15 - L'envers de l'Ombre

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-Armand, focalise-toi moins sur l'horloge et plus sur tes sensations, fit corriger Ametara en soupirant. Lily, je sais que tu as envie de voir ce que ça fait de te déplacer dans la terre, mais c'est à tes risques et périls. Concentre-toi uniquement sur ta fusion avec les lianes. Hey, Thauroji, tu ne fais rien ?

L'ombre de ma capuche dissimulait mes yeux clos et mon air apaisé. Deux jours avaient passé depuis le cours de Julien, et c'est encore comme si j'avais découvert le Nirvana...

-Je t'ai observé, Thor'. Et les autres professeurs aussi. Il n'y a que Julien qui voit cette attitude comme un bon.

Elle me retira ma capuche d'elle-même. Elle fut surprise de lire non pas de l'anxiété, non pas de la peur, non pas de la tristesse sur mon visage, mais bien l'apaisement.

-Qu'est-ce qu'il se passe ? Je te croyais perturbé pour Atherach, et tu n'as pas l'air de vouloir quitter ce sourire idiot. Qu'as-tu découvert de si impressionnant ?

-Vous le voyez aussi ? Demandai-je d'une voix calme à l'extrême.

-Voir quoi ?

Je ne répondis rien. J'admirais plutôt la "classe" de téléportation, un terrain ouvert si spacieux, si complexe... Un véritable champ de bataille ; le sol était de glace ou de roche selon l'endroit, les arbres poussaient çà et là, des dizaines de ponts et de plates-formes flottants garnissaient le ciel,... Un endroit idéal pour un duel de téléportation. Tous les éléments étant présents sur le terrain, n'importe qui peut se téléporter où il veut. Des centaines de points stratégiques, un terrain inédit, des obstacles partout permettraient soit un cache-cache infernal, soit des courses-poursuites acharnées, soit des échanges de tirs entres lieux tactiques, soit des luttes ardentes selon les armes et les stratégies des combattants.
Le Duel de téléportations est une matière qu'Ametara donnait volontiers... à partir de la deuxième et troisième année. Il faut avoir beaucoup d'expérience en dématérialisation élémentaire pour bien s'y battre. En quoi consiste un de ces duels ? En fait, c'est un duel classique ; tous les sortilèges et armes y sont permis, la seule chose qui le différencie d'un autre duel est son terrain.

-Bon, cela suffit maintenant, gronda Ametara.

J'esquissai un sourire encore plus large à l'entente de cet ordre mal prononcé : Ametara était en général une personne timide et sympathique qui fuyait les situations socialement difficiles... Elle n'était pas mentalement faite pour se fâcher.

-Si tu ne travailles pas, Thor', tu ne seras jamais prêt à affronter le monde extérieur. Tu seras à la merci du moindre bandit. C'est ça que tu veux ? Allez, fais-moi plaisir, essaie juste de te dématérialiser un peu pour moi.

Je vis les autres élèves galérer. Un Exanthrope Thêta, dont les téléportations consistaient à placer des zones de radiations anti-magiques et de se téléporter entre ces zones, essayait tant bien que mal de faire passer le Code de son corps entre deux radiations. Le fameux Armand, humain de la terre, s'était agenouillé, perlant de sueur, et la dénommée Lily, humaine naturelle, regardait ses doigts se transformer en branches. Tous les Kytsimms du groupe, déjà décomposés élémentairement, en étaient déjà à la phase de déplacement instantané dans l'espace.

Puis, sous le regard insistant d'Ametara, je me focalisai sur ma fusion avec la Foudre. Le Muthane me chatouillait déjà les bras... Avant d'essayer quoi que ce soit, je fermis les yeux et me remémorai... Je me remémorai l'Epreuve, et la facilité avec laquelle je m'y téléportais. Je me remémorai la rage avec laquelle j'ai déchaîné la puissance des Ampères alors que le Gardien d'Entia avait lâché sur moi des hordes d'araignées. Je me remémorai cette tornade de Muthane que j'avais aperçue, dans ma chambre, m'enveloppant comme pour me protéger.
Et puis, je pensai à ma mère. Célestia, sa lumière, sa bonté, sa beauté, ...

