La tribu

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On venait de se poser comme à l’accoutumé pas loin de la supérette, pratique pour aller chercher, dès qu’on avait trois radis, une canette à se partager. Les chiens avaient fait leur tour et s’étaient posés pas loin de nous. Il y avait Mistress et Le Grand, deux beaux bâtards tendances malinois, l’œil vif et aux aguets de la moindre connerie. Mistress venait de mettre bas, il n’y avait pas longtemps de plusieurs chiots. On avait réussi à en donner à l’école vétérinaire, pour qu’ils trouvent des maîtres parce que la rue ça peut vite les abîmer quand même. Et puis ce n’est pas forcément une vie pour eux, quoi. Mais il nous en restait deux de six mois maintenant, un gars et une fille, qu’on s’était résolu à garder faute de mieux. Dingo, on devine assez vite pourquoi, et Pupuce, une vraie crème celle-là. Avec la bande, nous nous étions rencontrés dans des festivals, on avait fait des vendanges ensemble parfois, et à force de se côtoyer, on avait fini par constituer une petite bande un peu foutraque. On n’était pas méchant, peut-être un peu tapageur, mais il faut savoir profiter de la vie aussi, non ? Donc, voilà, on avait pris nos habitudes dans ce quartier un peu bobo, à cause du parc, c’était tranquille là-bas et suffisamment grand pour ne faire chier personne, et inversement. Alors, ouais, au début, les flics nous ont pas mal contrôlé, genre qu’on n’était pas forcément bien vu dans le coin, les voisins aussi qui nous gueulaient dessus et nous menaçaient. D’abord on gueulait plus fort qu’eux, et puis ces emmanchés, ils ont bien dû faire avec notre présence, que ça leur plaise ou non. Quelques fois, il y avait ce gus, un peu rigolo, pas méchant en plus, même plutôt brave type qui intervenait et arrangeait les choses avec ces cons. À force, on se dépannait, chacun sur son bout de trottoir, mais en bon voisinage.

Pas comme cet échalas, qui puait ses morts et qui avait l’air d’en vouloir à la terre entière, toujours à maugréer, à pester. Les rares fois où on ne l’entendait pas, c’est quand il écrivait dans ses foutus carnets. On le craignait un peu, il faut dire, pas vraiment très commode le loustic. Pourtant ce n’était qu’une brindille, on lui soufflait dessus et il tombait direct, mais un je ne sais quoi dans le regard interdisait tout dialogue. Reste qu’il ne faisait pas chier, alors on le laissait tranquille, chacun chez soi. On avait l’impression qu’il ne vivait que pour écrire, avec cette manie qui nous faisait marrer, de tirer la langue. Les gens passaient devant lui et il ne les voyait pas, concentrer sur le fait d’écrire, tous les jours, absolument tous les jours, à remplir de petits carnets noirs. Pas chiant quoi le gars. Riton, c’est bien Riton son blaze, donc Riton l’avait plus ou moins pris sous son aile. Au fil des mois, il a réussi un truc auquel on a eu du mal à croire, nous, il a réussi à faire en sorte qu’il ressemble de nouveau à un être humain. Avec des fringues qui n’empestent pas, avec une trombine qui ressemble à quelque chose. Faut dire qu’il se démenait le Riton, fallait voir. Je crois qu’il avait réussi à se mettre dans la poche tout le quartier à force de bonhommie, à être serviable et tout. Nous, nous étions plutôt les sales gosses un peu turbulents, quoi, c’est vrai ! Mais Riton tout le monde l’avait à la bonne. Et depuis quelque temps, il se démenait comme un fou auprès des services sociaux, pour ce gars, là, comment il s’appelle ? Nous on le surnomme le Baron, Corvo c’est ça ? C’est Adrien qui l’appelle comme ça, il a fait des études de lettres avant de tout plaquer, Adrien, mais il l’a un jour appelé comme ça et le surnom est resté, n’est-ce pas Adrien ?

