Chapitre 4
Jour sept.
Le 28 juillet 2137 à vingt-deux heures quatre, une escouade embarquait en avion de transport militaire, le S-240J, accompagné d’une patrouille 4000D et d’un ravitailleur S-200. Asger contenait son angoisse d’aller en mission, ça faisait si longtemps qu’il en avait oublié la sensation. Ce n’était franchement pas plus mal.
Avec la crise économique mondiale, les batailles se faisaient rares. Aucun pays n’avait les ressources nécessaires pour se permettre une telle perte d’argent. Ce n’était que des guerres sur le papier en attente d’une résolution miraculeuse. En ces temps, les déclarations de guerre allaient vite. Une querelle et hop, tu craquais comme un enfant capricieux.
En même temps, les populations étaient à cran, l’obsession quant à retrouver une source monétaire importante poussait à accepter l’inacceptable, alors un papillon qui valait des milliards, il ne pouvait pas y avoir d’autre débouchée que le conflit. Rien ne sert de les juger, si tu vivais avec leurs conditions de vie, toi aussi, tu aurais cherché la guerre.
La France était en paix avec la Colombie. Du moins, jusqu’à ce jour. Cette arrivée dans le Parque Natural Chicaque ne pouvait aboutir qu’à une catastrophe relationnelle. C’était deux amants qui allaient se déchirer en mille morceaux. Des soldats qui pénétraient des frontières pour y voler un bien, Asger ne doutait plus des conséquences que son équipe allait engendrer. Bon, si ce n’était pas la France, ça serait les États-Unis, ou l’Angleterre, ou n’importe qui parce que tout le monde voulait ce papillon.
Oui, ça faisait une éternité qu’il n’avait pas autant angoissé à l’idée de périr. Il l’acceptait doucement, c’était son métier après tout. Il finirait bien par se prendre une balle dans le cœur. Mais de là à se sacrifier pour un insecte. Non pas qu’il maudissait ce pauvre lépidoptère qui n’avait rien demandé, la situation confirmait juste que l’être humain était corrompu jusqu’au bout et davantage chaque année.
Son anxiété se compressait dans ses doigts qui n’allaient pas tarder à être ensanglantés à force de se gratter la chair. Il avait été entraîné pour garder la face, le visage stoïque comme l’élite suprême qu’il était. On lui avait ordonné de garder cette expression de neutralité même sous la torture. Mais son toc de se démanger les pouces le trahissait. Tu imaginais, toi, de devoir garder une allure de type invincible quand tu étais envoyé dans la gueule du loup ?
Il n’était pas le plus à plaindre dans cet avion. Il admirait Hermen se décomposer sur place, le teint blanc comme un cadavre, dégoulinant de sueur.
— Bah alors, pas la grande forme hein ?
Le lépidoptériste dégagea sa veste pour aspirer le peu de fraîcheur aux alentours, la poitrine comprimée dans une crise d’angoisse. Il avait besoin d’air, si bien qu’il aurait été capable de sauter dans le vide s’il n’y avait pas les soldats pour l’arrêter. Merde alors, c’était à ça que ressemblait son dernier instant de vie ? Il n’était pas prêt à mourir, que ce soit écrabouillé ou par l’ennemi.
Il tenta de répondre, mais il se vomirait dessus s’il ouvrait la bouche. Il avait déjà voyagé un tas de fois, mais jamais dans un tel engin qui se secouait tel un ouragan et qui transperçait l’air comme dans un trou noir.
Respire, ça va bien se passer. Il n’y avait aucune raison que ça se termine mal. Avec une dizaine de soldats, et surtout un colonel qui le suivait à la trace, il était trop entouré d’armes pour qu’elles soient obsolètes.
— Détends-toi, reprit Agsel. C’est pour la bonne cause, toi-même tu le dis. Sinon, es-tu sûr de la zone ? Si l’on se trompe, là par contre, je ne te garantis pas qu’on s’en sorte.
Sûr ? Non. Mais d’une, c’était trop tard. De deux, si le papillon ne se trouvait pas ici, alors il ne savait foutrement rien d’où il pourrait se cacher. Cette réserve naturelle était là où les lépidoptéristes migraient pour étudier leurs cibles. C’était aussi à cet endroit que des vivariums se regroupaient pour protéger les espèces en danger.
— Oui, ça devrait être ici.
— Bon. Puisqu’on risque notre vie, il faut que tu saches que je n’aime ni mon nom ni mon prénom. Alors, monsieur le lépimachin, appelle-moi As. Parce que si l’on s’en sort, je compte bien suivre cette histoire.
— Tu veux ta part du gâteau dans la team je-sauve-le-monde, rit-il.
— Faut dire que je risque ma vie pour un papillon. D’ailleurs, j’aimerais comprendre pourquoi j’en arrive là. Qu’est-ce qu’ils ont de spécial, ces papillons ?
— Ils ont tout de spécial. Au Japon, deux jeunes filles représentent un couple de lépidoptères durant les mariages traditionnels. On associe cette symbolique au bonheur et à la fidélité parce que dans la nature, ils volent toujours ensemble. C’est beau, hein ?
— Je dirai même, c’est poétique !
