèce protégée, il l’a ligoté et trainé et chargé à l’arrière de son camion et l’a emmené hors du village– quand il est revenu, seul et poussiéreux, les rumeurs ont commencé à gronder. Le chasseur gît probablement dans le désert.
24. La colère monte et les enfants me posent des questions à propos des anciennes révolutions– je fais tourner la craie entre mes doigts et, calmement, comme de vieux conteurs m’ont un jour raconté ces légendes, essaye de leur dire le terrible des révolutions.
Ils veulent des balles qui sifflent des chevaux qui ruent et des corps qui dévalent des collines escarpées– mais je prends le temps d’en arriver là.
25. Deux semaines de vacances. De nouveau, la neige.
26. Je descends la colline jusque la grande route, l’abribus et Lupe qui m’attend de ses grands yeux noirs– nous nous serrons sur le petit banc et elle pose sa tête sur mon épaule, sa lourde tresse le long de mon dos– je ferme les yeux et rêve du néant et d’un corps nu inerte et sans visage.
Le soir tombe bleu et lourd quand nous traversons la frontière et les rangées de bordel et de cantinas. Le bus s’arrête au milieu de la route et les militaires montent et scrutent nos papiers– attrapent un homme et le soulèvent et l’emmènent dans la nuit– derrière le grillage les cantinas et les bordels aux néons immobiles– sur un seuil trois hommes accroupis leurs mouvements lents comme des ombres– fument et soufflent sur la neige– un chien et les hommes qui lui jettent un bâton et le regarde courir et revenir et se secouer– couvrent leurs visages de leurs chapeaux– enfin trois femmes qui sortent du bordel et tirent les hommes comme s’il était temps de faire ce pourquoi ils étaient venus jusqu’ici, à la frontière. Les militaires descendent et font signe au bus de continuer. Nous roulons encore une demi-heure puis Lupe se lève et demande au chauffeur de s’arrêter. On ne voit rien d’autre que la lune et la lune reflétée sur la neige– je pose ma main sur son épaule me laisse guider à travers l’obscurité– enfin derrière une colline un ranch des écuries quelques fenêtres illuminées. C’est ici me dit-elle et sa voix semble la seule chose mouvante sur ces terres.
Le ranch appartient à Patricia sa cousine et Daniel son oncle. Nous mangeons sur une longue table en bois dont nous n’occupons qu’un petit bout le reste vide et qui nous pèse au coin de l’œil– la cheminée tire– Daniel a fait la guerre des cicatrices sur sa joue son sourcil brûlé– à plusieurs reprises sa fourchette qui glisse et tombe dans l’assiette– l’écho sourd de la céramique frappée– Patricia qui mouille une serviette et tend son bras– je n’ai pas besoin de ça la repousse-t-il et il s’excuse disparaît à l’étage. Patricia baisse les yeux. Je ne sais pas encore comment m’y prendre. Nous prenons les assiettes et les lavons en silence.
Patricia nous montre notre chambre au rez-de-chaussée. C’est petit mais proche de la cheminée du salon j’espère que ça vous ira dit-elle gênée / c’est parfait et la porte refermée Lupe se love contre mon buste et me pousse sur le lit– ses grands yeux noirs– ses lèvres qui tremblent susurrent– je lui demande ce que ça veut dire– elle vient et m’embrasse– c’est plus facile de te dire dans ta langue qu’en Kirgo– et elle me dit qu’elle m’aime– avec toute l’angoisse de ces mots et d’une chambre inconnue et obscure– l’odeur du charbon, de son corps– ses mains qui me déshabillent.
Au matin nous mangeons des œufs et Patricia, qui doit emmener Daniel chez le médecin, nous demande de nourrir les chevaux. Lupe me dit que je la gêne, m’ordonne de m’asseoir, va et vient avec le foin et la fourche, prend des poses suggestives– la lumière très pâle– très blanche– mon carnet sur les genoux, j’écris.
Nous prenons deux chevaux et trottinons sur la plaine et je lui demande pourquoi ça n’a pas marché, avec le père de son enfant– elle secoue la main comme le font toutes les femmes Kirgos, un mouvement de poignet lâche et qui veut dire que tout cela est sans importance. Nous remontons jusqu’à un petit village, trois maisons de torchis et un petit homme qui nous donne du café et des biscuits contre quelques pièces– il bégaye– à propos de sa femme qui est folle– folle de lui– il fallait le voir– quand il était jeune– il y a bien longtemps– bien longtemps oui– sa femme partie– faire les courses à la frontière– nous retenons notre souffle et rions.
