Chapitre II : Un nouveau départ
Partie 1 :
Le soleil se levait à peine sur la baie de Brightwood, étalant ses reflets d'or sur l'eau sombre. Les coques des bateaux grinçaient doucement contre les quais, bercées par le clapotis régulier des vagues. L'air salé portait les cris des mouettes, le tangage des cordages et l'odeur mêlée de poisson et de bois humide.
Sur le pont du navire, Seamus O'Riley, grand et large d'épaules, se tenait à la proue. Ses cheveux roux en bataille, sa barbe fournie, et ses yeux noisette scrutant l'horizon lui donnaient l'allure d'un homme prêt à affronter le monde. À ses côtés, Maeve sa femme, douce et attentive, tenait fermement la main de Liam, son fils cadet, et surveillait sa fille aînée, Fiona. Ses yeux verts brillaient d'un mélange d'inquiétude et de soulagement. Les traits tirés par le voyage s'adoucissaient sous la lumière naissante.
Fiona, dix-huit ans à peine, s'appuyait contre le bastingage, les yeux écarquillés. Ses cheveux roux tressés tombaient sur ses épaules et ses taches de rousseur ressortaient sous la lumière naissante. Elle laissait son esprit vagabonder, se projetant bien au-delà de Brightwood :
— La ville est gigantesque... mais ce n'est qu'un avant-goût. Des navires venus de contrées lointaines, des marchands de toutes origines, et moi... moi, je veux voir tout cela, sentir chaque étoffe. Mais bientôt, ce ne sera plus la ville. Bientôt, on partira. Et là-bas... Valoria. J'imagine des plaines étincelantes, des forêts où les animaux gambadent sans peur... Peut-être que là-bas, tout est possible. Peut-être que je pourrai courir, explorer, être libre comme le vent. Je veux voir ça de mes propres yeux...
Liam, trop excité pour rester en place, sautillait sur le pont :
— « Papa ! Papa ! On y est presque ? Les quais sont là ! On va descendre ? »
Seamus posa une main ferme sur son épaule :
— « Patience, fiston. On descendra quand le navire sera amarré. Il faut prendre nos marques. »
Maeve sourit, attentive :
— « Fiona, Liam, souvenez-vous : Brightwood n'est qu'une étape. On ne s'arrête pas ici. Il faudra être prudents, observer et apprendre les coutumes locales, mais notre destination reste Valoria. »
— « Valoria... » murmura Fiona, les yeux verts brillants, « bientôt notre chez nous... »
— « Oui ma fille. » dit Seamus en serrant sa main. « Mais avant d'y arriver, il nous faudra traverser des terres difficiles. Il faut rester unis. »
Liam fit la moue :
— « Des terres difficiles ? On ne peut pas juste y aller en bateau jusqu'à Valoria ? »
Maeve éclata d'un petit rire, caressant la tête de son fils :
— « Non mon petit aventurier. Après la ville, il faudra marcher, chevaucher... peut-être affronter des dangers. Mais tu n'es pas seul. »
— « Et toi Fiona ? » demanda le père. « Tu es prête pour le voyage ? »
Fiona ferma les yeux un instant, laissant l'air salé emporter ses rêves :
— « Je... je crois que oui. Je veux voir le monde, découvrir des choses qu'on n'aurait pu imaginer si on était restés à Kildara. Je veux aider, courir, apprendre... je veux que chaque jour compte jusqu'à Valoria. »
Seamus hocha la tête, fier mais inquiet :
— « Très bien. Mais souvenez-vous tous : Valoria n'attendra pas. Il faudra être préparés, attentifs et surtout soudés. »
Le port de Brightwood se révélait dans toute sa grandeur : des navires marchands venus d'Anderra, des côtes orientales et même de contrées lointaines, aux coques noires ornées de dorures et fanions colorés. Des dockers transportaient les cargaisons, des marins hurlaient des ordres et des réfugiés fatigués se pressaient vers les quais. Les étals regorgeaient de tissus, d'épices, de céramiques et d'objets venus de très loin. Les cris des marchands, le cliquetis des chaînes et le claquement des voiles faisaient de ce lieu un théâtre vivant et vibrant.
Fiona laissa son imagination vagabonder une dernière fois : elle voyait Valoria, ses forêts, ses rivières et ses plaines infinies, sentait le vent dans ses cheveux et l'odeur de l'herbe humide sous ses pieds. Elle voulait croire que tout ce qu'ils avaient laissé derrière eux n'était plus qu'un souvenir lointain, et que l'avenir serait à la hauteur de ses rêves.