Après quelques heures, ils enfilèrent le sac contenant le parachute et agrippèrent leur harnais de sécurité. Que Hermen le veuille ou non, il allait sauter. Ce n’était pas très malin d’atterrir en forêt aux arbres infinis, ils pourraient se prendre dedans, se fracasser le crâne contre un tronc, bref, peut-être qu’ils allaient mourir une fois le pied hors de l’avion. Mais ils n’avaient pas le choix.
Pour éviter de se faire prendre, en tout cas le moins rapidement possible, ils avaient prévu de sauter à deux heures de marche du vivarium. Que Hermen ne s’inquiète pas, on l’avait scellé à As pour sécuriser leur saut. Son dos trempé de transpiration se collait au torse du colonel, il aurait été gêné en temps normal, mais bon sang, il allait sauter d’une hauteur de cinq mille mètres.
Son corps tremblait comme une machine à laver, ses dents claquaient entre elles, sa parole ne savait plus être fluide, son cœur tambourinait dans sa poitrine, était-ce une crise cardiaque ? Il avait entendu dire qu’on pouvait mourir d’un arrêt cardiaque avant de s’exploser au sol tant le cerveau ne le supportait pas. Et si le sien était trop sensible ? Tant de questions qu’il aurait aimées poser aux soldats, mais voilà qu’As venait de les projeter dans le vide.
Le vent le frappa comme des coups de battes de baseball dans le visage, il crut presque que son nez était brisé. Il fut aveuglé par la pression, ses paupières refusèrent de s’ouvrir et quand il força, ses yeux pleurèrent à chaudes larmes. Son corps fut coincé, sa respiration se bloqua, il essaya d’inspirer, mais rien à faire, plus aucun air n’entrait dans ses poumons. Allait-il mourir ainsi ?
C’était une sensation que tu ne pouvais connaître que si tu la ressentais, celle qui te prenait à la gorge, qui te détruisait de l’intérieur, mais qui te procurait un plaisir masochiste. À force des secondes emprisonné dans ce saut, ses muscles se détendirent et il vit enfin ce paradis. Des kilomètres de forêt illuminée par les rayons du soleil, ce ciel d’un bleu parfait, ces oiseaux qui se suivaient à la trace, il tombait dans un paradis éphémère.
Sur l’instant, il se promit de recommencer, de le refaire jusqu’à ce qu’il en meure, que ce soit les dernières actions de sa vie, encore et encore, pour toujours et à jamais. Waw, ce fut exceptionnel. Perdu dans le temps, plus rien ne comptait, pas même le papillon. Ah oui, c’était pour ça qu’il était en train de rejoindre la terre.
La réalité le brutalisa, un coup de poignard lui tabassa le bassin, une douleur aux épaules s’élança comme une onde de choc. En fait, il venait d’être frappé par la foudre, non ? Il l’aurait juré, mais cette météo le contredisait. Non, la douceur de la chute, sa respiration qui reprit et cette brise sur ses joues, ce n’était que l’ouverture du parachute.
Il appréhenda l’arrivée, et s’il se cassait une jambe ? Si son visage se ratatinait contre le sol ? Là, il fut terrifié. Complètement ravagé par la peur, il aurait pu s’évanouir et laisser son corps se dissoudre s’il n’y avait pas As derrière lui. Ouf, il n’avait rien à faire, le soldat ferait tout à sa place.
— Putain. J’ai failli chier dans mon froc.
— Tant que c’est positif. Dans quelques heures, tu vas chier dans ton froc et pas pour les bonnes raisons.
Quand ses pieds touchèrent le sol, il crut à un accident de voiture dont il aurait traversé le pare-brise. Au moins, son estomac pouvait enfin s’en remettre. D’ailleurs, les nausées s’accentuèrent quand il détacha son harnais. Oh, non. Il allait vomir, il le sentit, les remontées forcèrent le passage pour s’échapper. Il se pencha en avant et toute l’adrénaline s’étala au sol. Il entendit le rire d’As à travers son vomissement, quelle honte.
Puis cette chaleur écrasante l’électrisa de la tête aux pieds. Quelques heures auparavant, il profitait de la vingtaine de degrés de la France tandis que là, il devait faire au moins quarante degrés. Et ils allaient devoir marcher pendant au minimum une heure ? La poisse.
On lui avait mis un uniforme de l’armée française qui pesait une tonne avec cette couche à créer un sauna dans son corps. Et ce sac à dos pour voler le papillon qui se collait à son haut mouillé de sueur. Il regretta de ne pas avoir mangé avant de prendre l’avion, mais il angoissait tant que sa faim en avait été coupée.
Depuis qu’ils marchaient, As n’avait pas dit un mot, concentré dans son rôle de Colonel, c’était un tout autre homme. Sérieux, froid et distant, il n’avait en vu que son objectif ; sauver sa peau. Il faisait attention à chacun de ses pas, à son souffle, à son visuel. Ses cinq sens étaient en alerte et son sixième se développait dans cette ambiance de guerre.
Ce ne fut qu’au bout de deux heures et douze minutes qu’ils arrivèrent sur un bâtiment de huit étages. Immense, imposant, ouvert grâce à de grandes baies vitrées, deux soldats colombiens gardaient l’entrée. Oui, ça ne pouvait être que ça. C’était ici qu’ils allaient déclarer la guerre à la Colombie.
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