La décision

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Aujourd’hui, il pleut, hier, il y avait du soleil. Saloperies de giboulées. J’ai juste envie de cloper et de boire. Avant-hier, j’ai mangé convenablement et ça faisait longtemps que ça ne m’était pas arrivé. Et j’ai apprécié. Il n’empêche, j’ai quand même envie d’un foutu putain de whisky et d’un clope. Et pas d’entendre les mômes brailler leur saloperie de joie de vivre avec des cris perçants à écorcher les oreilles. J'ai faim, mais je sais que je ne boufferai rien avant ce soir, et toujours la même merde insipide. On va dire que ça me tient debout, n’empêche que c’est quand même de la merde. Qu’est-ce que je ne donnerai pas pour un clope, putain ! Attendre. Encore. Attendre. Toujours. Il fait froid, ce qui n’arrange rien, j’ai les pieds glacés, et malgré ma pelisse, les courants d’air s’infiltrent partout. J’ai le bout des doigts gelés même si je les cale entre mes cuisses. Humidité de merde. Fatigue de merde. Et l’autre veau qui m’regarde comme si j’étais un pestiféré, va bouffer tes morts, sale con ! Et fous-moi la paix. T’es même pas obligé de me laisser un rond du gland, juste que ton regard entre pitié et dégoût, tu peux juste te le foutre bien profond. Je voudrais t’y voir à ma place, gros débile. Je fixe mes pieds, mon carton, ferme les yeux en espérant m’endormir pour qu'ainsi le temps passe plus vite, ce serait plus facile avec du jaja quand même ! N’empêche, ma tête toute en os, finit par s’appuyer sur mes genoux pointus, mes yeux se ferment et se révulsent, la bouche un peu ouverte sur les quelques chicots restants. Ainsi, je somnole un peu, les voitures et les gens passent, mais je ne les entends plus, réfugié dans de la ouate où le temps ne compte plus. Attendre.

Un coup de coude me réveille, c’est l’Riton, le gars qui a son bout de trottoir pas très loin de moi. Je ne sais pas quelle mouche le pique, mais depuis quelques temps, il vient régulièrement me rendre visite, papoter, prendre des nouvelles et vu qu’il ne se passe strictement rien dans nos vies, c’est vite torché. Il me tend un clope déjà allumé, je n’ai plus qu’à tirer sur la cibiche et sentir la nico remplir mes poumons. Je tousse, je crache, mais je me cramponne à ma tige que je suce jusqu’à la carotte. Riton se marre, boit un coup de rouge, me passe la bouteille. C’est Byzance ! J’essuie de la manche le goulot et je me rince aussi le gosier. Pendant ce temps, il sort de son sac quelques paquets, du frometon, qu’il découpe et partage avec son schlass en parts égales. Merde ! T’as gagné au loto que je lui fais, non, un biffeton de cinquante dans la mitraille, je suis parti illico faire deux trois courses et j’ai pensé à mon poto, j’allais pas me bouffer ça en rat tout seul quoi, qu’il me fait, le sourire allant d’une oreille à l’autre. Je bredouille un truc qui doit ressembler à un merci, mais surtout, je suis trop content de l’aubaine, rien à carrer qu’elle vienne de Riton, j’ai juste la dalle ! Alors j’engouffre les morceaux de fromage à peine posés sur du pain, mâche à grands coups de dents, bois une lichette et avale. Ça change de la soupe dégueulasse que je ne peux plus manger, écœuré. Et je recommence, parfaitement synchrone avec l’Riton. Rien becté depuis hier, autant vous dire qu’on ne laissera pas notre part aux chiens. Les passants sont devenus invisibles d’un coup, on est dans notre bulle et on se fait péter l’estomac. Une dernière clope pour finir tout ça, ne restent que des miettes et des papiers sales qu’on laisse là. Il fait toujours aussi froid, la pluie s’est arrêtée. Il y a juste que je vais devoir me fader l’Riton maintenant pour les deux, trois heures qu’il nous reste à tirer alors que j’aimerais dormir un peu encore. Mal nécessaire.