— « Bon, » dit Seamus en inspirant profondément, « accostons. On ne restera pas longtemps, mais il faut s'assurer que tout est prêt avant notre départ. »
Et tandis que le navire touchait enfin le quai, la famille O'Riley sentait pour la première fois depuis longtemps que leur périple ne faisait que commencer, et que chaque pas, chaque souffle serait une aventure vers la promesse d'un nouveau monde.
Lorsque la passerelle fut abaissée, la famille O'Riley descendit parmi la cohue des voyageurs et des dockers. Seamus portait deux lourds sacs sur ses épaules, Maeve tenait Liam par la main tandis que Fiona, les yeux écarquillés, observait tout ce qui l'entourait.
Le port de Brightwood grouillait de vie : des marins aux visages burinés tiraient des cordages, des marchands criaient pour attirer les passants, et une foule bigarrée de voyageurs, d'aventuriers et de colons se pressait vers la ville. Les accents se mélangeaient, les étoffes bariolées contrastaient avec les habits simples des O'Riley, fraîchement débarqués d'Orrens.
Fiona tira doucement sur la manche de son frère :
— « Regarde, Liam ! Ces épices... on dirait de l'or ! »
Le petit garçon, les yeux ronds, répondit en pointant du doigt un stand voisin :
— « Et là, Fiona ! Des gâteaux ! Des gâteaux au miel ! Tu crois qu'on pourrait en avoir ? »
Fiona éclata de rire et ébouriffa ses cheveux :
— « Toujours à penser à ton ventre ! »
Liam fit une moue boudeuse avant de répliquer :
— « Et toi, toujours à rêver ! Tu crois vraiment qu'à Valoria, les rivières brillent comme de l'or ? »
Elle se pencha vers lui, un sourire rêveur :
— « Peut-être. Et si ce n'est pas le cas... je trouverai quelque chose qui brillera encore plus fort. »
Maeve, qui les observait, secoua doucement la tête, amusée :
— « Vous deux, vous n'avez pas changé. Mais souvenez-vous : nous ne sommes pas ici pour flâner. Nous devons rejoindre d'autres familles qui, comme nous, partent pour Valoria. »
Le père de famille approuva d'un grognement :
— « Ils partiront d'ici trois semaines. Le convoi se forme à l'extérieur de la ville. Nous devons nous préparer. »
Alors qu'ils se frayaient un chemin dans les rues bondées de Brightwood, une agitation attira l'œil de Liam. Au coin d'une grande place, une estrade de bois grossier avait été montée. Autour, une foule de curieux s'était amassée, et des tambours battaient un rythme entraînant. Un vieil homme moustachu, chapeau haut-de-forme sur la tête, hurlait d'une voix éraillée :
— « Approchez, mesdames et messieurs ! Approchez et contemplez les merveilles de la nature ! Des bêtes féroces venues tout droit du fin fond des territoires sauvages de Westuria, ramenées par nos braves chasseurs ! »
Un rideau s'écarta, et deux énormes fauves surgirent, tenus par des chaînes. Leurs crinières épaisses luisaient sous le soleil, leurs énormes crocs scintillaient comme des lames, et leur rugissement fit reculer la foule d'effroi.
Liam se réfugia aussitôt derrière sa sœur :
— « C'est... c'est quoi ça ?! »
Fiona, bouche bée, n'arrivait pas à détacher ses yeux des deux fauves :
— « On dirait... des créatures de légende... »
Maeve posa une main sur son épaule, plus inquiète qu'émerveillée :
— « Ce sont des tigres, ma fille. Des tigres à dents de sabre. Ils régnaient autrefois sur notre continent, avant d'être presque tous chassés. Mais ici à Westuria, ils sont encore très présents. »
Seamus, lui, resta silencieux, mais ses yeux brillaient d'une lueur grave.
— « Des bêtes magnifiques... mais dangereuses. Souvenez-vous-en. À Valoria, nous ne verrons pas seulement des plaines verdoyantes. Les terres sont sauvages. »
Ils restèrent encore un moment à observer les fauves avant de reprendre leur chemin.
La ville de Brightwood se dévoilait dans toute sa complexité : ruelles étroites bordées de tavernes bruyantes, marchés couverts où s'entassaient épices et tissus, quais où les marins ivres s'affalaient, et hôtels de pierre ou de bois pour loger les voyageurs de passage.
