Les hommages

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La malchance a fait que nous n’avons jamais pu rencontrer Albert, accidenté à quelques centaines de mètres seulement de la librairie, un véritable drame. Néanmoins, notre rencontre fut littéraire, et ce fut une belle rencontre que j’ai eu la chance de pouvoir faire malgré tout, grâce à l’énergie extraordinaire de Riton et de ses amis. Ses camarades de galère ont su l’apprivoiser avec patience, ce qui me semble-t-il, en les écoutant, n’a pas été si simple et parfois générateur de moments vraiment très drôles, et ainsi porter jusqu’ici ses espérances littéraires. Pendant des mois, ils ont su l’aider et le soutenir avec ce qui se fait de plus précieux, à savoir la chaleur humaine et l’entraide, pour que son travail parvienne à notre modeste maison d’édition. Nous aurons désormais à cœur Magalie, quelques amis ici présents, dont Pierre, et moi d’éditer ces textes et de les faire connaître au public. Nous saurons aussi soutenir ceux qui l’ont soutenu, et nous ferons tout pour leur permettre à eux aussi à accéder à leurs rêves que la vie à la rue entravait et étouffait. Nous nous devons cela en mémoire de cet homme disparu trop tôt, qui au fond, derrière sa carapace un peu bourrue, était un homme de grande générosité. Pour supporter ce que peu d’entre nous finalement seraient capables de supporter, Albert, après à une rencontre déterminante en prison, s’est lancé dans l’écriture, devenu son refuge, noircissant à longueur de journée dans de petits carnets noirs, tirant la langue de concentration, des textes d’une délicate mélancolie, à la colère sourde illuminant d’une pâle mais résolue lumière son envie d’être et de vivre : d’avoir, bien que relégué aux marges de la société, une place et une voix dans cette société. Cette place, il la gagnera à titre posthume, à travers son œuvre.

Albert était un homme réellement intimidant, c’est peu de le dire. L’approcher n’a pas été chose simple à faire. La première fois, c’est limite s’il ne pas ne m'a pas engueulé comme un malpropre, heureusement que j’avais ramené de quoi l’adoucir, sinon je crois que j’en aurais pris pour mon grade. J’ai commencé à l’aider, sans même m’en rendre compte, ça s’est fait naturellement, sans qu’on y pense en fait. Un jour, là, comme ça, il m’a tendu quelques feuilles à lire, un bazar sans nom son truc, mais j’ai compris à ce moment-là, en déchiffrant tout ça, que je n’avais pas à faire à n’importe qui. Le petit bonhomme tout frêle, avec son regard perçant, avait un regard sur le monde, depuis son bout de carton humide, qui m’a saisi. Alors, quand le jour de son anniversaire, il m’a dit qu’il cherchait à montrer son travail, j’ai immédiatement accepté. C’était obligé, forcément des choses comme ça, on les accepte. Alors, oui, on est parti de loin, parce qu’Albert en se retirant de la société des hommes pour pouvoir écrire ces textes, vivait depuis quelques années en grande précarité. Il a fallu lui rendre visage humain, faire des démarches pour qu’il puisse à nouveau bénéficier de certains minimas, et à ce titre, je ne remercierai jamais assez les travailleurs sociaux qui m’ont aidé de leur mieux pour y arriver. En six mois, jusqu’à ce jour, fatidique, Albert s’était complètement transformé. Et une chose qu’il n’avait pas dû faire depuis très, très longtemps, il recommençait à rire. Il faut dire que les jeunes avaient de l’énergie à revendre et un sens de la répartie pleine de gouaille. Il a été adopté aussi par les chiens, heureux de se pelotonner contre lui et de faire leur sieste pendant qu’il écrivait, toujours la langue tirée.