Le vent, soudainement, me frôla le visage. Quel silence, subitement... Une lumière blanche qui m'était restée celée me parvint aux paupières... Le soleil... Je pouvais sentir la chaleur qu'il me prodiguait... N'étais-je pas précédemment situé dans l'ombre d'un pont flottant ?

Je me détournai de la pensée de ce détail. J'avais encore une téléportation de foudre à opérer. Les paroles de Ferdinand me revenaient aux oreilles, tel un écho. "plus chaque mage ressemble à son élément, plus il est puissant"... L'imprévisibilité, l'arme suprême de la Foudre. Pouvais-je être imprévisible dans cet état éternellement calme ? Je ne le savais. Et je doutais que dans mon état, la fameuse colonne d'araignées pusse m'enrager à ce point.

Non... La clef de l'imprévisibilité, c'est l'instinct. Et très peu de moyens permettent d'agir seulement par l'instinct. La peur, la rage et la folie, par exemple. Mais... Si Ferdinand se trompait ? On peut agir par instinct via un état de quiétude absolue... Et si le Calme avant la Tempête était plus fort que la Tempête elle-même ? Et si l'apaisement était une forme d'émotion fulgurique encore plus forte que la Folie ?

Je me focalisai sur le Muthane qui me passait entre les doigts... Il ne fallut pas longtemps avant que je n'entende le premier arc électrique effleurer ma peau. Un instant plus tard, je ne sentis plus ma main, puis mon bras, puis mon torse alors que le bruit de l'électricité statique se faisait entendre de plus en plus fort. Il y eut une déflagration, puis plus rien. Je rouvris les yeux ; je me trouvais sur la plate-forme lévitante la plus haute, au-delà même de l'Académie. Une plate-forme bel et bien soumise à la gravité, mais qui semblait se reposer sur le flot des nuages.

Un cadre ovoïde cyan brillant se trouvait en face de moi. Dans ce cadre, un trou dans la réalité : un portail. De l'autre côté, des élèves me félicitaient, m'applaudissaient et hurlaient d'encouragement. Tous ces sons me parvenaient étrangement, comme si mes tympans avaient été recouverts d'une subsance vaseuse... Ma vue se troublait, aussi.
Ametara se trouvait elle aussi de l'autre côté du portail, devant la foule en délire. Je discernai difficilement son rictus sidéré. Je lui souriai et tombai dans un autre portail derrière moi. Il m'amena directement aux pieds de la professeure, devant laquelle je chutai lourdement. Elle m'analysa alors que je fermis les yeux...

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Cette journée épuisante arrivait à son terme. ENFIN ! J'allais me réfugier dans ma chambre bien brûlante de chaleur, commander un burger à l'assistance magique de nourriture et lancer un bon gros jeu vidéo des années 2000 sur un ordinateur défini du mot "rétro" pour ce monde, mais "High-Tech" de mon point de vue...

-AH ! Xenthores ! m'interpella Witz, essouflé, qui venait de me rentrer dedans.

-T'es malade, gars ?

-Moi, non... annonça Witz d'une façon qui m'inquiétait. Mais Thauroji, presque !

-Qu'est-ce que tu veux dire ?

-Il a fait un malheur en téléportations ! Il s'est évanoui !

-Meeerde ! Il est où ?

-Près d'Entia, évidemment... Elle s'en occupe, il ne s'en est pas encore remis. Oh, et Alexandra est là aussi.

-Entia et Alex se côtoient ? Satan, je ne le crois pas !

-Arrête de railler, elles ne se disent mot... Elles savent pertinemment que si l'une ou l'autre ouvre la bouche, il y aura des pains, des poires et des tartes au dîner.

-Arrêtons de discuter et allons-y.