Seamus finit par s'arrêter devant une auberge aux volets rouges, « L'Épervier d'Or ».
— « C'est ici. Nous resterons quelques semaines. Juste le temps de nous préparer pour le grand départ. »
Dans la chambre étroite qu'on leur attribua, Maeve s'occupa de ranger leurs maigres affaires, tandis que Liam sautait sur le lit en riant et que Fiona observait la rue par la fenêtre, fascinée par le tumulte.
Peu après, Seamus annonça qu'il devait sortir. Fiona l'interrogea du regard.
— « Où vas-tu, père ? »
Il répondit simplement :
— « Nous partons pour une longue route. Je vais acheter ce qu'il faut pour nous protéger. »
Et effectivement, en fin d'après-midi, il revint, un long paquet emballé sous le bras. Il le posa sur la table, défit la toile et révéla un fusil à double canon, rutilant. Son regard sérieux balaya sa famille.
— « Les routes sont pleines de dangers. Animaux sauvages, bandits... Je n'ai pas l'intention de vous voir sans défense. »
Liam, impressionné, ouvrit de grands yeux :
— « On va l'utiliser contre des tigres ?! »
Seamus lui adressa un sourire en coin :
— « Espérons que nous n'ayons jamais à tirer sur une bête pareille. Mais il vaut mieux être prêt, fiston. »
Fiona, silencieuse, posa sa main sur le bois poli du fusil. Ses yeux brillèrent d'un mélange d'appréhension et d'excitation. Ce n'était plus seulement un rêve de contrées lointaines : l'aventure commençait vraiment.
Partie 2
La première nuit à Brightwood fut agitée. Le vacarme de la ville filtrait encore jusque dans les chambres de l'auberge où s'étaient installés les O'Riley. Fiona, blottie dans son lit étroit, écoutait son frère ronfler pendant son sommeil. Elle, au contraire, n'arrivait pas à fermer l'œil. Les images de la ville, de ses lanternes, des marchands et des animaux exotiques, tout cela dansait encore dans son esprit.
Dans la chambre voisine, Seamus et Maeve parlaient à voix basse, allongés côte à côte.
— « Trois semaines, » murmura Maeve, les yeux perdus dans l'ombre. « Trois semaines avant le départ... C'est si court, Seamus. Et si long à la fois. Nous allons traverser un monde que nous ne connaissons pas, avec des enfants... Et si quelque chose leur arrivait ? J'ai peur. »
Seamus tourna la tête vers elle. Sa barbe rousse frotta légèrement sur son oreiller.
— « Tu m'as toujours connu, Maeve, » dit-il doucement. « J'ai déjà été confronté à ce genre de dangers auparavant, je saurai vous protéger, quitte à y laisser ma vie s'il le faut. Si les dieux nous donnent cette chance de repartir à zéro, je ne laisserai rien arriver à toi et aux enfants. Tu m'entends ? »
Maeve eut un sourire fragile, presque tremblant.
— « Je voudrais en avoir la certitude... »
Il posa sa main sur la sienne.
— « Nous sommes les O'Riley. On ne s'est jamais laissé briser par quoi que ce soit. Pas par la famine, pas par la guerre. Ce n'est pas maintenant que ça changera. »
Un silence suivit, seulement brisé par le grincement du bois et les cris des marins dehors.
Au petit matin, Fiona et Liam dévorèrent leur pain noirci et le lait épais de l'auberge. Le frère et la sœur se chamaillaient comme toujours.
— « Tu m'as piqué ma part ! » protesta Liam, la bouche pleine.
— « Pas du tout, c'est toi qui es trop lent » répondit Fiona en riant. « Tu dors encore quand je suis déjà à la moitié de mon bol. »
— « Tu crois que tu es plus maligne juste parce que tu es plus grande que moi ? Moi aussi je serai grand un jour, et je chasserai même mieux que père. »
— « Bien sûr, petit lièvre. En attendant, dépêche-toi de finir ton bol avant que je mange tout. »
Leur mère les observa, attendrie malgré leur chamaillerie. Pour elle, ces éclats de rire étaient déjà une victoire : ses enfants vivaient, riaient, et avaient devant eux la promesse d'un futur meilleur.