J’vais pisser, j’reviens. Pas besoin de me le préciser Riton, t’as encore laissé tout ton foutoir sur mon carton. Je profite de son absence pour sortir un de mes carnets noirs pour relire ce que j’ai pu pondre hier et c’est avec mon bille que je souligne, rature, annote. Un jour, il faudra que je mette tout ça au propre, un jour, quand j’aurais moins faim et froid. Ça me demande un effort de concentration, et dans ce cas-là, je tire toujours la langue entre mes dents. Riton se moque de moi en disant que ça me donne un air con, mais n’empêche qu’un jour, je lui ai fait lire deux, trois textes, et même s’il me charrie toujours un peu à ce sujet, son attitude a changé. Il m’encourage à continuer, il me dit que j’ai un truc pour raconter des histoires. Peut-être et je m’en fous. Je me fais chier toute la sainte putain de journée, alors soit je bois comme un trou, ce qui reste quand même un sport de riches, soit j’éructe contre les passants et c’est un coup à finir au ballon avec des cognes un peu trop sensibles de la matraque, soit j’écris. Le vide. L’attente. L’ennui. La faim. Le froid. L’indifférence. Alors je noircis mes carnets. Ça n’a strictement aucune structure, c’est bordélique et dispersé. Une connasse d’assistante sociale m’a dit un jour que ça doit me faire du bien, d’écrire. Ce qui me ferait du bien, c’est de bouffer et d’avoir une couvrante, connasse ! Et un clope. Je regarde si Riton n’a pas laissé son paquet et lui taxe une sèche. Riton se radine, je ne sais pas comment il fait pour toujours avoir ce satané sourire vissé à la gueule, on dirait un putain de masque de théâtre. Il me demande si je suis content de ce que j’ai écrit hier, et comme d’hab’, je lui réponds la même chose, bof.

Il va falloir qu’il s’y fasse le bonhomme, je ne suis pas le nouveau William Blake ou le nouveau Charles Bukowski, il me manque une sacrée dose de mysticisme ou d’alcool quand même. Si j’ai du mal à marcher et que ça flageole des guibolles, c’est que je suis décharné, épuisé. Mon manteau crasseux, élimé, déchiré, est depuis déjà longtemps trop grand pour moi. Et il me réchauffe même pas, mais l’habitude de le porter, ça fait partie de moi, comme pour mes pompes, sans lacets depuis une garde à vue, je ne sais plus quand, ni pour quoi. Un pantalon qui tient que par la crasse, un pull de laine troué, jaunasse, comme mes cheveux et ma barbe, hirsutes. Je ressemble à un balai à chiotte déguisé en portemanteau avec le sourire de Shane McGowan et l’haleine qui va avec. À côté de moi, l’Riton avec sa petite bedaine, sa mine joviale, un peu rougeaude, est mieux attifé que mézigue. Ce qui fait qu’il a plus de pièces qui tombent dans sa timbale. Et je ne sais toujours pas pourquoi il vient régulièrement partager la croûte avec moi. Dans le quartier, y a d’autres cloches, moins revêches que moi et surtout qui savent picoler, mais allez savoir, il préfère ma compagnie visiblement. Pas que je sois chiant plus que ça, mais j’ai quand même besoin d’être peinard et d’écrire. Et je le fais savoir. Riton, bonne pâte, s’en va alors pour quelques heures, fait la manche pour deux sans rien demander en retour. Il a débarqué un jour dans le quartier, plus enjoué que les punks à chiens, et il a rapidement été adopté par les riverains. Un jour, il m’a accosté en me proposant de partager son maigre repas, on a très peu parlé. Une fois, puis deux, lentement, on a pris cette habitude. Et un jour, alors que j’écrivais dans mon petit carnet noir, il m’a charrié avec ma langue qui pointait, tout concentré que j’étais. C’est peut-être vraiment ce jour-là que je l’ai accepté.

Mon parcours qui fait que je suis là, assis le cul sur un bout de trottoir n’intéresse personne, même pas moi. Et puis ça fait déjà si longtemps, que la vie d’avant m’est devenue étrangère. Et puis de toute façon elle n’était déjà pas rose bonbon. Enfance cabossée, petits coups, arrestations, prison parfois, boulots de merde pour des salaires de merde, mais le plus souvent au chômage. Vie assez classique d’un raté finalement. Et j’ai fini où je devais finir : sur ce trottoir. Je ne me plains pas, juste que ce qui va avec, la faim, le froid, cette misère me vide de toutes mes forces. Un jour, en taule, il y a eu un atelier d’écriture. La nana n’en avait rien à foutre qu’on fasse des fautes, elle disait que ça, ça se corrige, ce qui comptait pour elle, c’était le regard, les impressions. Les autres, en vrais caves ont tout fait pour lui pourrir ses interventions, moi aussi un peu au début faut être honnête, puis il y a eu un truc, comme une sorte de déclic. J’ai commencé à lui poser des questions après les cours, à lire aussi. Il y avait comme une espèce de mystère que je voulais comprendre, comment avec de simples mots, tout couillons, l’on pouvait évoquer des choses juste par la force de l’imaginaire. Pas que j’en avais beaucoup, moi, de l’imagination, et je crois que je n’en ai toujours pas beaucoup en fait, juste que j’aime bien jouer avec eux, les mots. Exprimer qu’elle disait. J’essaye et putain, c’est dur. Il ne faut pas croire, mais ça demande de salement se triturer les méninges pour parvenir à écrire un truc de pas trop con. Et ce n’est pas avec l’instruction que j’ai eue que ça va frétiller. J’ai réellement appris à lire en prison et dans les différents foyers par lesquels je suis passé. Et puis ça passait le temps, plutôt qu’à faire des conneries, même si au final ça n’a pas changé grand-chose puisque je suis là où je suis.

