Chapitre 46 : Les embanores (chapitre remanié)
Afin de permettre aux embanores de s’habituer à notre présence, nous commençâmes par cheminer à leurs côtés. Une demi-heure plus tard, nous reçûmes la permission de les monter – le quatrième portait toutes nos provisions, le pauvre.
Avorian ayant déjà « chevauché » l’un d’eux par le passé, Kaya prit le temps de me faire quelques brèves recommandations :
– Bien qu’ils soient apprivoisés, ces animaux possèdent un fort caractère. Ils ont besoin d’avoir confiance en leur cavalier. Il suffit de les regarder un moment dans les yeux pour établir ce lien.
– Il n’y a pas besoin de présenter notre main pour qu’ils reniflent notre odeur ? questionnai-je.
– Inutile. Les embanores possèdent un odorat surdéveloppé. Vous venez de marcher avec eux : ils ont déjà parfaitement mémorisé votre odeur, me répondit Merian.
– Mais que voient-ils dans nos yeux, pour qu’ils accordent ainsi leur confiance ?
– Ton âme, me lança Kaya.
Elle enserra son animal avant de grimper sur son échine en un saut souple et élégant.
Mon Dieu, comment bondir à cette hauteur sans les effrayer ou même leur faire mal ? Mon amie descendit avec la même grâce puis nous fit signe d’avancer ; mais je reculai, méfiante. Avorian se montra plus courageux : il marcha d’un pas lent vers eux et se voûta pour ne pas paraître impressionnant – précaution que je jugeai superflue face à ces créatures imposantes. Je lui emboîtai le pas, un peu craintive à l’idée de les approcher.
Les embanores ne bougèrent pas d’un pouce, comme s’ils feignaient d’ignorer notre présence. Avorian fixa l’un d’eux et parvint rapidement à le toucher. L’animal courba l’échine en émettant un son rauque. Le mage n’avait plus qu’à l’enjamber. En quelques secondes, il se positionna sur la créature, prêt à partir.
À mon tour, j’avançai à petits pas. L’un des deux autres embanores me scruta de ses grands yeux gris. Il me laissa approcher, le regard accroché au mien. Je me détendis le plus possible afin qu’il perçoive mon calme intérieur.
Un soupir de soulagement échappa à mes lèvres tandis que je caressais son pelage auburn, doux et soyeux. Je parcourus de mes doigts sa crinière beige, puis ses longues cornes torsadées. L’embanore émit un adorable couinement joyeux. Un sentiment de tendresse m’envahit. Je posai ma joue contre la sienne.
– Pas mal, Nêryah. Tu te débrouilles plutôt bien avec eux ! lança Ishaam, me gratifiant d’un beau sourire.
– Tu crois que je peux essayer de le monter, maintenant ? demandai-je, peu convaincue.
Ma monture mugit doucement en guise de réponse. Tout le monde éclata de rire. La présence des animaux m’avait beaucoup manqué depuis mon arrivée ici.
– Les embanores s’apprivoisent facilement, affirma Merian d’une voix douce. Ils sont loyaux et te protégeront en cas de danger.
– Il est temps de partir. Une longue route nous attend avant la prochaine oasis. Nous devrions l’atteindre demain.
Sur ces mots, Kaya enfourcha son embanore en une posture aérienne. Ishaam se plaça derrière elle. Ils étaient vraiment adorables, serrés ainsi l’un contre l’autre.
Je rassurai mon nouveau compagnon, qui sentait le départ imminent, en lui murmurant qu’il retrouverait son troupeau après notre voyage. Merian m’embrassa sur la joue et me fit gentiment la courte échelle. Je grimpai en saisissant le crin de l’animal. Mon chevalier servant vint se positionner contre moi, ses mains enlacèrent ma taille. Je rougis à son contact, le cœur battant, aussi ravie qu’intimidée.
Je m’accrochai à la crinière de l’embanore, mon ventre me picotait d’appréhension.
Kaya se plaça à la tête de notre petite caravane. Le quatrième embanore, chargé de nos sacs, nous suivait docilement. Les créatures s’élancèrent et prirent de l’allure. Monter à cru se révélait être un véritable défi. L’assise s’avéra finalement confortable grâce au pelage épais de notre destrier, et comme Merian faisait office de dossier, je ne risquais pas de tomber.
Nos montures progressaient à toute vitesse. Des vagues de vertige m’envahirent. Leurs larges pieds, munis de trois orteils reliés par un coussin mou et flexible, amortissaient leurs sauts dans le sable. Nous ne pouvions converser, trop occupés à nous agripper – Merian me cramponnait au niveau des hanches, les doigts serrés à cause de l’instabilité du sol.
Le vent mêlé au sable fin fouettait nos joues. Impossible d’ajuster mon foulard pour m’en protéger. La cape d’Avorian dansait au gré des rafales, lui donnant fière allure.
Les heures passaient, et je ne me lassais pas de contempler les dunes orangées. Je me demandais comment Kaya parvenait à se repérer dans ce vaste désert en plein jour, sans s’appuyer sur le positionnement des étoiles.
Nous cavalâmes ainsi la journée entière, nous arrêtant régulièrement pour reposer nos montures et nous réhydrater.