-De toute façon, je resterai au chevet de Thor' tant que l'une ou l'autre ne sera pas partie. Il leur faut une présence supplémentaire pour les calmer en cas de besoin.

-Alors pourquoi tu es venu ?

-Pour venir te chercher, bien sûr ! Viens vite, plus le temps passe, plus ça devient dangereux !

Lui et moi avons couru vers l'infirmerie... Heureusement, lors de notre approche, rien n'était audible par la porte restée ouverte.

Les deux filles se trouvaient à deux coins opposés en se tirant la gueule. Il était visible qu'Alexandra ne voulait que voir Thauroji, mais qu'Entia la repoussait. Pauvre Alex... Elle est pleine de bonnes intentions, et elle doit se heurter au racisme élémentaire d'une mage de la nature. Je suis sûr que, si Entia n'était pas aussi détestable à son égard, elles auraient pu être copines.

Les deux femmes nous saluèrent plus ou moins amicalement lors de notre entrée dans l'infirmerie, puis se tournèrent à nouveau la tête, comme deux enfants qui se boudaient tout en n'ayant pas oublié la politesse.
L'infirmerie était plutôt bondée ; il y avait là quelques élèves brûlés, d'autres dont la main avait été broyée, certains qui étaient en train de se remettre d'une électrocution... Oh, et on venait aussi d'amener une malchanceuse qui s'était prise une flèche dans l'épaule. Que voulez-vous ! La magie peut difficilement faire du mal à son lanceur, mais il faut faire très attention avec ses partenaires d'entraînement.
Entia se trouvait au fond de la pièce, au chevet d'un lit isolé des gémissements et râleries des autres malades ou blessés. Elle regardait un personnage vêtu d'une robe bleu marine bordée d'or : Thauroji.

Nous nous sommes approchés du lit, sous le regard noir d'Entia tourné vers ma personne. Dès que ses globes oculaires se tournaient vers Witz, son rictus se faisait néanmoins plus souriant... Rah, que je déteste cette salope.

-Ouah ! C'est quoi ces cernes ? m'étonnai-je en voyant les poches mauves sous les yeux de mon pote dans les vapes.

Les yeux du malade s'ouvrirent subitement, suite à ce cri...

-Ouf ! s'exclama Entia en voyant cela. Tu te réveilles plus tôt que prévu ! Je suis heureuse de savoir que ton épuisement n'a pas été aussi loin.

Elle ne remarqua heureusement pas Alexandra qui s'était glissée entre moi et Witz pour pouvoir tenir la main gauche de Thauroji. Lorsque la mage de la nature le remarqua, l'électrophile la supplia :

-Je t'en prie, Entia...

Pour une fois, elle lâcha la mage de l'ombre.

-Ce que tu as fait était magnifique ! Admira cette dernière.

-Ce n'était qu'une téléportation de foudre, fit Thauroji, modestement et faiblement.

-Même réussir une téléportation fulgurique à ton niveau est un exploit ! S'énerva Entia. Mais non, Monsieur se permet, avant sa téléportation des éclairs, de faire une téléportation luminique qui l'a encore plus affaibli ! Mais qu'est-ce qui s'est passé dans ta tête ?

-Je n'ai fait qu'une téléportation fulgurique, s'étonna Thauroji. Qu'est-ce que tu racontes ?

-Entia dit vrai, approuva Alexandra avec fierté. Tu as réussi une double téléportation à ton niveau !

-Je suis infiniment désolée de dire cela, mais tu aurais dû mourir ! s'indigna Entia. Ton Muthane n'est pas assez évolué, c'est impossible que ta réserve n'ait pas été entièrement consumée !

-Pas impossible ; miraculeux, corrigea Alexandra. Au lieu de le critiquer, tu devrais plutôt le considérer avec respect.

-Comment cela ?