Seamus, lui, se leva à l'aube pour rejoindre les autres colons. Dans une gigantesque tente installée à proximité du convoi, à l'extérieur de la ville, ils se réunirent, une cinquantaine d'hommes et de femmes aux visages creusés par l'espoir et la peur. On parlait de terres fertiles, de rivières poissonneuses, mais aussi de bandits, de bêtes sauvages et de tribus hostiles.
Seamus se leva :
— « Écoutez-moi bien, nous avons des chariots, des bœufs, des chevaux et des vivres... mais ça ne suffira pas. Les routes sont traîtres. Sans personnes aguerries pour nous défendre, nous n'irons pas loin. Moi je sais me débrouiller avec une arme, et j'irai jusqu'au bout avec ma famille. Mais nous devons recruter des hommes capables. Des mercenaires, des chasseurs, des éclaireurs. Des hommes qui n'auront pas peur de tuer si le besoin s'impose. »
Un murmure parcourut l'assemblée. Un vieil homme, le regard voilé par les années, hocha la tête.
— « Tu as raison O'Riley. Alors faisons-le. Rassemblons nos économies et placardons des affiches dans toute la ville. Ceux qui veulent de l'or viendront... et nous choisirons les tireurs les plus fiables. »
Seamus acquiesça, d'un ton grave.
Pendant ce temps, Maeve emmenait Fiona et Liam découvrir les rues de Brightwood. Le tumulte du marché les enveloppa aussitôt : senteurs de fruits exotiques, cris des marchands venus des quatre coins du continent, tissus colorés, poissons frétillants sur les étals.
Fiona, distraite par l'agitation, s'éloigna un instant, attirée par les cris d'un camelot. C'est alors qu'une voix nasillarde l'interpella :
— « Hé, la rouquine ! »
La voix claqua comme un fouet. Fiona s'arrêta. Quatre garçons sortis d'une ruelle s'étaient rapprochés, ricanant. Leurs bottes crottées, leurs chemises ouvertes sur des torses maigres et leurs chapeaux usés et crasseux racontaient la misère autant que la violence. L'un d'eux, Owen, le plus grand, au visage marqué par une balafre au menton, s'avança :
— « Tu t'es perdue ma jolie ? Viens avec nous, on va bien s'occuper d'toi. »
Un autre ajouta, en laissant apparaître une dent cassée :
— « Allez, fais pas ta timide ma belle, viens donc avec nous, on va t'faire visiter notre charmante p'tite ville. »
Les rires gras fusèrent. Fiona sentit son cœur cogner, mais elle redressa le menton. Sa voix trembla un peu au début, puis se raffermit :
— « Je n'ai pas besoin de vous, foutez-moi la paix ! Retournez donc ramper là d'où vous venez. »
Un silence surpris tomba. Les voyous éclatèrent de rire.
— « T'as entendu ça Owen ? La p'tite a du mordant. »
— « Moi j'aime ça, » répondit le plus grand en s'approchant davantage. « J'trouve ça excitant, moi, une fille avec du répondant. »
Il tendit une main crasseuse vers sa tresse rousse. Avant qu'il ne puisse la saisir, Fiona leva la main et, d'un geste sec, le gifla en pleine joue. Le bruit claqua net.
Le garçon recula d'un pas, stupéfait, la joue en feu. Ses compagnons restèrent bouche bée avant d'exploser en éclats de rire moqueurs.
— « Bah alors mon gars, tu t'es fait recaler à ce que j'vois, ahaha », rétorqua l'un d'eux d'un ton moqueur.
Owen serra les dents, ses yeux injectés de rage.
— « Sale petite garce ! Tu vas me l'payer. »
Il avança brutalement, attrapant Fiona par le poignet. Elle se débattit, refusant de crier, les yeux brûlant de défi, malgré sa peur.
— « Lâche-moi tout de suite ou tu vas le regretter. »
À cet instant, une voix nouvelle, posée mais tranchante, fendit l'air derrière eux :
— « Messieurs... »
Les quatre se retournèrent. Un jeune homme brun à la moustache fine se tenait là, veste sombre ouverte sur une chemise claire. Il souriait d'un air désinvolte, presque amusé.
— « Moi je dirais qu'elle pourrait vous cracher au visage sans même trembler. Alors si vous voulez garder vos dents, du moins ce qu'il en reste, je vous conseille de déguerpir fissa. »
Son accent trahissait ses origines lointaines. Son assurance, elle, ne laissait aucun doute : ce n'était pas un gamin des rues, mais un pistolero.