Lorsque la nuit tomba, nous prîmes enfin le temps d’une véritable pause. Le soleil déclinait à l’horizon, et dans son sillage, des traînées colorées se nuançaient du rose à l’incarnat dans un ciel crépusculaire. Le sable était encore brûlant malgré l’air frais qui s’annonçait. Je craignais une nouvelle attaque de Glemsics. Ils reviendraient sans doute cette nuit, toujours en quête de gibier.
Nous mangeâmes avec appétit quelques provisions, dont les délicieux pains de Shirin. Un pur moment de bonheur ! Merian se chargea de nourrir les embanores. Il fallait cependant se restreindre en eau, denrée aussi rare que précieuse dans le désert. Je n’obtins que quelques petites gorgées. Grâce à la dextérité de Kaya, nous ne manquions pas de fruits juteux.
Ma monture se coucha sur le sol, je m’assis contre son pelage. Elle sembla apprécier ce geste d’affection. Notre petite équipe se reposait en silence.
– Ne devrions-nous pas monter la garde contre les Glemsics cette nuit ? demandai-je un peu plus tard aux autres.
– Non, ce n’est pas leur territoire, me rassura Ishaam.
– Je fais en sorte d’emprunter le chemin le plus sûr, renchérit Kaya. Il faudra cependant être prudents lorsque nous arriverons à la prochaine oasis, demain. Ils s’y rendent souvent.
La jeune Gardienne croqua nonchalamment dans une galette de céréales, comme si le danger l’importait peu. Ishaam installa le camp pour la nuit : de longs tissus étendus sur le sable en guise de lit, avec une toile maintenue par deux bouts de bois qui servait de tente. Les Komacs se montraient merveilleusement organisés. Grâce à eux, la traversée du désert devenait presque plaisante.
– Vous savez ce qui serait parfait, Avorian ? lança Ishaam le sourire aux lèvres. Ce serait de profiter de votre feu magique.
Avorian s’exécuta. Il rapprocha ses paumes, les yeux clos. En quelques secondes, des étincelles jaillirent de ses mains. Une flamme se forma. Il la déposa sur le sable, et elle s’agrandit. La nuit apportant la fraîcheur, cette agréable source de chaleur se révélait loin d’être superflue. Nous observâmes les milliers d’étoiles qui parsemaient notre firmament en silence.
– Je me demandais si Orfianne avait également une influence sur la Terre, interrogeai-je.
– Oui, mais beaucoup moins ces derniers siècles, car les Orfiannais ont évolué plus vite que les êtres humains. Et par respect des Lois de l’Univers, nous devons désormais laisser les Terriens cheminer à leur rythme. Ils doivent apprendre par eux-mêmes de leurs erreurs, quitte à ce que cela les conduise à un destin tragique… et que cela mette leur propre planète en péril.
– Cela ne doit pas être facile pour vous d’observer leurs actions en silence sans pouvoir intervenir, alors qu’elles perturbent aussi votre monde.
– Tout comme les parents laissent leurs enfants expérimenter la vie, nous faisons de même avec les Terriens, par égard de leur évolution.
– Je comprends. Ils sont tout à fait capables de réagir et de s’éveiller, même si cela leur prend du temps. Je crois en la puissance de l’humanité, j’ai foi en elle.
– Tu as raison de croire en eux. Cette conviction inébranlable est d’ailleurs ce qui leur manque. L’Univers est magnifique... tellement magique ! s’émerveilla Avorian. Tu parles de temps, et c’est bien ce qui nous manque…
– Tout a un sens, et chaque existence est précieuse parce qu’elle apporte quelque chose d’unique au monde, intervint Merian.
Si les scientifiques Terriens apprenaient que deux mondes coexistaient dans l’Univers et interféraient l’un avec l’autre, je me demande comment ils réagiraient.
– À part mon don de guérison, j’ai parfois l’impression que mes pouvoirs ne servent qu’à détruire.
Kaya m’adressa un regard grave, visiblement troublée par ma déclaration.
– Notre magie peut être utilisée de deux façons, me répondit le mage. Pour créer, ou pour détruire. Notre peuple a façonné des royaumes avec elle. Un même pouvoir possède souvent deux facettes. Te souviens-tu de ce que j’avais dit sur le rayon paralysant ? Il endort nos ennemis lors d’un combat, grâce à une hormone produite dans notre corps combinée à la magie d’Orfianne ; mais on se sert de ce même pouvoir pour faciliter l’accouchement et soulager la douleur.
Il s’arrêta un instant de parler, contemplant les flammes, puis reprit :
– Nêryah… nous avons été contraints d’utiliser nos pouvoirs différemment, de les modifier à cause des monstres créés par les humains. Nous n’avons pas eu le choix. Face à leurs assauts sans pitié, nous ne pouvons que nous défendre.
Son expression se durcit. Je méditais ses propos et tentais de comprendre tout ce que cela impliquait. Ce lien entre les deux planètes pouvait s’avérer néfaste pour les Orfiannais.
Nos embanores s'étaient allongés à nos côtés, leurs corps nous offrant une douce chaleur.
Je m’enduisis les bras et les jambes de l’huile que Kaya m’avait donné. Ma peau me brûlait, et il était crucial de l’hydrater pour la protéger des cuisants rayons.
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