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2 mois plus tard

Mardi 29 mars 2024, 2h12

    Étendue sur le dos, au chaud dans la douceur de ses draps, Jelena fixait le plafond, interdite. Sans bouger, elle écoutait les bruits de pas dans la cours de la base militaire, les éclats de voix, rares et étouffées à cette heure tardive. L’odeur de ses cheveux propres avait emploie sa chambre, rendait l’air agréable et apaisant.

Et pourtant, malgré les draps, l’odeur de l’air et le calme, elle ne parvenait pas à trouver le sommeil. Ses yeux grands ouverts refusaient de se fermer et ainsi, l’empêchaient de trouver un sommeil réparateur dont elle aurait pourtant eu besoin.

Depuis deux mois, elle ne dormait que très peu, n’arrivait plus à se concentrer sur ses missions de cheffe d’état. Tout lui pesait : de ses armées rangées en groupe compacte à chaque fois qu’elle sortait dans la cour, de Vasco qui errait sans but dans les couloirs en passant le plus clair de son temps en dehors de la base pour exploser tout ce qui lui passait sous la main, en passant par Nathan qui tentait dans bien que mal de garder le cap, rien n’allait.

D’un grondement, elle se redressa, prit son visage entre ses mains, tremblante. Elle était épuisée, et pourtant son corps se refusait à trouver le sommeil ? C’était ridicule.

Est-ce qu’Amali se trouvait dans le même état ? Et, où était-elle ? Si le FJT de Villefranche était détruit, où s’étaient repliés les résistants ? Depuis deux mois, ils n’avaient plus aucune nouvelles : aucun radars n’avait su les retrouver.

En pensant à la jeune femme, son envie de dormir s’amoindrit d’avantage. L’imaginer au chevet de Eden, pleine de rancoeur envers elle et les anciens jeunes dont elle avait la garde la tétanisait de regrets et de colère. À la fois parce qu’elle ne comprenait toujours pas les mots de l’éducatrice lors de leur dernière entrevue à Bellecour, mais aussi parce qu’elle s’en voulait, d’une certaine façon.

Décidée, elle sortit du lit, enfila son uniforme, et rejoignit son bureau, où sans surprise, elle trouva Nathan, cerné et armé d’une tasse de café pleine.

— Tu dors pas ?

— Non, j’essaye de gérer deux trois trucs administratifs, j’irai dormir après. Et toi ?

Jelena haussa les épaules, attrapa la tasse de café du jeune homme pour en boire quelques gorgées avant d’aller se poster à la fenêtre.

Ils étaient rentrés à Paris depuis longtemps déjà et pourtant, persistait cette étrange sensation d’avoir oublié quelque chose dans le Rhône. Une partie d’eux, leur humanité peut-être ? À cette simple pensée, la cheffe d’état se mordit la lèvre, secoua la tête et reposa la tasse. Non, elle n’avait pas perdu son humanité : on la lui avait arrachée sans pitié et sans jugement au creux de sa cellule étroite et humide des centres de confinement. C’était elle la victime, elle n’était pas la méchante de l’histoire, ni elle ni les jeunes. Les derniers évènements, mal interprétés, mal amenés, contraints, pouvaient certes relater l’inverse mais, eux savaient que leur combat était juste. Que la cause qu’ils défendaient était juste.

Elle ouvrit la fenêtre, inspira l’air lourd de la nuit, se retourna vers Nathan en se parant d’une expression qu’elle espérait assez neutre.

— Comment va Vasco ?

Nathan releva la tête de son ordinateur, dévisagea la jeune femme avec étonnement, avant de répondre dans un filet de voix :

— J’en sais rien. Il passe le plus clair de son temps dehors pour éviter de croiser Théo.

— Ils ne se sont toujours pas parlé ?

— Et ils le feront pas. Vasco en veut à Théo pour ce qu’il a fait à Eden, et Théo en veut à Vasco pour lui avoir tourné le dos au moment où il a… enfin tu vois quoi.

Jelena hocha doucement la tête, se rappela avec amertume que ses jeunes, que ses soldats, n’étaient que des enfants. Des adolescents qui avaient grandis trop vite mais qui, en un sens, avaient toujours le droit d’agir comme des adolescents. Un instant, elle se demanda ce qu’était un comportement « normal » d’adolescent, ce que devait ressentir un jeune garçon de dix-sept ans, et un autre qui approchait de la vingtaine. Elle n’en savait rien, en réalité. Elle ne s’y était jamais intéressé, et ne gardait que peu de souvenirs de sa propre adolescence, passée à courir lors de compétitions d’athlétisme et à étudier la littérature avancée.

— Nathan, est-ce que tu trouves que je gères bien la situation ? Vis à vis de Vasco et Théo. Est-ce qu’on peut appeler ça… un traumatisme ? Ce qui s’est passé avec Eden ?

Encore plus étonné, Nathan se détacha complètement de son ordinateur pour se poster face à sa cheffe, qu’il considérait plutôt comme une sorte d’amie, et haussa un sourcil.

— Si tu me poses la question, c’est qu’au fond de toi, tu penses que tu gères mal la situation.