Un bonhomme pareil, ça ne s’oublie pas. C’était quelqu’un de très farouche, et je dois dire qu’au départ, on a préféré l’éviter, plutôt que se faire remettre à notre place vertement. Il faut dire qu’on avait une certaine tendance à foutre la zone, nous, sauf que lui ça l’emmerdait pour écrire, il avait besoin de calme le zigue, toujours la langue tirée, ce qui nous faisait beaucoup rire, je dois le dire. Je me souviendrai toujours du jour où Riton est venu nous voir, pour lui prêter main forte, pour pouvoir aider son ami. On n’a pas su quoi lui répondre, disons qu’on essayait vraiment de s’éviter jusque-là, le Baron et nous, vu le nombre de fois où on s’était empaillé, mais j’ai décidé d’y aller quand même, par gratitude envers Riton qui avait toujours été serviable avec nous, pour nous dépêtrer de certaines embrouilles avec les flics et certains riverains agacés par notre présence, parce que Riton avait l’air d’être bien seul sur ce coup. Et c’est Pupuce, une chienne adorable, qui a brisé la glace. Ça ne m’a pas empêché de me faire engueuler coton, coton, mais quelque part c’était trop tard, Pupuce l’avait déjà adopté en s’installant sans façon contre lui. Et il a bien fallu qu’il fasse avec. Et petit à petit, on s’est apprivoisé. Ça m’a beaucoup appris d’ailleurs pour mieux comprendre les bêtes et les gens cette histoire. Comme de ne jamais s’arrêter aux apparences et de faire confiance. Il y a eu une belle dynamique, avec Riton qui aidait le Baron, on l’appelait comme ça, qui nous aidait, qu’on aidait en retour. On a appris à croire en nos espérances, et on fait tout désormais pour leur donner corps et ça, ça n’aurait jamais pu arriver sans cette belle amitié qui s’est tissée petit à petit. Et je ne remercierai jamais assez monsieur Delpore pour son soutien désormais.

On n’est pas exactement parti du bon pied, moi et le Baron, et c’est peu de le dire. J’ai le sang un peu chaud et pousser un bon coup de gueule ne m’a jamais vraiment fait peur. Je sais très bien que c’est excessif parfois et que j’aurais pu m’éviter certains problèmes, mais quand il faut que ça sorte, ben il faut que ça sorte. Et en y repensant, j’aurais pu faire autrement avec le Baron et peut-être être un peu moins con. Surtout quand j’ai compris que ce n’était pas un casse-pied primaire, qu’avec sa langue tirée, c’était pas un zinzin ou je ne sais quoi, mais qu’il y mettait toute son âme dans ce qu’il écrivait assidument tous les jours, et que nous, ben, on a du pas mal de fois l’enquiquiner sévère avec notre barouf de jeunes fous. Et qu’au final, il avait peut-être un peu raison de nous enguirlander, on avait peut-être besoin de ça aussi, qu’on nous en donne des limites. Même assez vertement parfois je dois dire. Je me suis excusé auprès de lui, et il a tourné la page avec un simple geste de la main, pour lui c’était oublié, on pouvait passer à autre chose. Alors on s’est décarcassé pour lui, comme pour se faire pardonner. Combien de fois on l’a aidé à aller aux bains-douches, au camion ou encore voir les travailleurs sociaux, à tour de rôle. Mes pitreries le faisaient marrer, il m’a dit que j’avais un truc, que je devais écrire mes conneries qui le faisaient rire, agencer tout ça, en faire un one man show, travailler avec des gens qui saurait me faire évoluer, me produire. Il savait détecter le talent, même si à ce sujet, je manque encore de confiance en moi, mais j’en envie de lui faire confiance à lui, même si je ne comprends pas encore tout, et pour ça, je voulais l’en remercier, profondément.

C’est grâce à toi, à notre rencontre, improbable parce qu’effectivement pas forcément partie sur de bonnes bases, que j’ai eu le courage de rappeler mon père, le revoir et lui parler à nouveau. Ça nous aura demandé du temps, beaucoup, et peut-être qu’il était nécessaire ce temps pour mettre de la distance et apaiser certaines blessures, mais c’est bien notre rencontre qui en a été le déclencheur. Je t’appelais le Baron Corvo, en référence à ce livre découvert en fac de lettres, méconnu, Le Désir et la poursuite du Tout où le personnage principal, Nicholas Crabbe, passe son temps à vitupérer contre tout et tout le monde. Un peu comme toi, ce qui m’amusait beaucoup, je dois le dire. Jusqu’à me rendre compte, en te découvrant ces derniers mois, que tes râleries n’étaient pas forcément sans fondement. Qu’à y chercher de plus près, tes textes en témoignent, c’est en ça qu’ils sont aussi denses et méritent d’être effectivement publiés. En cela je ne peux que remercier le regard avisé et courageux de monsieur Delpore, car ils attestent de la saine nécessité de la colère. Tu as eu raison d’être cet homme en colère, tu as eu raison de la coucher sur le papier, jour après jour, carnet après carnet, langue tirée. Et tu as eu raison de vouloir les montrer. Je suis heureux qu’avant de mourir, tu aies pu, à l’instar de Crabbe, trouver tes moitiés d’humanité pour de nouveau être un être entier. Et de nouveau sourire au monde. Ton œuvre te survivra ainsi que les espérances presque éteintes que tu as su raviver chez nous. Nous te promettons, tous, nous les jeunes un peu dingues parfois, de tout faire pour nous aussi trouver nos moitiés d’humanité et nous accomplir, nous épanouir. Nous avons tous de projets que nous aurons à cœur d’aboutir, en ta mémoire.

