Chapitre 60 : Mémoires du passé (chapitre remanié)
– Non ! Non ! hurla Avorian, contemplant la scène avec horreur. Ne vous laissez pas submerger par vos peurs ! L’arbre s’en nourrit… il va vous engloutir !
Sur ces mots, à défaut de pouvoirs, Avorian lança une grosse pierre en direction du Modrack. Mais celui-ci se tourna vers lui, paume levée, et le projectile retomba avant même de l’effleurer
– Il est vraiment… là ? Ce n’était pas un mirage ? murmura Avorian, interloqué.
Je dois bouger, m’ordonnai-je, le corps engourdi.
Ce n’était qu’une question de volonté. Je fermai les yeux, repensai à tous les moments partagés à Gothémia, auprès de Kaya, Ishaam et Merian, mon doux prince du désert. Leurs rires, leur bienveillance, la lumière de leurs regards… tout cela m’envahit. Une chaleur, d’abord ténue, s’éveilla dans ma poitrine, ma respiration s’ancra. Peu à peu, ces souvenirs m’arrachèrent à l’emprise mentale du Modrack.
Je cherchai la fleur de ma main libre. La sombre créature grogna, déconcertée par ce geste affranchi. Elle saisit mon bras pour m’obliger à rentrer dans l’arbre aux troncs multiples. D’un mouvement vif, j’effleurai la fleur magique et en retirai un pétale. Puisque ma Pierre de Vie ne se manifestait pas, il nous fallait au moins la force d’une Fée. Arianna n’apparut pas, mais j’entendis distinctement sa voix dans ma tête : « Ce n’est pas un véritable Modrack ».
Je saisis ce qu’elle voulait dire.
Non. Il n’était pas réel. Juste un mirage forgé par l’arbre et nos émotions. Une représentation de nos peurs, matérialisées en un être tangible, grâce à la puissance du banian. Le Modrack me cramponna, comme pour contredire mes pensées. Je compris enfin. Ce n’était pas pour rien qu’il m’avait choisie moi : la dernière Guéliade…
– Non ! Eyna… Nêryah ! hurla Avorian.
Un vent violent s’abattit sur nous de façon si brutale que le Modrack lâcha prise. Orialis et Avorian tombèrent sous le poids de la rafale. À mon tour, la bourrasque m’emporta, me secouant dans tous les sens. La Noyrocienne secoua la tête, arrachée à ce songe maudit.
– Avorian ! m’écriai-je. Reprenez-vous ! Vous êtes en train de revivre votre cauchemar !
Mon ami me regarda intensément, comme s’il voyait en moi une autre personne. Je me relevai pour mieux capter son attention, mais sa peur reprit le dessus. Le Modrack me bouscula contre le tronc.
Je criai, désespérée :
– Avorian ! Je vous en prie ! Battez-vous ! Ou il sera trop tard…
Orialis venait de réaliser ce qui se passait. Elle courut vers Avorian, prit son visage entre ses mains, le força à la regarder droit dans les yeux. Elle secoua mon ami comme on balloterait un prunier. Et elle avait raison ! Avorian inspira longuement, libéré. L’image du Modrack commença à se dissiper. Le silence revint. La créature venait de disparaître en un rien de temps.
Juste… un mirage.
La Noyrocienne bondit jusqu’à moi et me tendit la main pour m’aider à rejoindre Avorian, demeuré prostré à genoux, tête basse. Je l’enlaçai tendrement. Des larmes coulaient sur les joues du mage, témoignant le poids de son passé. Sa plus grande peur n’était pas le Modrack en lui-même, mais de perdre ses proches.
– Je comprends, finis-je par dire. Vous avez perdu les vôtres : votre famille, votre espèce… tout. Lorsque l’arbre nous a attirées, Orialis et moi, vous avez revécu ce moment d’impuissance : vous ne pouviez pas nous sauver.
Avorian laissa échapper quelques gémissements, le visage enfoui dans ses paumes. J’accompagnai ses pleurs, ma main sur son dos.
– Vous vous sentez coupable d’être le seul survivant, repris-je. Mais je suis là, moi. Nous sommes vivants, oui, et cela ne devrait plus être un poids pour vous. Ce n’est pas votre faute. Personne n’aurait pu empêcher cette tragédie. Vous devez en faire le deuil, accepter votre passé, aussi sombre soit-il.
À nous deux, nous formions les vestiges d’une culture anéantie.
Le mage me serra contre lui en entendant mes mots, puis éclata en sanglots. Il tenta d’étouffer ses plaintes contre un pan de sa tunique bleue. Je pouvais enfin découvrir le côté vulnérable de mon sauveur – et à mon tour, l’aider.
L’arbre était encore sacré, j’en étais certaine. Il avait offert la vision de sa souffrance. La magie des émotions avait agi à travers Avorian, à son insu, s’alliant à la force de l’arbre pour donner forme à la créature.
La magie des émotions est puissante. Terriblement puissante. Elle nous dévore de l’intérieur, prend corps en nous et s’exprime sans qu’on puisse la contenir…
Avorian se redressa, le regard adouci. Orialis lui adressa un sourire radieux.
Je repensai au nom qu’il avait prononcé. Peut-être celui de sa fille ? Et je mesurai, une fois encore, tout ce qu’il avait dû endurer.
– Merci… à toutes les deux. Sans vous, j’aurais sombré dans ma propre noirceur. Nêryah, tu représentes merveilleusement la sagesse de notre peuple. Je suis fier d’être à tes côtés, et de découvrir chaque jour un peu plus ta profondeur d’âme.
Je m’apprêtais à répondre, lorsqu’un tourbillon coloré se manifesta au beau milieu de ce monde sans vie. Une magnifique Fée aux ailes de papillon se matérialisa.
– Pardonnez mon retard, s’excusa Arianna. J’étais aux prises avec une armée de Métharciens… Les Ênkelis ont été attaqués.
– Ce n’est pas possible… eux aussi ! s’attrista le mage, la main posée sur son front, l’air abattu.
– Très peu de morts, quelques blessés, le rassura Arianna. Les Moroshiwas sont intervenus juste à temps. Grâce à eux, nous avons gagné cette bataille.
– Jusqu’à la prochaine, répondit-il sombrement.
– Nous combattons sur tous les fronts, révéla la reine des Fées. Les peuples d’Orfianne se défendent comme ils peuvent. Mais les Métharciens semblent avoir pactisé avec les ombres… Ensemble, ils projettent d’envahir les terres des Ênkelis pour en faire leur nouvelle base.
– Proche du Royaume de Cristal, forcément ! compléta Orialis d’un ton agacé. Que pouvons-nous faire ?
– Poursuivre notre route jusqu’au Royaume, lui répondit Avorian. Tous les Gardiens doivent s’y réunir. Sauver nos terres pourrait aussi faire pencher la balance.
– Je pense que nous devrions faire une prière autour de l’arbre, proposai-je. Avec la Pierre de Vie. Je suis sûre qu’il retrouvera tout son éclat.

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