Chapitre 1

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8 ans plus tard

La pluie tombait en un rideau continu sur les toits de Lirael, frappant avec force la charpente et le métal rouillé. De toit en toit, Erelis se déplaçait avec agilité, veillant à éviter les zones fragiles des bâtiments encore debout. Chacun de ses mouvements était minutieusement calculé. Les années d'entraînement intensif avaient porté leurs fruits ; le garçon effrayé qu'il avait été à Galmanar avait disparu.

Un mouvement fugace sur sa gauche attira son regard. Sa cible. Un sourire glissa sur ses lèvres tandis qu'il accélérait.

Plus bas dans les rues étroites, Alyne esquivait décombres et étals improvisés, ses cheveux auburn, trempés, collaient à son dos. Elle criait pour qu'on la laisse passer, mais sa voix se perdait dans le vacarme de la ville et le grondement de la pluie. Ses yeux verts s'efforçaient de suivre Erelis. Un bref sourire lui échappait au souvenir de ces longues soirées à évoquer Galmanar, leurs rêves d'un monde moins brisé.

La petite masse mouillée surgit à l’angle d’un toit et glissa sur une tuile. Le chat reprit appui, bondit sur une corde à linge, renversa une cascade de vêtements détrempés, puis fila vers la place du marché. Erelis courut en parallèle, sa silhouette floue derrière les cheminées, effleurant les faîtières, faisant sauter deux tuiles qui allèrent s’écraser avec fracas sur un auvent.

- Doucement ! grogna Alyne en dessous, bousculant les passants. C’est un chat, pas un assassin.

La place du marché s'ouvrait devant elle, en grande partie dégagée des ruines. Les restes d'une statue éventrée servaient désormais de quai aux navires, et des étals de fortune fusionnaient avec les restes des auberges détruites. La foule se pressait malgré la pluie, évoluant entre les colonnes noircies par le temps de la vieille ville, indifférente au souvenir de la Chute : partout, le chaos avait laissé des cicatrices que la vie quotidienne essayait de recouvrir.

On pouvait parfois apercevoir dans ses ruines des ombres fugaces, des formes qui semblaient ne pas vouloir s'effacer malgré le temps. Plus encore, personne n'osait les effacer. Elles étaient des témoignages intouchables de la Chute, des silhouettes laissées là pour que les vivants puissent les honorer en silence, rappelant que le passé n'avait jamais vraiment disparu.

Alyne accéléra sa course pour ne pas perdre l'animal de vue. Arrivée à sa hauteur, le matou tenta un dernier saut vers les étals. Elle frappa le bord d’une caisse avec son bâton pour le détourner; l’animal hésita, changea finalement d’angle. Erelis, sans rompre sa foulée, se laissa glisser le long d’une gouttière, lâcha prise à un mètre du sol et cueillit le chat au vol, tout en douceur.

Il resta une seconde immobile, la pluie battant sur ses épaules. Dans ses bras, l’animal tremblait et miaulait, vexé.
Alyne le rejoignit, essoufflée, dégoulinante.

- Tout ça pour ça, fit-elle, mi-réprobation, mi-sourire.

Un gamin fendit la foule, les yeux ronds.

- M’sieur, c’est mon chat !

Erelis lui tendit la bête.

- Retiens-le mieux quand il pleut.

L’enfant hocha frénétiquement la tête et disparut, le chat serré contre lui.

Un éclair blanchit un pan de mur lézardé ; l’espace d’un battement, des silhouettes figées semblèrent s’y superposer comme un vieux négatif.

- Vous me devez trois étals, deux tuiles et les au port, gronda une voix derrière eux.

Darian se tenait sous un auvent les bras croisés. Son regard passa du toit éventré à Erelis, puis à Alyne. Une ombre d’amusement traversa pourtant sa mâchoire.

- Coordination impeccable, ajouta-t-il. Mauvais sens des priorités.

Alyne pinça les lèvres pour ne pas sourire.
Erelis haussa à peine un sourcil.

- Le chat est vivant. La ville aime quand quelque chose lui revient.

Darian soupira.

- La ville aime surtout quand on ne la démolit pas pour un chat. Allez, on a une vraie mission qui nous attend.

Laissant la place derrière eux, Darian mena Erelis et Alyne dans un quartier semblant étrangement en opposition avec le reste de la ville. Une section de Lirael dont les murs et les maisons avaient été apparemment réparés; de la Chute, il n'en restait aucune trace visible. Les rues étaient calmes, seul un bâtiment au loin, l'Enclume Noire, semblait vivant.

- Que fait-on ici, père ? demanda Alyne.

- Vous le saurez suffisamment tôt. Restez simplement à votre place et ne parlez pas.

À l'approche de l'auberge, les chants et les rires se firent assourdissants.

Ils entrèrent et débouchèrent dans une immense salle basse, chauffée à outrance par une cheminée flamboyante. L'air, lourd et chargé d'humidité, sentait le bois brûlé. L'odeur de l'alcool se mêlait à celle de la sueur.

