La reine solitaire
La reine regardait ses sujets. Elle les jaugeait de haut. Son regard reflétait le mépris et le dégoût. Elle avait fait maints efforts pendant de nombreuses années pour éloigner ces sentiments de son coeur. Elle avait cherché des raisons de les accepter, les tolérer, ou au moins leur être reconnaissante pour le travail acharné qu'ils effectuaient pour faire prospérer son royaume. Cela lui était impossible. Concerné par cette difficulté, son plus proche conseiller lui avait alors recommandé de simplement prétendre avoir de bons sentiments à leur égard. Il n'était pas absolument nécessaire d'avoir de la considération pour son peuple du moment où le peuple y croyait. Elle avait suivi ses conseils et avait arboré un masque mensonger, un faux sourire et de tendresses qui avaient convaincu les foules pendant des années. Mais après un temps, les muscles de son visage lui jouèrent des tours, elle ne parvenait plus à cacher sa vraie nature. Ces insectes incultes et mal éduqués grouillaient à travers tout le pays, dans sa cité, jusqu'au sein des propres murs de sa demeure. Ces pensées la hantaient. Elle n'avait effectivement que du mépris pour les humains qui l'entouraient. Des grimaces affreuses en résultèrent, transformant sa figure pourtant délicate. Épuisée de tant d'efforts, elle abandonna cette hypocrisie si mal maîtrisée et laissa ses traits se tirer d'eux-même dans la direction qui leur plaisait. Elle sentit ses muscles se détendre pour prendre la forme qui allait l'habiter jusqu'à son dernier souffle. Elle laissa le dégoût la défigurer lorsqu'elle posait les yeux sur les sauvages qui lui faisaient face, sur leurs expressions marquées par la bêtise et l'ignorance. Le menton relevé, les sourcils en arcade, elle les étudiait à distance. Même les différencier était devenu une tâche impossible. A ses yeux, ils formaient des blocs d'êtres répugnants auxquels elle attribuait des noms injurieux. Malgré la révulsion qui l'habitait, elle maintenait toujours une posture parfaitement royale. Droite, des gestes lents, une tenue parfaite, seul son visage l'avait trahie. Elle s'en était finalement accommodée.
Les jours, les mois, les années passèrent ainsi.
Bien qu'avec le temps, elle se sentit vieille et fatiguée, l'idée de mourir la terrifiait. Ce n'était pas la Mort en elle-même dont elle avait peur. Au contraire, elle aurait été un des seuls êtres qu'elle aurait accueilli volontiers. Mais savoir son corps majestueux sans vie passer entre les mains de ses servants écervelés lui était insupportable. Il en découla une envie, un besoin de rester en vie absolument hors du commun.
Ses enfants, petits-enfants et petits-petits-enfants se succédèrent et trépassèrent. Les uns après les autres avaient tenté, en vain, de lui survivre et récupérer la couronne. Ni la bonté, ni la bravoure, la cruauté ou la trahison de sa descendance n'avait réussi à la déloger. Elle survivait à tous les complots et toutes les accalmies avec cette même expression de dégoût gravée à jamais sur sa face.
Son règne se prolongea ainsi pendant des décennies puis des siècles. Refusant de moins en moins la compagnie de sa propre espèce, son château s'était petit à petit vidé de toutes âmes. Elle marchait majestueusement entre ses murs, passant à côté des pièces précédemment habitées de familles entières, de salons où se donnaient des concerts dans sa lointaine jeunesse, des cuisines anciennement encombrées de nourriture et de travailleurs débordés. Le souvenir de ces images lui était pénible. Que d'autres qu'elle aient pu vivre au sein de ces murs la révoltait, lui donnait la nausée.
Alors qu'elle nourrissait une haine grandissante pour sa race, sa solitude devint absolue. Son existence fut peu à peu oubliée des autres êtres humains. Plus personne ne faisait halte au château depuis longtemps. Même les animaux et les plantes avaient pris de la distance avec cet endroit baignant désormais dans un brouillard permanent. Seule une très vieille famille qui avait, dans un lointain passé, vécu entre ces murs, osait y faire un détour pour y laisser un panier de nourriture au pied de la vieille bâtisse. Considérée comme une offrande faîte aux Dieux, chaque année lorsqu'ils revenaient, ils trouvaient le panier vide accroché à une vieille corde effilochée.
Un jour, la corde lâcha. Plus personne ne vint jusqu'à cette bâtisse en ruine. Plus personne ne se souvint de l'histoire de cette vieille reine solitaire. Même la Mort avait abandonné depuis longtemps son envie de la faucher. La vieille femme acariâtre circulait sans but dans la pénombre de son château. Son long corps maigre flottait dans ses guenilles à froufrous. Elle se déplaçait avec grâce malgré son âge et les traits de haine qui marquait sa peau et ses os. Sa silhouette à peine humaine allait et venait dans les couloirs interminables alors qu'elle maudissait le souvenir d'existences autres que la sienne.
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