— « Ah ouais ? Et tu vas faire quoi ? » lui rétorqua l'un des voyous en dégainant son canif.
— « Tu veux vraiment le savoir ? » répondit le jeune homme en posant la main sur son revolver attaché à sa ceinture.
Un silence lourd s'installa. Les voyous échangèrent un regard, puis reculèrent. L'un d'eux cracha par terre avant de tourner les talons en jurant.
Le jeune homme jeta un regard à Fiona. Elle, haletante mais toujours fière, gardait la tête haute malgré la poigne sur son bras. Ses yeux bleus brillaient d'un éclat amusé tandis qu'il inclinait légèrement la tête.
— « Permettez-moi de me présenter. Anton Krüger, de Bergstadt. Pistolero, mercenaire professionnel... et disons, amateur de demoiselles en détresse. »
Il accompagna ses mots d'une révérence exagérément théâtrale, qui contrastait avec la tension encore lourde autour d'eux. Fiona, haletante, garda pourtant son port de tête, fière, et répliqua d'une voix ferme :
— « Fiona O'Riley. Je n'ai pas demandé votre aide, monsieur. »
Anton sourit de plus belle, dévoilant une assurance presque agaçante.
— « Peut-être pas... mais vos agresseurs, eux, semblaient demander la mienne à grands cris. »
Il laissa s'échapper un léger rire, puis reprit plus doucement, avec une sincérité inattendue :
— « Vous avez du cran, Fräulein. On ne voit pas ça tous les jours. Pas ici, en tout cas. »
Fiona soutint son regard un instant. Elle aurait voulu le rembarrer, lui rappeler qu'elle n'était pas une demoiselle en détresse... mais au fond d'elle, elle savait que sans lui, les choses auraient pu tourner bien plus mal.
Anton, remarquant son silence, se pencha légèrement vers elle et ajouta d'un ton plus bas, presque conspirateur :
— « Ne vous en faites pas... je ne dirai à personne que vous avez failli me voler la vedette. »
Anton remit son chapeau en place et fit signe à Fiona de le suivre. Elle hésita un instant, l'idée de marcher seule dans les rues sombres de Brightwood, après ce qu'il venait de se produire, lui glaçait le sang. Alors, sans mot à dire, elle accepta son escorte. Ils longèrent les quais animés, sous les rires gras et la musique des tavernes, évitant les ivrognes qui titubaient au milieu du chemin.
— « Vous savez, » lança Anton d'un ton faussement léger, « si vous continuez à flâner ainsi sans surveiller vos arrières, vous n'irez pas bien loin dans cette ville. Brightwood n'est pas tendre avec les rêveurs. »
Fiona redressa le menton.
— « Je n'ai pas peur. Et je ne suis pas une rêveuse. »
— « Ah, ça, je vous crois », répondit le jeune homme avec un sourire en coin. « Vous avez giflé un voyou comme on repousse une mouche. Croyez-moi, ça, je ne l'oublierai pas. »
— « Et... je voulais vous dire... merci. Pour ce qui s'est passé. Sans vous, je ne sais pas comment j'aurais terminé. »
Anton la regarda en coin, esquissant un sourire amusé.
— « Voilà qui sonne déjà plus juste. Je préfère ça à une demoiselle qui me lancerait une gifle après que je lui ai rendu service. »
Elle eut un petit sourire nerveux malgré elle, et garda le silence jusqu'à ce qu'ils atteignent l'auberge. Devant l'entrée, la silhouette de Maeve surgissait, inquiète, tenant Liam par la main. Ses yeux s'écarquillèrent en voyant sa fille revenir, accompagnée d'un inconnu au revolver encore visible à la ceinture.
— « Fiona ! » cria sa mère en se précipitant. « Mais où étais-tu donc passée ?! Tu m'as fait une peur... par les saints, j'ai cru que je ne te reverrais plus. Ne me refais plus jamais un coup pareil, tu m'entends ?! »
Elle attrapa sa fille par les épaules, la serrant fort, puis posa un regard noir sur Anton.
— « Et vous, monsieur... qui êtes-vous donc pour emmener ma fille aussi loin sans ma surveillance ? »
Anton leva les mains en signe d'innocence, avec son sourire toujours accroché aux lèvres.