-En tant qu'experte en magie et amie de Thauroji, dès que j'ai appris qu'il était tombé à court de Muthane, j'ai directement lancé ma petite enquête. Les calculs liés au Muthane sont assez simple à ce sujet ; lors d'une téléportation, le Muthane utilisé de manière active --la partie qui sert à téléporter-- est proportionnel au produit de la masse téléportée et de la distance parcourue. J'ai obtenu les distances précises des téléportations et la masse de Thauroji, d'après le renseignement d'Ametara qui a tout vu.
Il suffit donc d'additionner le Flux Muthanien actif luminique utilisé avec le Flux Muthanien actif fulgurique utilisé pour obtenir l'énergie magique qu'il aurait perdu si l'entièreté de son Flux Muthanien était utilisé activement. ET C'EST LÀ QU'EST LE MIRACLE ! Les débutants comme lui n'utilisent généralement que un à cinq pourcents de leur Muthane en lançant n'importe quel sortilège. Moi-même, je n'en utilise que 41% ; toi, Entia, tu avoisines les 54% ; quant à l'Ancien, il utilise 99% de son énergie magique.

-Ah parce que, en plus, tu as eu l'IMMENSE honneur de pouvoir analyser la magie de notre doyen ? Snoba la mage de nature.

-C'est une longue histoire... Bref, Xenthores, Witz, on possède des appareils qui peuvent analyser la quantité d'épuisement magique ; la quantité de Muthane qu'il manque à l'intérieur d'un corps. Pour connaître le pourcentage magique utilisé par quelqu'un --ce qui est une constante, cela ne change qu'en fonction du temps et non du sortilège--, on met en rapport le Flux Muthanien actif lancé par un individu lors de n'importe quel sortilège, et son épuisement magique. On peut ainsi déterminer le pourcentage actif du Muthane de n'importe qui, cela signifie, par exemple, pour Entia, qu'uniquement 54% du Muthane qu'elle envoie sert à faire de la magie. Le reste se perd dans l'espace sous une forme passive, inutilisable.
Et c'est lorsque j'ai voulu élucider cette affaire que j'ai découvert le miracle ; Le Flux Muthanien Actif lancé par Thauroji lors de ses deux téléportation égale parfaitement son épuisement magique !

-QUOI ???!!!??? s'écria le prodige, sortant pour la première fois depuis deux jours de son calme imperturbable. ATTENDS... J'ai utilisé 100% de mon Muthane de manière active ?

-Oui.

-J'AI... J'ai réussi à DÉPASSER LA MAGIE DE L'ANCIEN ?

Même les blessés les plus râleurs de l'infirmerie nous regardaient avec des yeux de merlans frits...

-MAIS COMMENT TU FAIS ??? Hurla Witz en empoignant notre pote et en le secouant comme un prunier.

-J'ai... J'ai juste... découvert le muthane... répondit l'électrophile, pensif et perturbé.

-Comment ça, tu as découvert le Muthane ? interrogea Alexandra.

-C'est Julien qui nous en a donné un cours... Le nouveau professeur de magie électrique... J'en ai été si fasciné que je commençais à en avoir des visions...

Puis, se tournant vers Alex :

-Toi aussi, tu le vois ?

-Voir quoi ?

-Le Muthane... Je le vois encore, là, maintenant, tournoyer tout autour de moi...

Alex' sembla vivement s'inquiéter pour notre ami.

-Le Muthane est invisible, Thauroji, informa-t-elle. Et cela est si mystérieux que même les Sub-Abyssaux n'ont pas la capacité de le visualiser.

-POUR LA DERNIÈRE FOIS, L'OMBRAGEUSE ! Hurla Entia de rage. De quel droit oses-tu posséder de telles informations sur cette magie ?

-Ah, parce qu'il y a eu une première fois ? me murmura Witz.

Ayant capté les paroles de l'archer, Entia rougit comme une tomate en un instant et se tut.

-Je ne le nie jamais, Entia, lui répondit posément Alex. Je le dis moi-même : je connais tant de choses sur la magie, principalement l'E.S.A. et le temps, que certaines sociétés pourraient vouloir me traquer pour me tuer. Tu es assez intelligente pour savoir que si je te le dis en face, c'est que je te considère entièrement digne de confiance, alors, PAR HÉCATE ! Traite-moi comme une égale !