— Qu’est-ce qu’aurait fait Amali ?

Elle vit au visage du jeune homme que sa question le surprenait. Il se redressa, contourna le bureau pour s’asseoir en tailleur sur une table qui faisait face à la militaire. Sa relation avec Jelena était particulière, dans le sens où, contrairement à Vasco, Théo ou Matteo, lui n’était pas un soldat. Il ne s’entraînait pas avec l’armée conséquente qu’avait formée Jelena, n’avait pas d’uniforme, ne devait d’ordinaire même pas participer aux interventions de ces derniers. Exceptionnellement, il pouvait se joindre à eux dans un but purement sécurisant - comme ça avait été le cas lors de leur intervention à Villefranche - mais ça s’arrêtait là. Jelena n’était techniquement, pas sa supérieure hiérarchique, plutôt une associée.

— Tu n’es pas comme Amali, répondit-il simplement. Alors n’essayes pas de faire comme elle.

— Mais elle, elle savait y faire avec les jeunes. Moi je sais pas faire.

Il opina, adressa un sourire en coin à sa vis à vis avant de poursuivre :

— Essayes juste de leur parler. Vasco a besoin de vider son sac… dans le calme, et Théo lui a besoin de voir un psy si tu veux mon avis.

Au moment où Jelena s’apprêtait à répondre, la porte s’ouvrit sur Théo, les cheveux en désordre et son uniforme sur le dos. Il ne semblait ni fatigué, ni étonné de les trouver là, à discuter dans l’ancien bureau du président à trois heures du matin.

— Vasco s’est barré, lança t-il abruptement. Il a laissé un mot dans le dortoir : il va retrouver Amali et les autres.

Nathan resta stoïque, tandis que Jelena, lentement, se détacha du rebord de fenêtre pour se rapprocher du jeune homme.

— Il est parti… ? Quand ? Tu sais s’il a des infos ? S’il compte prendre elle train ?

— Oui, et je pars à sa recherche. Si tu n’es pas capable de l’empêcher de rejoindre la résistance, moi je le ferai. On peut pas se permettre de perdre un élément comme lui, au profit de l’ennemi.

   « En novembre, le soleil déclinait toujours très rapidement le soir. À la sortie de l’école primaire, il faisait déjà presque nuit. Le sentiment pour les élèves de passer l’entièreté de la journée enfermés en classe n’en était qu’accentuer.

Vasco, son sac à dos sur une épaule, aperçut sa mère d’un simple coup d’œil : comme à son habitude, elle était en retrait des autres parents, adossée à l’un des nombreux arbres qui longeaient le trottoir, et fumait sa cigarette. D’un pas enjoué, il la rejoignit avec bonne humeur, se réjouissant de la trouver là. Il arrivait parfois qu’à la sortie des cours, elle ne soit pas là, contre son arbre, ce qui signifiait immanquablement qu’une ou plusieurs bouteilles étaient passés entre ses mains durant la journée, et que la soirée promettait d’être longue. Ces soirs-le, Vasco préférait prendre son temps pour rentrer à la Bourdonnaye, traînait au city de leur quartier avec d’autres jeunes de son âge, retardait un maximum le moment où fatalement, il devrait pousser la porte de leur petit appartement miteux pour trouver sa mère, au mieux endormie, au pire étendu par terre, au milieu des débris de cannettes et de bouteilles en plastique empestant le vin.

Heureusement, ce soir-le n’était pas l’un de ces soirs, et sa mère en l’apercevant, lui adressa un sourire floutté par la fumée.

Après avoir échangé quelques banalités dans un portugais rassurant, sa mère lui tendit son bras et tous deux prirent la direction de la Bourdonnaye.

Leur quartier n’était pas des plus accueillant, ni des plus aisés de Vannes, mais il lui convenait : ces HLM et ces grands espaces verts étaient tout ce dont ils avaient besoin.

En arrivant ce soir-le, assis en bas de son bâtiment, Vasco remarqua sa voisine, de deux ans son aînée, La tête entre les genoux. La mère de Vasco la toisa quelques secondes avant de pousser son fils en avant, lui indiquant de ne pas s’approcher d’elle. Il n’opposa pas de résistance, bien que l’envie d’aller voir ce qui attristait la jeune fille eut été forte ; depuis que sa voisine s’était coupé les cheveux, sa mère ne voulait plus qu’il l’approche, et il ne comprenait pas pourquoi. Cependant, froisser sa mère n’était jamais une bonne idée, alors il se contenta d’acquiescer, et abandonna la jeune fille derrière lui.

Après un copieux goûter et une heure de devoirs passablement fatigante, Vasco demanda l’autorisation de ressortir pour rejoindre des amis à lui au terrain de foot, ce que sa mère lui accorda sans qu’il n’ait besoin d’argumenter d’avantage.

L’air glacial de la cage d’escalier le saisit au corps, à peine la porte d’entrée de son appartement passée. Dehors, il faisait nuit, mais le terrain de foot heureusement, était éclairé par de nombreux lampadaires.