— « Krüger. Anton Krüger. Et sauf votre respect, madame, sans moi votre fille aurait fini la soirée aux mains de quelques malandrins de Brightwood. »
Maeve pâlit, ses bras se resserrant encore plus autour de sa fille. La jeune fille secoua la tête et intervint rapidement :
— « Maman, il dit vrai. Il m'a aidée. Sans lui je serais... je préfère ne pas y penser. »
Anton hocha la tête, satisfait, mais à ce moment-là, une voix tonna derrière eux :
— « Qu'est-ce que c'est que ce cirque ? »
Seamus venait de rentrer de sa réunion, ses larges épaules emplissant presque la porte de l'auberge. Ses yeux s'ouvrirent en voyant les armes à la ceinture d'Anton, et son sang ne fit qu'un tour. Sans même attendre une explication, il attrapa Anton par le col et le plaqua contre le mur de l'auberge.
— « Qui t'es toi ?! Qu'est-ce que tu veux à ma fille ?! Et ces armes ! Pas question que tu t'approches d'elle avec ça, tu m'entends ! »
Anton, toujours suspendu par la poigne d'acier du colosse, réussit à articuler malgré tout, un brin moqueur :
— « Calmez-vous, géant roux... je ne suis pas assez fou pour toucher à votre fille. Je lui ai simplement évité quelques ennuis. »
Seamus le toisa longuement, ses yeux brillant de colère. Fiona s'élança entre eux, les joues rouges :
— « Papa ! Arrête ! C'est la vérité, il m'a aidée. Tu dois le croire. »
Le silence s'installa un instant. Seamus relâcha lentement sa prise, mais son regard ne quitta pas celui d'Anton, qui rajusta son manteau d'un geste nonchalant.
— « J'ai pas l'habitude d'apprécier les hommes armés qui rôdent autour de ma famille », grogna Seamus. « Mais... je te dois une reconnaissance. Une fois. Pas deux. »
Anton eut un sourire insolent, presque provocateur.
— « Une fois, c'est déjà beaucoup, monsieur O'Riley. Et puis... si vous cherchez des hommes pour protéger votre convoi, qui sait ? Peut-être que je tomberai à point nommé. »
Seamus fronça les sourcils, méfiant.
— « Et comment diable sauriez-vous quoi que ce soit sur ce convoi ? Nous venons à peine de commencer à recruter. »
Anton haussa un sourcil, amusé, et croisa les bras.
— « Oh, disons qu'à Brightwood, certaines rumeurs voyagent plus vite que la chtouille. Des hommes en route pour des terres prometteuses, avec des familles courageuses, qui cherchent à s'installer loin de tout... ce genre de nouvelles finit toujours par arriver à l'oreille des mercenaires. »
Fiona leva les yeux vers lui, intriguée.
— « Vous... vous cherchez à nous rejoindre ? »
Anton secoua doucement la tête.
— « Rejoindre serait exagéré. Mais si un emploi convenable se présente... disons que je suis toujours attentif aux opportunités intéressantes. Et protéger un convoi plein de voyageurs non aguerris pourrait devenir très... stimulant. »
Maeve le fusilla du regard, mais Fiona, malgré elle, esquissa un sourire reconnaissant envers le jeune homme. Seamus, lui, garda le silence, pesant chaque mot, chaque geste, mais son esprit commença déjà à calculer l'avantage potentiel d'avoir un tireur expérimenté dans la future expédition.
Au même moment, le ciel s'assombrissait sur Brightwood. La chaleur du jour tombait, laissant place à une brume humide qui rampait depuis les quais et s'accrochait aux pavés. Les enseignes des tavernes s'allumaient une à une, grinçant au vent marin, et déjà les ruelles s'emplissaient d'ivrognes titubants, de prostituées aguicheuses, de cris et de rires forcés. Brightwood ne dormait jamais ; elle vivait la nuit comme une bête qui ne cessait de montrer les crocs.
Un peu en retrait, quatre silhouettes avançaient dans l'ombre d'une ruelle. Leurs pas résonnaient mollement sur les dalles humides. C'étaient les jeunes qui, plus tôt, avaient eu la mauvaise idée de s'en prendre à Fiona.
Owen, le chef de la bande, grommelait entre ses dents serrées :
— « J'arrive pas à y croire... cette garce m'a collé une gifle en public. Une gamine, merde ! » Il serra son poing, encore rouge de l'humiliation.
— « T'avais qu'à la remettre à sa place », répliqua Jeremiah, l'un de ses amis. « Mais non, tu t'es contenté de baisser les yeux comme un chien battu. »
Le troisième, Colm, éclata d'un rire nerveux, presque hystérique.