Tiens, tu me passes une bière, s’t’pl’ Marco, merci. Euh, ouais, Marco, c’est un peu comme le frangin d’Adrien, mais version musique lui. Toujours la gratte pas loin, pour faire la manche, c’est assez pratique. Antoine, c’est un peu comme un couteau suisse, quoi, c’est vrai ! Il chante, fait du théâtre, des accros et du jonglage. C’est lui qui fait la manche aux feux rouge, toujours la banane, par tous les temps, il est assez incroyable dans son genre. Quoi, tu mérites ! Puis ben on ne présente plus Éric la grande gueule, connu dans tout le quartier pour ses beuglantes, par nous pour son humour et sa joie de vivre. Et il y a moi, et on ne va pas s’étaler de trop sur la question. Je m’appelle Annie, mais tout le monde m’appelle Ninon, paraît que c’est plus mignon, plus que je le mérite en tout cas, merci les mecs, toujours aussi sympas, bande de tarés. Donc on passe notre temps à se charrier, et quand la manche est à peu près correcte, on change tout ça en bouffe et en bière. Et on joue avec les bestiaux. Ils ne sont pas méchants en plus, d’ailleurs, on s’est fait piquer des trucs sans que les clebs ne mouftent quoi que ce soit, genre super terrifiants nos cerbères. Pas vraiment le sens de la propriété, excepté peut-être pour leur bouffe. Et nous pour nos bières. Bref, ça rigole, on parle sûrement un peu fort, on rigole sûrement un peu fort aussi, mais cette liberté, on ne la changerait pour rien au monde. Un peu en autarcie, pas franchement besoin des autres. Même si les coups de pouce de Riton nous ont sorti du sable quelques fois. Il n’était pas obligé de le faire, et quelque part, on n’était pas obligé d’accepter non plus. Notre petit groupe fonctionne, nos chiens sont géniaux, que demander de plus ?

Un jour Riton est passé nous voir en fin de journée, avec un pack de bières et quelques caresses pour les chiens. Il s’est assis, nous a demandés comment on allait, si on s’en sortait. Il semblait tourner autour du pot, comme gêné de nous demander un truc, lui qui donnait sans arrière-pensée. Alors on l’a laissé parler de tout et de rien, sans le brusquer, puis il a commencé à nous parler d’Albert, le Baron Corvo pour nous. De l’amitié qui le liait, de la décision qu’il avait prise de montrer ses écrits, de l’aide qu’il lui avait demandé, des efforts qu’il faisait depuis pour lui permettre d’accéder à ce rêve. Je crois qu’il nous a estomaqué en nous racontant cette histoire, on ne pensait pas que ce qu’il écrivait à longueur de journée ait le moindre intérêt, méritait d’être montré. Et la générosité de ce gars, Riton, qui le soutenait de son mieux. On tirait tous sur nos clopes, on s’avalait une rasade de bière et on écoutait sidéré. Alors quand il nous a demandés, enfin, si on pouvait, lorsqu’il était absent, prendre soin d’Albert, on s’est tous regardé. Je pense que Riton a eu peur que nous refusions, comme prêt à partir en se confondant d’excuses. Je sais pourquoi les autres se taisaient, n’osaient pas. En effet, comment aborder un type aussi farouche que le Baron sans se faire recaler direct ? Alors j’ai dit que j’irai le voir avec Pupuce, rien de plus, rien de moins. Ça a soulagé tout le monde. Pas besoin franchement d’en rajouter, il avait posé une question, j’y avais répondu, on peut finir nos bières et reprendre nos vies. Pas la peine d’épiloguer plus avant. J’irai demain, en fin de matinée, avec de quoi grailler histoire de faire fondre la glace entre nous. Et avec Pupuce, gentille et douce comme elle était, il ne pouvait pas avoir de lézard dans le potage. Impossible.

Le lendemain, les mecs ne m’ont posé aucune question quand je suis allé à la supérette acheter des trucs. J’ai pris la laisse de Pupuce, mes sacs à la main, et je suis allé, sans vouloir réfléchir, voir de plus près ce fameux Baron. Au coin de la rue, je me suis arrêtée pour l’observer un peu. Appuyé le dos contre la façade de l’immeuble, son carton et sa gamelle devant lui, il était tout en concentration sur l’écriture. Vraiment zarb de le voir tirer la langue alors que d'une écriture nerveuse, il semblait recopier au propre son ancien carnet posé à côté de lui. L’effort était réel, les gens passaient devant lui comme si c’étaient des fantômes. Plus je m’approchais, et plus l’application qu’il mettait dans son travail devenait comme palpable. Un avion aurait pu s’écraser à ses pieds qu’il s’en serait à peine rendu compte, coupé du monde de façon si absolue. Je me posais la question de comment l’aborder, quand finalement, j’ai opté pour le plus simple, m’asseoir à côté de lui et attendre. Et je verrai bien. J’entendais son bille gratter le papier fébrilement. Pupuce me regardait comme si elle cherchait à comprendre la situation. Il n’y a rien à comprendre ma fille, il faut attendre que le monsieur sorte de sa bulle, et après, on avisera. C’est assez drôle de voir que le temps devient comme du chewing-gum quand on est attentif à un truc, mais d’un coup, j’ai senti deux yeux me darder. Comme ça, d’un coup, je ne l’ai pas vu venir celle-là. Et puis direct la mitraille de questions, qu’est-ce que je fous là, t’es qui, puis c’est quoi ça ? Malgré la surprise et la trouille aussi, je lui réponds très posément, mais il me demande de me casser illico presto et plus vite que ça, merdalors !