La mage de nature la snoba. Alexandra se rembrunit aussitôt, jusqu'à ce que Thauroji, toujours couché et les yeux pochés, lui attrape le bras.

-Prends Witz et Xenthores avec toi, Alex... Je veux que tu leur explique le Muthane... Si moi j'ai eu ce savoir, ils doivent l'avoir aussi...

-Mais, Thauroji ! Se plaignit la femme. Je ne comprends même pas comment tu connais le fonctionnement du Muthane, même si Julien était le meilleur professeur du monde ! Tu sais que sur Arcania, c'est une matière universitaire qui prend plusieurs années d'études ?

-Je ne te demande pas de leur expliquer comment ça marche, mais les bases, corrigea l'électromage en lui tendant un papier plié en quatre.

Alexandra le prit, le déplia et on vit, dessinés sur le carbone, trois schémas qui ne me disaient rien...

-Explique-leur cela, Alex'... Fais l'expérience de la Poussière d'Arcanes... Tu en trouveras sous la forme électrique chez Julien...

-Si Julien a fait cette expérience, je ne pourrai jamais en retrouver chez lui. Il est usage de rendre la poussière arcanique à la source dont on l'a arrachée après son utilisation. Recyclage magique, tu sais...

-Toi qui es calée en magie, tu n'aurais pas un homonculus arcanique dans ta chambre ? demanda le malade.

-Euh, si... Mais, comment...

-Julien nous a aussi expliqué l'origine de la poussière arcanique... Explique-leur toutes les bases ; pour manipuler la magie, il faut la ressentir. Pour la ressentir, il faut la connaître. Pour la connaître, il faut la comprendre.

-D'accord, mais le sujet est vaste ! Qu'est-ce que tu veux que je dises ?

Il lui fit une liste absolument incompréhensible pour les néophytes de tout ce qu'il avait apparemment vu avec Julien... Lorsque ce fut fait, Alexandra posa sa main sur le front de Thauroji pour voir sa température puis l'embrassa sur la joue --ce qui mit Entia hors d'elle-- avec une inquiétude visible. Lorsqu'elle a quitté l'infirmerie, avec nous deux sur ses traces, elle avait l'air de quelqu'un qui venait d'examiner le triste état d'un ami atteint de démence.

Nous sommes arrivés sans encombre dans sa chambre, que j'aperçus pour la première fois.
Dans un premier temps, je ne voyais rien que le néant... Puis, étrangement, mes yeux s'habituèrent à l'ombre et j'aperçus avec surprise plusieurs niveaux de ténèbres ; tout était entièrement d'un noir pur, pourtant je discernais une sorte de profondeur dans tout ce que j'aperçevais. Seule une photo placée sur une cheminée où brûlait un feu noir de jais restait en couleur et cette image éblouissait mes yeux déjà habitués à la plus profonde opacité... Je pris mon temps pour l'observer ; on y voyait une petite fille rousse, âgée de trois ans environ, jouer avec un homme grand et roux, drapé dans une toge sombre. L'homme, hilare, chatouillait le ventre de la fillette qui riait tant aux éclats que j'en entendis presque son rire à travers le cadre immobile. En arrière-plan, une belle femme à la peau d'un noir charbon et aux oreilles pointues regardait la scène en souriant. Cette enfant-là semblait passer le plus beau jour de sa vie.

Je regardai Alexandra s'affairer, en me faisant la réflexion que peut-être jamais je ne verrai ce beau visage sourire à nouveau. Toute la joie de son enfance s'était subitement transformée en douleur infâme par la suite de cette funeste soirée...