— « Et toi ? Dès que ce p'tit connard arrogant a montré son p'tit joujou, t'as failli avaler ta langue ! Tu faisais moins l'malin, hein ! »
— « Ferme ta gueule Colm, si tu veux pas que j'te botte le cul ! » grogna Jeremiah. « Ce bâtard était armé contrairement à nous. »
Le plus jeune, Sam, marchait en arrière et resta silencieux, écoutant ses amis geindre sans arrêt.
— « On aurait dû leur faire la peau à tous les deux. Cette salope et son foutu chevalier servant », s'exclama Owen avec colère.
Un silence lourd s'installa après ses mots. Tous savaient qu'ils n'auraient pas eu le cran de s'en prendre au pistolero. Et maintenant, ce souvenir les rongeait plus fort que l'alcool.
Ils tournèrent dans une ruelle plus étroite, quand un bruit de sabots se fit entendre derrière eux. Un son régulier, lent, qui martelait les pavés comme un glas. Les quatre s'immobilisèrent d'instinct, le dos raide.
Un cavalier apparut dans l'ombre, silhouette sombre juchée sur un grand étalon noir. La bête s'arrêta à leur hauteur dans un souffle, les yeux luisant sous la lueur d'une lampe à huile suspendue plus loin.
Le cavalier resta immobile. Ses longs cheveux blonds pendaient sur ses épaules, quelques mèches effleurant son visage. Et ce visage... la moitié n'était plus qu'une cicatrice de chair brûlée, figée en une grimace inhumaine. Mais ce n'était pas la cicatrice qui les terrifiait le plus. C'étaient ses yeux : deux éclats de glace, impassibles, qui les fixaient comme des proies déjà mortes.
Owen, d'ordinaire grande gueule, sentit sa gorge se nouer.
— « Qu... qu'est-ce que tu veux l'ami ? » fit-il, la voix tremblante malgré lui.
La réponse tomba, sèche, sans détour :
— « La taverne. Elle est où ? »
Les quatre se figèrent. Même la brise sembla se couper. Colm, les lèvres blanchies par la peur, désigna maladroitement du doigt la grande artère qui menait vers la place.
— « L-là... droit devant... près du marché... »
L'homme ne répondit pas. Il les dévisagea encore, un à un, sans un mot. Ses yeux semblaient les jauger, comme s'il voyait au travers d'eux la lâcheté et la misère de leurs vies. Puis, d'un léger coup de talon, il fit lentement avancer son cheval. Le pas lourd résonna dans la ruelle jusqu'à disparaître.
Un silence mortel s'abattit. Jeremiah fut le premier à expulser l'air de ses poumons :
— « Putain... mais c'était qui ce type ? »
— « Pas un homme », murmura Colm, le regard perdu dans l'ombre. « Pas un homme normal. »
Owen cracha à terre, mais sa salive tremblait presque.
— « J'veux plus jamais croiser ce salaud. Jamais. »
La porte de la taverne grinça quand James Thorne l'ouvrit. À l'intérieur, la chaleur épaisse d'un monde enivré l'accueillit. Le brouhaha des voix, le cliquetis des verres, les notes tordues du piano, tout cela semblait flotter dans un nuage de fumée et de sueur.
Des prostituées passaient entre les tables, des joueurs hurlaient sur des cartes et des dés, des marins se disputaient déjà pour des dettes d'alcool.
James avança sans se presser. Chaque pas semblait calculé. Ses yeux balayèrent la salle, s'attardant un instant sur les affiches clouées au mur près du comptoir. L'une d'elles, écrite d'une main ferme et pragmatique, attira son regard :
« Convoi en partance pour Valoria. Recherche mercenaires pour protection. Bonne paie. »
Il resta immobile, lisant et relisant les mots. Finalement, il n'y fit pas plus attention et se dirigea droit vers le comptoir de la taverne.
Sans un mot de plus, il fit signe au tavernier :
— « Whisky. La bouteille. »
Le tavernier s'exécuta sans discuter, tremblant presque en posant le verre devant cet étranger dont le silence valait toutes les menaces.
James s'installa dans un coin, à l'écart de la lumière, et but d'un trait. Dehors, la nuit s'épaississait. Dedans, les regards se détournaient prudemment de lui.
Le destin venait de poser ses cartes.
Annotations
Versions