Pupuce se lève, baille, et avec sa délicatesse habituelle, c’est-à-dire aucune, s’écroule contre la hanche du Baron, rebaille un coup et pionce. À l’intérieur de moi, j’explose littéralement de rire, je savais qu’il fallait que je vienne avec Pupuce et son flegme. Je le savais ! On dira ce qu’on veut, mais l’intuition féminine ce n’est pas du flan. C’est avec le sourire aux lèvres, que je demande s’il a faim. Et je lui tends une cibiche. Il me regarde, méfiant, cogite, taxe ma clope et cherche du feu. Je lui tends mon briquet, il l’allume, tire sa taffe et me demande si je viens à la demande de Riton. Oui, m’sieur ! Que je lui fais, ça te dit de faire connaissance en bectant ? Il grommelle un truc, que je prends pour un oui et dans la foulée, je m’empresse de sortir la graille histoire qu’il ne change pas d’avis. C’est assez touchant de le voir si frêle, si fragile, toute son énergie vitale dans ses yeux, acérés, vifs. C’est avec des mouvements peu assurés qu’il se saisit de la nourriture, la porte à la bouche et se met à mâcher. La clope, la bouffe ont l’air de le calmer, je me fais violence pour fermer ma gueule et ne pas le saouler par ma jactance. Aussi mange-t-il en silence. Je fais de même. Je sens refluer sa colère, lentement. Le silence qui s’est installé, reste encore un peu. On entend seulement respirer le chien, à la limite du ronflement. Je me présente, présente aussi la carpette collée contre lui, et lui dis que régulièrement, je viendrai faire un saut pour le saluer et prendre de ses nouvelles. Et que s’il a besoin de quoi que ce soit, surtout qu’il n’hésite pas. Il ne dit rien. Pousse des coups de menton, méfiants. Donc mon bonhomme va falloir encore qu’on se familiarise si j’ai bien compris.

Les jours suivants ont été similaires. J’arrivais sans qu’il ne me remarque, je m’asseyais à côté, la chienne, toujours sans la moindre délicatesse, s’écroulait contre lui pour pioncer. Il finissait d’écrire ce qu’il avait à écrire, et on mangeait et on se fumait une clope. Une sorte de routine s’est ainsi installée. Il ne me posait pas de questions et ne se livrait pas, les choses étaient devenues une nouvelle norme en quelque sorte. Visiblement, je ne l’empêchais pas d’écrire et c’était apparemment le plus important. Il m’est arrivé de faire des courses pour lui, comme de lui racheter un nouveau bille, un carnet et c’est en tant que petite main que j’ai vraiment eu l’impression d’être acceptée plus que tolérée. Les garçons comprenaient la situation et pour eux aussi un nouveau rythme s’était tranquillement installé. Je sais que Riton s’échinait à trouver un boulot, mais sans adresse de domiciliation, c’était pratiquement peine perdue. Toutes les démarches entreprises prenaient un temps fou à être instruites. Il s’inquiétait aussi de la santé du Baron, et tachait de faire en sorte qu’il soit pris en charge. C’était surtout sa faiblesse générale qui l’inquiétait, à juste titre à mon sens. Il me refilait, quand il le pouvait, un bifton pour la bouffe d’André, mais d’une certaine façon, il avait rejoint notre petit raïa, et ce qui nous appartenait, lui appartenait aussi en quelque sorte. On n’avait pas vraiment ce genre de mesquineries en fait. Donc la question ne se posait même pas. On aidait à notre niveau. Parfois, on l’accompagnait aux bains-douches ou chez le coiffeur. Nous aussi on en profitait, ce qui ne nous fit pas de mal en fait. En tout cas, tout était fait et organisé pour permettre au Baron de finir sa mise au propre tranquillement. Et ce que nous prenions au départ comme une source de moquerie, nous avions appris, en le côtoyant, à y reconnaître de sa part un investissement entier dans l’acte d’écriture, chose qui méritait notre respect.

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