Les trois nouveaux venus eurent du mal à passer au travers de la foule compacte de marins burinés et de marchands en tout genre. Des rires gras éclataient à travers la salle, noyés sous une mélodie cacophonique jouée par un joueur de luth borgne perché sur ce qui devait être une scène. Les voix étaient fortes, les verres claquaient sur le bois brut des tables, et le sol en dalles brisées était glissant sous les bottes.

Arrivé au niveau du bar, Darian fit un signe à l'aubergiste pour attirer son attention.

- J'vous sers quoi m'sieurs dames ? lança l'aubergiste avec l'accent typique du coin.

Darian se pencha en avant et demanda :

- J'ai besoin d'un fût de Cendres et de silence, pour trois.

Alyne échangea un regard avec Erelis qui leva les épaules, il ne comprenait pas plus qu'elle ce qu'ils faisaient ici. L'aubergiste toisa Darian, puis, à l'abri des regards, il indiqua du menton une porte dissimulée derrière des fûts.

En passant le seuil de la porte, ils montèrent un escalier délabré jusqu'à un étage où l'air était sec et chaud.

Une femme au manteau de fourrure se tenait assise derrière son bureau d'ébène éclairé par une unique lampe à huile. La pièce, bien que petite, contenait des archives ordonnées et des outils de mesure qui ne cadraient pas avec le chaos d'en bas. Absorbée par une liasse de documents, elle ne jeta qu'un regard en coin à ses visiteurs. Elle laissa un long silence s'installer. Puis, elle posa ses documents avec une lenteur calculée et leva enfin les yeux.

- Ah, voici donc le fameux Darian en personne.

Sa voix était mesurée, mais elle portait un mépris non dissimulé. Elle fit une pause, un sourire froid aux lèvres.

- Je ne vous dirai pas le temps qu'il m'a fallu pour percer à jour votre prétendue anonymat.

Elle désigna le chronomètre sur son bureau.

- Vous êtes en retard. J'espérais que la célébrité de votre mythe impliquait au moins la ponctualité.

Darian ignora la critique et s'avança. Son manteau dégoulinait sur le parquet ciré.

- La jeunesse confond encore la nécessité et l'urgence, Dame Solena. Mais nous sommes là, comme convenu.

Dame Solena laissa un sifflement mince et exaspéré lui échapper.

- Votre morale archaïque est la seule chose qui ralentisse votre Guilde. Mon contact m'a dit que vous aviez quelque chose pour moi en échange de mes services.

Elle ouvrit un tiroir du bureau et en sortit une petite boîte de cèdre.

- Tenez. Voici ce que vous avez demandé. Les coordonnées que vous désiriez, ainsi que les archives des lieux.

Darian ne toucha pas la boîte, laissant Alyne s'en saisir.

- Nous avons vos informations, Dame Solena. Vous aurez votre paiement.

Le regard de Solena devint perçant.

- Je n'ai aucune raison de douter de votre parole, Darian. Votre réputation est votre seul bien. Mais j’aimerais savoir…

Elle se pencha légèrement en avant.

- Comment savez-vous que ce que vous possédez sera à la hauteur des informations que je vous ai données ? C'est ce qui m'intéresse le plus.

Darian ne répondit pas. Un très léger sourire, presque invisible, effleura ses lèvres.

Soudain, Dame Solena tressaillit. Elle se raidit, sentant une présence glaciale tout près de son oreille, comme un courant d'air froid. En se retournant brusquement, elle se retrouva face à une silhouette. Une femme, petite et agile, se matérialisait lentement, comme si le vide autour d'elle se remplissait soudainement.

Erelis eut un petit sourire en coin ; il comprenait enfin la manœuvre de Darian.

Lyra tenait dans sa main un objet que Solena pensait, jusque là, en sécurité dans le coffre-fort de sa résidence privée : un fragment de miroir noir aux bords affûtés. Elle blêmit en reconnaissant son bien le plus précieux.

- Vous... C'est à moi ! souffla-t-elle, la voix tremblante de rage. Vous avez osé pénétrer chez moi ?

Lyra déposa doucement le fragment sur le bureau d'ébène, puis, sans un mot, elle s'inclina légèrement et son corps s'estompa à nouveau dans l'air sec, ne laissant derrière elle que la trace de l'objet rendu.

Un silence s'installa, plus lourd que l'air de la taverne. Solena était furieuse, ses mains se crispèrent sur le bois du bureau. Elle venait de comprendre qu'elle était la victime d'une démonstration de force.

- Je vous rends ce que nous avons pris sans effort. Le renseignement est maintenant payé, Solena. Et votre objet de nouveau en votre possession. Considérez cela comme un avertissement discret sur la fragilité de votre propre sécurité. Maintenant, nous avons un vrai travail qui nous attend.

Sans attendre de réponse, Darian fit demi-tour, signalant à Alyne et Erelis de le suivre. Ils sortirent du bureau et refermèrent la porte. En passant le seuil délabré de L'Enclume Noire, les rires et les chants du bar semblèrent moins joyeux, moins forts aux oreilles d'Alyne. Ils avaient le renseignement, mais la méthode de son père lui laissait un goût amer.

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