Le Baron nous aura appris plusieurs choses et notre rencontre en portera longtemps l’empreinte. Tout d’abord à nous canaliser et par son travail acharné, à mettre notre colère en mots, en gestes, à être rigoureux dans nos pratiques. C’était un homme cultivé, à l’esprit fin et sans concession. Je venais d’être adopté par cette petite bande de punks à chien ; quelques semaines plus tard, nous rencontrions Riton, toujours disponible et aidant. Alors quand il s’est s’agit de lui filer un coup de main pour l’aider, lui et le Baron, ça s’est fait naturellement. Et c’est une chose que jamais nous regretterons, car derrière ses aspects un peu bourrus, cabochards, c'était aussi un homme d’une grande générosité. Peu de paroles, mais toujours pertinentes. Des critiques qui nous obligeaient à nous parfaire, à être plus attentionnés à chaque petit détail. Jongler, je savais faire, mais pas forcément raconter une histoire et ainsi embarquer mon auditoire dans mon petit monde magique. De la démonstration de prouesses, de l’effet waouh finalement un peu facile, j’ai sur ses conseils, gagné en simplicité, en efficacité aussi en glissant imperceptiblement vers le merveilleux. Il avait cette économie des mots, cette économie des descriptions pour ses propres histoires et ses personnages, alors je suis revenu aux bases, et à raconter mes propres histoires avec seulement trois petites balles de jonglage. Les gamins appréciaient, leurs parents et le public aussi, j’ai ainsi pu, sur un bête trottoir, commencer à leur apprendre des trucs en les faisant participer. Bref, à sortir de ma propre bulle et m’ouvrir ainsi aux autres. Je lui avais fait la promesse d’intégrer une école de cirque, des ateliers des arts de rue. J’attends avec une certaine des réponses en ce sens, mais j’ai hâte de commencer cette nouvelle aventure. Mes parents, avec qui j’ai moi aussi repris contact, même si je les désespère parce que je ne reprendrais pas l’affaire familiale de quincaillerie, commence à intégrer le fait que j’aille explorer ma propre voie. À être en accord avec moi-même.

Comme Antoine, j’attends, moi aussi, des réponses, pour des conservatoires. Conservatoire que j’avais quitté il y a quelques années, certes, mais que je me sens désormais prêt à réintégrer. Avec le Baron, je me suis rendu compte qu’aspirer à une plus grande liberté c’était une chose, effectivement importante, mais s’empêcher d’apprendre grâce aux autres pouvait être aussi handicapant. C’est pourquoi je suis, depuis avant-hier, devenu musicien de métro, et oui, j’ai été retenu les gars ! Et c’est une nouvelle qui aurait fait plaisir au Baron. C’est en faisant la manche pour notre petite troupe, que j’ai compris ce que voulait dire être connecté à son public. Dans la rue, le public n’est pas très facile. Les gens sont pressés, ont leurs soucis, sont fatigués. Alors leur offrir un petit instant de grâce est devenu mon obsession. Mais ça m’a permis de faire mes gammes, jour après jour. De travailler mes textes et mes compos. Depuis qu’Albert avait fini de recopier ses propres textes, il m’aidait un peu sur les miens. J’ai rarement vu un regard aussi acéré, aussi juste. J’ai, grâce à lui, quelques tubes de trottoir que les gens applaudissent déjà. Je sais qu’on a tous des projets, Riton va devenir éducateur, et on dirait bien que ce métier est taillé sur mesure pour lui ; Ninon en devenant éducatrice et comportementaliste canin, il faut dire qu’elle a un bon bagage en nous ayant côtoyés, ça va sûrement l’aider, on en est sûrs ; Éric, ce fort en gueule, va pouvoir désormais sortir ses vannes devant un public, fait pour ça, qui paiera même pour ça. Et on est soulagé de pouvoir enfin passer le relais, car on est tous persuadé que les gens seront ravis de le découvrir sur scène ; Adrien, après une petite parenthèse à l’école de la rue, va retrouver les classes préparatoires littéraires ; le monde du cirque va bientôt, on l’espère, gagner un nouvel élément en la personne d’Antoine et celui de la musique avec moi-même. Mais on espère tous que ton manuscrit, Albert, deviendra livre, le livre pour lequel tu t’es tant battu, en tirant la langue, littéralement.

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