Je me détournai de la photographie qui m'abîmait les yeux et me faisait pitié. Je n'avais pas accordé beaucoup d'importance à la mage de l'ombre lorsqu'elle a raconté le récit de son histoire, mais ce récit, je l'ai retenu... Et voir cette photographie, là, seul rayon de soleil dans cet univers d'ombre, seule joie dans ce monde triste, seul souvenir heureux dans toute cette mémoire de fille errante, m'a ouvert les yeux en ce qui la concernait. Mon coeur se serrait, j'avais même envie de réconforter la mage de l'ombre mais je savais, au plus profond de mon âme, qu'il était impossible de réparer l'irréparable.

"Conneries ! C'est juste toute cette ombre qui nous entoure qui nous corromp le cerveau... Vivement qu'on sorte !" Pensai-je avec une pointe d'énervement. En réalité... Je ne pouvais savoir si mes sentiments de pitié pour Alex étaient véridiques ou si la tristesse de cette chambre ombrageuse m'avait réellement envahie.

Alexandra amena enfin une sorte de... D'étoile de mer monstrueuse avec des tentacules violettes et brillantes (Ouah ! Nos yeux !), la retourna et enfonça sa main dans le seul orifice de cet être étrange, comme si elle était devant une dinde qu'il fallait farcer. Cependant, ce n'était pas pour y insérer quelque chose, mais pour en retirer ; une sorte d'énergie rouge foncée (Encore plus de couleurs ! On en peut plus !) flottante se déversa dans l'espace ; puis la mage de l'ombre prit un appareil d'une étrange composition --une machine de technologie purement arcanique-- et aspira cette énergie par un curieux embout... Par l'autre extrémité de la machine sortit une poudre très fine soumise à la gravité ; de la poussière d'Arcanes.

J'ai lu et relu le passage que Thauroji avait écrit à propos de son cours avec Julien, et je peux affirmer que le cours d'Alexandra était pareil. Les seules différences étaient qu'Alexandra était bien plus désordonnée, que sa poussière d'Arcanes était moins pure et que le Muthane de l'ombre revient légèrement moins rapidement à son lanceur ; les explications étaient donc assez chaotiques, et l'expérience avait surtout moins d'impact.

Lorsque ce fut fini, je lui posai une question qui me chatouillait les lèvres depuis le début de l'expérience ;

-Alex' ?

-Hem... Oui ?

-Si le Muthane revient plus ou moins rapidement à son envoyeur en fonction de la magie, et que, par exemple, le Muthane de foudre revient plus rapidement que le Muthane d'ombre, cela signifierait que les ombrageux récupèrent moins vite que les électriques ?

-Non... Désolée de te décevoir, mais comme le feu est une magie à retour rapide, tu aurais pu aussi être avantagé part rapport aux autres... Mais non, la régénération du Muthane opérationnel ne dépend pas du retour du Muthane inutilisable. Cette vitesse de régénération est une constante, c'est-à-dire qu'elle ne peut augmenter qu'en buvant une potion ou en étant sous l'action d'une mécanique arcanique. Maintenant, je vais aller ranger l'Homonculus, il réagit assez mal à l'ombre...

Elle prit l'étoile de mer baveuse dans ses bras et l'emmena dans une autre pièce... Puis elle revint à nous et nous proposa un verre.

-Quoi, s'interrogea Witz, ne me dis pas qu'ici, il y a des verres de ténèbres et des boissons de ténèbres ?

Alex rigola --ce qui me surprit vivement-- puis s'approcha de nous. Elle posa sa main droite sur mes yeux, et sa gauche sur les yeux de Witz. Lorsqu'elle nous dégagea la vue, un univers totalement différent s'offrit à nous ! Je n'ai même pas calculé l'endroit tant j'étais perturbé par cette nouvelle vision des choses, mais TOUT était coloré.

-Et maintenant ? Demanda-t-elle en gloussant. Vous croyez toujours que je n'ai pas de quoi vivre ici ?