C’est l’heure qu’il me dit Riton, je ne dis rien parce qu’il n’y a rien à dire et je ramasse mes trois affaires et le suis. Il faut marcher et tous les jours, c’est une vraie corvée, de marcher. Je suis devenu un squelette ambulant, fait d’os et de tendons, il n’y a quasiment plus de chair. Aussi aller jusqu’au parvis de l’église, jusqu’à la soupe popu, jusqu’à la petite foule de miséreux et de pouilleux me devient un réel pensum. Faut faire la queue dans le froid, se faire engueuler parce qu’on n’avance pas assez vite, et là faut dire qu’heureusement qu’y a le Riton pour me soutenir, physiquement, et tenir un peu en respect les bénévoles et les « camarades » qui voudraient bien se les geler ailleurs. On piétine ainsi bêtement jusqu’au camion, on nous remplit une gamelle, un morceau de pain, au suivant. Reste à se trouver une place peinarde pour bouffer. C’est dégueulasse, et c’est peu de le dire tellement c’est insipide, seulement, c’est chaud. Et rien que ça, ça fait un bien de fou ! J’ai ma cuiller dans la main, que j’approche de ma lippe et j’essaye de boire ma mixture sans me brûler. Je repose la cuiller, décide de faire autrement et je brise mon pain pour saucer. Ça goutte et j’en fous de partout, mais je m’en fous, je ne suis plus à ça près. Ça fait rigoler l’Riton, mais qu’il n’aille surtout pas jouer les nurses en me débarbouillant, et il le sait. Donc ça goutte. Et je slurpe mon quignon. J’expectore deux, trois fois, comme s’il fallait faire de la place au rata, j’ai les yeux comme exorbités, l’effort pour avaler est bien réel. Riton a la bonté de ne rien dire, de me laisser faire. Je finis de manger et lui file mon dessert, depuis quelques semaines il n’y a plus grand-chose qui passe de toute façon.

Pas de place en hébergement d’urgence, comme d’habitude. Je ne sais même pas pourquoi Riton s’obstine à poser la question chaque soir pour une réponse absolument invariable, ça me dépasse. Il croit à un miracle l’Riton ou quoi ? Non, ce qui nous attend, ce sont nos petits hôtels particuliers de misère, c’est tout. Une dernière clope ensemble et on rejoint nos abris de carton pour une nuit à grelotter comme des chiens. Juste avant, Riton me souhaite un bon anniversaire et me refile une vasque de whisky. Je reste là, comme un con, Riton se marre, heureux de son petit effet. Donc c’est aujourd’hui, mon anniversaire, mais comment il le sait ce foutu con ? Je regarde ma bouteille, l’ouvre et avale une bonne rasade, parce que je ne sais pas comment il connait cette foutue date et que je m’en fous un peu. Me reste une dernière cibiche, que j’allume et que je fume, la fumée bleutée m’entoure et donne à la nuit des allures de mystère. Riton, sors de là, faut que je te dise un truc qui me tracasse. Je vois la tête de Riton qui sort de son tas de carton, vaguement inquiet, donc il essaye de se dépêcher, fout en l’air la moitié de sa cabane, n’ose pas rouspéter, ce n'est pas tous les jours que j’ai à jacter, il faut dire, surtout pour un truc d’importance, préférant plutôt garder ces choses-là pour moi, vu que je ne vois pas en quoi ça intéresserait les autres. Riton - une autre gorgée – comment te dire, j’ai rien su faire de ma vie à part peut-être un truc, écrire. Alors je ne sais pas si ça vaut des clopinettes ou pas, mais il va falloir poser la question à des gens qui, eux, sauront. T’es partant pour m’aider à aller les voir ces mectons ? Le temps d’imprimer, et mon Riton devient littéralement fou de joie. Eh, t’emballes pas, avec nos dégaines, ça va pas être coton, mais chuis heureux.

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