En arrivant en bas de son bâtiment, il remarqua que sa voisine était toujours là, qu’elle n’avait pas bougé d’un millimètre depuis que lui et sa mère étaient rentrés de l’école. D’un coup d’œil, il vérifia que sa mère ne fut pas à la fenêtre, et s’approcha d’elle pour s’assurer qu’elle allait bien.

— Hé, lança t-il vivement. Ça va ? Tu as pas froid ?

Lentement, elle releva la tête vers lui, le dévisagea quelques longues secondes avant de froncer les sourcils. Un drôle de noeud se forma dans sa gorge lorsqu’il découvrit un coquard violacé autour de l’un des deux grands yeux verts de la jeune fille.

— C’est douloureux ? demanda t-il en désignant son propre œil d’un doigt équivoque.

— Oui, répondit-elle simplement d’une voix étranglée. Qu’est-ce que tu veux ?

— Je sais pas. Je voulais juste savoir comment tu allais, vu que ça fait une heure que tu as pas bougée.

Elle secoua la tête, rabattit la capuche de son sweat trop grand sur sa tête, cachant ses courtes boucles brunes à la vue de Vasco. Sans lui laisser le choix, il s’assit près d’elle, deux marches plus bas, et attendit quelques secondes avant de relancer.

— C'est qui qui te tape ? Ton père ou ta mère ?

Outrée, elle se retourna, le dévisagea avec un mélange de colère et d’inquiétude.

— Tu peux pas te mêler de tes affaires ?

— Quoi ? Ça va tu peux me le dire. Moi aussi mon beau-père me foutait des coups de balais avant que ma mère le mette dehors. On fait partie de la même équipe.

Sa tentative d’humour ne fit pas du tout rire sa voisine qui d’un reniflement dédaigneux, lui tourna à nouveau le dos.

— C’est ma mère, répondit-elle finalement.

— Pourquoi ? Tu fais des conneries ? T’as pas l’air d’une meuf qui fait des conneries.

D’un rire amer, elle lui fit à nouveau face, les yeux brillants. Avec un temps de latence, Vasco se rendit compte que peut-être, elle n’avait pas du tout envie d’en parler, et qu’il l’embêtait plus qu’il l’aidait en lui posant toutes ces questions. Alors qu’il commençait à se relever pour la laisser tranquille, elle lui répondit dans un filet de voix :

— Non, je fais pas de conneries. C’est juste que dans ma religion, enfin, celle de ma mère, on accepte pas les gens comme moi.

— Les gens comme toi ?

— Vasco ! Tu viens oui ou merde ? S’écria au loin, l’un de ses amis.

Surprit d’être ainsi dérangé, il descendit les quelques marches qui le séparaient de l’allée, avant de se retourner vers sa voisine.

— Je sais pas ce que t’entends par là, mais la vérité, tu devrais pas la laisser te taper dessus comme ça. Être différente c’est pas une raison valable pour se prendre des coups.

Elle acquiesça, lui adressa l’ombre d’un sourire avant de le regarder partir en courant en direction du stade de foot.

Plus tard ce soir-le, alors qu’il rentrait de son match, un ballon sous le bras, il fut étonné de tomber sur une salve de voitures de police stationnées devant son bâtiment. Les gens aux fenêtres, observaient avec incrédulité les forces de l’ordre qui éparpillés un peu partout dans la grande allée du quartier, semblaient interroger les passants. À la fenêtre de leur appartement, la mère de Vasco lui hurla de remonter rapidement, qu’il était tard et qu’il aurait dû être rentré depuis un bon moment déjà.

En passant près d’une des voitures de police, assise sur la banquette arrière, la jeune fille avec qui il avait échangé deux heures plus tôt. Elle semblait moins mal à l’aise que lors de leur échange sur les marches, et tenait entre ses mains une poche de glace. De la main, il lui fit un petit signe, avant de continuer sa progression pour tomber sur le père de cette dernière, en grande conversation avec l’un des policiers. Dans un espagnol chargé d’émotions, il semblait vouloir expliquer quelque chose à l’agent qui à sa grimace, ne comprenait strictement rien de ce que l’homme baragouinait. Vasco remonta les marches, s’engouffra à l’intérieur de la cage d’escalier et, en arrivant à son étage, comprit que quelque chose de vraiment grave s’était produit en son absence : devant l’appartement de sa voisine, plusieurs autres agents de police sécurisaient la zone d’un ruban en plastique jaune qu’il n’avait jusqu’à lors, vu que dans des séries à la télévision.

Le ruban jaune qui délimitait les zones de crime.

Il s'arrêta un instant devant sa porte, considéra les agents de police qui allaient et venaient dans le couloir, lorsque l'un d'eux l'arrêta d'une main sur l'épaule

— Qu'est-ce que tu fais ici gamin ?

Il ne répondit pas, trop mal à l'aise pour aligner trois mots, et se contenta d'ouvrir la porte de son appartement d'où une odeur d'alcool saisissante s'échappa, attrapa l'agent de police aux narines et, sans qu'il ne le sache encore, scella son entrée au Phoenix, quelques semaines plus tard »

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