Nous étions abasourdis. Alex se dirigea vers une armoire jaune, l'ouvrit, en sortit tout un service de verres normaux, puis prit un pot bleuâtre --ornée d'une image de rose à feuilles bleues et tige rose--, en déversa le liquide contenu dans trois verres et nous en tendit deux... J'ai pris le mien directement mais avec inquiétude --généralement, les liquides bleus sont de mauvais présage--, mais Witz hésita quelques temps... Sous l'amical regard insistant d'Alex, il saisit le verre et manqua de le renverser lorsqu'il essaya de sentir son odeur.

-MAIS ÇA SENT SUPER BON ! S'écria-t-il alors qu'Alexandra se marrait.

-Évidemment que ça sent bon ! Pouffa la ténébrienne. C'est ma boisson préférée, un mélange de miel et d'extrait de rose qui viennent des profondeurs !

-Pourquoi c'est bleu comme ça ? Interrogeai-je.

-je vous dois des explications. La magie de l'ombre n'est pas la magie d'annulation de la lumière ; c'est la magie des anti-photons. Nous autres, ténébriens, manipulons une anti-lumière en quelque sorte. Cette anti-lumière reste noire pour le commun des mortels, mais, lorsqu'on possède une vue inversée, que je vous ai prodiguée temporairement, tout devient "clair". Vous voyez actuellement les anti-photons, et vous serez étonnés d'apprendre qu'il existe des milliers de villes souterraines qui ne possèdent aucune lumière. Tout ce qui y provient ne réagit pas à la lumière mais aux ténèbres.
En clair, cette boisson est bleue à cause de l'extrait de rose des profondeurs, une rose qui est noire sous la lumière, mais bleue quand on la voit avec la vision inversée.

-Mais c'est dingue, avons interjecté moi et Witz pratiquement en chœur.

J'ai commencé à boire ; très sucré, peut-être trop sucré, mais par Pyro qu'est-ce que c'était bon ! Mais bon... 'Pas le genre de truc que je boirais tous les jours, c'est écœurant.

Alexandra continua pendant que nous buvions :

-Il existe certains elfes noirs, certaines créatures, certaines personnes qui possèdent naturellement une vue inversée. Cela est très handicapant car ceux-ci vivent principalement dans la lumière ; or, sous le soleil, ils sont comme vous dans une salle sans fenêtre ni lumière. Ils vivent ainsi comme des aveugles, ne voyant que la clarté de la lumière ou de son absence.
Nous autres, ténébriens, avons la capacité d'émettre des anti-photons en permanence. Plus il fait sombre, plus nous en envoyons. Eh bien ces gens qui ont une vue inversée, ils ne captent pas les photons mais les anti-photons ! En temps normal, ils ne voient rien parce que, précisément, aucun anti-photon ne leur parvient aux yeux !

-Donc une personne à la vue inversée ne peut voir qu'en présence d'un ténébrien ? S'étonna Witz.

-Et sous la lune, ajouta Alex en souriant. La lune renvoie les rayons du soleil en transformant une grande partie en anti-photons. Là où n'importe qui se gammèlerait sur n'importe quel tronc d'arbre lors d'un croissant de lune, eux voient comme en plein jour. Mais là où c'est particulier, c'est qu'ils voient tout en négatif ! N'est-ce pas étrange ? Les feuilles leur apparaissent roses, la neige noire, le charbon blanc, le feu bleu. Pour votre part, avouez que vous ne saviez pas que tout cet époustouflant décor se cachait derrière tout ceci !

-C'est sûr, fit Witz, ébahi.

-C'est ma mère qui m'a apprit comment apprécier ce genre de chose !

Elle se rendit soudainement compte de ses propres paroles et se réfugia à nouveau dans la tristesse.

-Elle était... une elfe noire.

-Tu as du sang Elfe ? S'étonna Witz.

Je lui fis un coup de coude. Évidemment, parler de sa mère n'enchantait pas du tout notre hôtesse.