Nous reprenons les chevaux et trouvons une grotte et jetons des pierres dans la profondeur de son obscurité, seul l’écho qui nous revient de très loin. J’approche ma bouche à la bouche de la grotte et crie de toutes mes forces. Lupe me demande ce que j’ai dit à la grotte. Je dis que ça n’a pas de traduction, comme le Kirgo est sa langue ma langue est ma langue. Alors dit le moi en Kirgo, avec d’autres mots, comme tu le peux. Je me penche et pose mes mains autour de son oreille et sent ses cheveux chatouiller la pointe de mon nez. Moee doorjee voon. Moee ej bojo vo dijoee Imane. Elle a les yeux humides et me serre dans ses bras. Moee toomsee pojr jo gaya hai. Elle embrasse mon visage sans s’arrêter– mes lèvres– mes paupières– mon front.
Nous remontons à cheval et traversons la plaine et elle rit. Ce n’est pas comme ça qu’on dit je t’aime– les autres mots, tristes, elle ne les corrige pas. Les chevaux avancent seuls et je penche la tête arrière et la nuit tombe et le ciel est bleu rouge violet et soudain s’éteint.
Le vent tombe et les arbres immobiles nous regarde avancer en silence. Patricia fume sur le perron et par la fenêtre Daniel endormi dans son fauteuil et l’obscurité. Nous rentrons tous les trois d’un pas solennel. À table Lupe demande à Daniel de raconter de vieilles histoires d’espions, comme il sait le faire précise-t-elle. Il joint ses mains et se penche au-dessus de son assiette et parle d’un pays qui n’existe plus.
C’est une terre aride de gypse et de calcaire, une terre peuplée de créatures légendaires, tigres géants et éternels et qui se nourrissent de pierre, creusent des galeries pour y cacher leurs petits, et ce sont des ingénieurs qui arpentent cette terre et la sondent dans des combinaisons de plomb et de tungstène et de bismuth, avancent pas à pas et étouffent et le soir se déshabillent suants et exténués autour des tables du mess, sans même la force de dire des blagues de cul ils se regardent silencieux, tout au plus se souviennent-ils de leurs béguins adolescents, au bord d’un lac une main sous un t-shirt, dans un sac de couchage deux corps tordus et qui se cherchent, oui, les yeux fermés ils sentent leurs sexes mous et inspirent ce vent chargé de poussière et qui brûle les poitrines et leur fait se dire est-ce donc cela, le prix de l’immortalité ? car ce sont ces mêmes ingénieurs qui ont créé la destruction et qui cherchent la vie éternelle et l’espion, lui, les suit à distance sur sa jeep, les piste comme un chasseur, son antenne parabolique et qui ressemble plus à un fusil qu’à un outil de surveillance, pointée sur leurs visages affaissés pour écouter leurs silences, et parfois l’espion s’imagine tirer et transpercer leurs poitrines, emporter leurs rêves et leurs nostalgies, mais il reste immobile et enregistre des dizaines de cassettes et les empilent sur sa banquette et bien sûr les ingénieurs ne trouvent rien, car s’il existait un tigre éternel pourquoi sortirait-il de tanière là, maintenant ? Est-ce une histoire vraie, oncle Daniel ? Il sourit. À un tigre près, elle pourrait.
La semaine s’écoule au milieu de la neige et des chevaux leur souffle chaud et qui cristallise dans le ciel blanc– nous faisons l’amour avec lenteur, maladresse, mes lèvres qui caressent ses dents et ses jambes qui m’enserrent un peu plus en elle– une proximité presque oubliée. Dans le bus du retour je dors avec l’impression d’être minuscule sur l’énorme siège– et l’impression, furtive, de ne peut-être jamais me réveiller.
27. Le tracé de mes jambes qui coupe l’épais manteau de neige et l’école plongée dans la pénombre seule la mansarde du proviseur éclairée à la bougie– dans la salle des enseignants je rallume le poêle et le proviseur m’apporte un verre de thé et des pâtisseries– la farine et le miel me collent aux dents– une branche de lilas tape à la fenêtre. Imane me surprend, à prendre mes médicaments, s’approche rapide et saisit la tablette et me demande ce que c’est pourquoi je les prends ici en cachette et je lui dis qu’elle est matinale– lui dis que c’est ma thyroïde qui continue de faire des siennes– ma peau qui me démange mon humeur changeante– et mon cœur– qui bat trop vite.
Elle me demande pourquoi je ne lui ai pas dit, respire fort, furieuse.
Nous sommes devenus des étrangers sur une terre étrangère.
Annotations