-Elle était tout pour moi... C'était une mage de la terre dotée de cette fameuse vision inversée... Aucun de ses parents n'ayant de rapport avec l'ombre, ils ne pouvaient pas l'aider beaucoup à retrouver la vue... Elle était obligée de côtoyer des mages de l'ombre peu scrupuleux pour ne pas perdre la raison...
Et puis un jour, alors qu'un de ces fameux mages de l'ombre profitait de sa dépendance, un bel humain roux qui manipulait lui aussi les ténèbres est venu et a chassé ces mauvais garçons... Le sauveur proposa à ma mère de rester avec lui autant de temps qu'il faudra... Il était devenu son allié, son ami. Les deux s'attachaient beaucoup. Ils se sont aimés, ils se sont épousés, et me voilà.

-On ne voit pas beaucoup tes origines particulières, observa le multiarch.

-Oui, j'ai le physique de mon père. Mais, de ce que je connais d'elle, j'ai le caractère de ma mère.

-comment sais-tu autant de chose sur tes parents, questionnai-je, si...

Je ne formulai pas la fin de la phrase pour une raison évidente.

-Tout ce que je connais de leur histoire, je l'ai connu grâce à la grande base de données de Centralis. C'est là, aussi, que j'ai trouvé cette photo, annonça-t-elle en pointant le cadre sur la cheminée.

Entre parenthèses, le feu de l'âtre ténébreux m'était apparu rouge sang, les cheveux de la fillette et de son père étaient devenu bleus, la peau de l'elfe me paraissait blanche. En regardant autour de moi, je m'aperçus enfin de l'inversion des couleurs : Ma peau et celle des autres ? Noir bleutée. Les cheveux de Witz ? Blancs. Ceux d'Alex ? Bleus. Le blanc de nos yeux ? Noir de jais. Comment n'avais-je pas pu discerner cela plus tôt ?

Alex, voyant bien que cela me perturbait, posa à nouveau ses mains sur nos yeux, et, lorsqu'elle les retira, tout redevint infiniment sombre.
La dame nous laissa disposer, et, lorsque nous sortîmes, il nous fallut bien du temps avant de récupérer notre vue tellement nos yeux habitués à l'ombre réagissaient mal à la simple couleur du couloir.

Moi et Witz nous sommes séparés ; lui allait voir Thauroji à l'infirmerie une dernière fois avant de se coucher, moi je me dirigeais vers ma chambre pour enfin profiter d'un repos bien mérité.

Je me fis un bon bain de flammes ; la lave était encore trop chaude pour moi... Bientôt, je le pensais, j'allais pouvoir plonger dans le magma sans même me brûler, mais en attendant un tel acte m'était encore mortel. Pendant que les flammes purifiaient mon corps de toutes les crasses qui s'y étaient incrustées, je réfléchissais à propos du Muthane et de Thauroji... Je ne comprenais pas très bien de quelle façon ces informations avaient ému mon pote à ce point, mais je comprenais une chose : elles lui avaient permis de faire un sortilège qui l'aurait tué dans un temps normal.

Alors je jouai avec mes propres flammes, essayant de sentir le Muthane me parcourir les veines. Je ne sentais rien de tel, mais je me rappelai que le Muthane, chez les mages du feu, se contient dans les muscles. Les miens semblaient s'échauffer... C'est dingue, je restais là, dans un bain de flammes qui me brûlait le corps entier, et j'arrivais à sentir une sorte de combustion supplémentaire dans mes cellules musculaires.

Je regardai les flammes avec plus d'attention. Aucune particularité. Pas d'énergie mystique s'envolant dans les airs, ni rien de tel.

Puis je regardai les flammes de mon bain danser dans les airs. Et c'est là que je le vis ; chaque flamme qui s'effaçait laissait sur son sillage une sorte d'énergie aux milles couleurs... Je me couchai et appuyai ma tête sur le bord de la baignoire, croyant avoir rêvé... Une brume arc-en-ciel couvrait l'espace et particulièrement le plafond, telle de la fumée s'élevant dans les airs.

Thauroji n'était pas fou... Je voyais aussi le Muthane !

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