Chapitre 64 : Domaine invisible - Chapitre remanié
Nous randonnâmes trois jours durant dans la forêt des Myrias. Cette nature hospitalière offrait ruisseaux, plantes et fruits comestibles – pour peu que Swèèn veuille bien les cueillir. Les arbres géants aux troncs aussi larges qu’une petite maison ne permettaient guère à Orialis de faire le plein d’astinas. Le sentier restait sombre, de jour comme de nuit, mais s’avérait tout à fait praticable.
Avorian et Swèèn nous guidaient, grâce à leur sens inné de l’orientation ainsi qu’à leurs souvenirs. Notre Limosien s’envolait de temps à autre pour mieux nous localiser. Nous approchions de la cité Nord des Moroshiwas. Nous espérions y trouver Asuna, leur Gardienne.
Alors que nous faisions une pause, deux Moroshiwas surgirent de nulle part, entre les arbres. Aucun de nous ne les avait entendus s’approcher. Ils portaient des jupes en feuilles tressées, le torse nu. Aucune trace de pilosité sur leur peau, à l’instar de tous les peuples Orfiannais que j’avais pu observer jusque-là.
L’un deux possédait des feuilles longilignes sur le crâne à la place des cheveux. Elles lui arrivaient aux épaules. Leur couleur sombre mettait en relief le vert prasin de sa peau, et ses grands yeux aux pupilles jaunes en ressortaient davantage. Le deuxième avait quant à lui d’innombrables petites pousses d’un vert tendre sur la tête.
– Nous attendions que vous finissiez de manger pour vous accompagner chez nous, annonça ce dernier.
– C’est fort aimable à vous ! ironisa Swèèn.
– Imaya nous a prévenus de votre arrivée, expliqua l’autre Moroshiwa.
La mère de la Gardienne avait donc tenu sa promesse.
– Asuna est-elle encore ici ? s’enquit Avorian.
– Non, elle est déjà repartie…
Les yeux du Guéliade s’agrandirent, sourcils hauts, l’expression tendue.
– Nous devions la retrouver ! se plaignit Orialis.
Elle lança un regard noir à Avorian en ajoutant :
– Vous voyez ? C’est bien ce que je disais ! Passer par les terres des Guéliades nous a retardés ! On a manqué notre rendez-vous !
Swèèn et moi nous regardâmes. Nous venions tout de même de sauver un royaume des êtres des ombres !
– Soyez rassurés, notre Gardienne est puissante. Elle connaît les forêts d’Orfianne. Les arbres sont sa maison. Nous sommes certains que vous la rencontrerez au bon moment, révéla le Moroshiwa au long feuillage d’une voix énigmatique.
– En attendant, venez prendre un peu de repos chez nous, proposa son acolyte.
– Ce n’est pas de refus ! Merci pour votre accueil, accepta Swèèn. Nous en saurons sans doute un peu plus sur la direction qu’a suivie la jeune Moroshiwa.
Nous nous levâmes et les suivîmes à travers la forêt.
Au bout d’une heure, les Moroshiwas ralentirent le pas. Ils s’immobilisèrent devant un cercle d’arbres géants dont on ne voyait pas la cime. Nulle cité aux alentours, juste la forêt à perte de vue. Pourquoi s’arrêtaient-ils ici ?
Encore un charme magique d’Orfianne, comme pour le village des fées.
Nos guides se regardèrent droit dans les yeux, puis entonnèrent un son filé, dans les graves, sur la voyelle « â », en tenant la note jusqu’au bout de leur respiration. Une aura dorée se déploya autour d’eux et se propagea jusqu’à nous tandis que leur chant s’intensifiait. Un large halo lumineux se forma autour de nous.
C’est donc ainsi que se créent leurs bulles de lévitation ! pensai-je, émerveillée.
Nous nous retrouvâmes dans cette sphère lumineuse, hormis Swèèn, sans doute parce qu’il savait déjà voler.
En effet, à peine avais-je émis cette pensée que la sphère dorée nous souleva, comme dans la forêt de Lillubia, et glissa le long de l’un des troncs à la manière d’un ascenseur. Les séquoias – je les appelais ainsi vu leur gigantisme, à défaut d’autre terme – devaient atteindre plus d’une centaine de mètres de haut. Swèèn nous accompagnait dans les hauteurs.
Je jetai un coup d’œil à Orialis. Elle devait avoir l’habitude de ce type de transport. Elle lissait nonchalamment ses antennes, comme on coifferait nos cheveux. Avorian conservait son calme, comme à l’accoutumée, tandis que je luttais avec mon vertige. Nous atteignîmes enfin une large plateforme en bois. Les Moroshiwas nous posèrent dessus. Nous nous trouvions au sommet de la canopée, si proches des cieux ! Je n’osai regarder en bas.
Les branchages s’entremêlaient, créant un monde de frondaisons et de passages sur leurs amples rameaux. Mais ce qui attira le plus mon attention demeurait sans nul doute ces innombrables bassins, presque suspendus dans les airs – en vérité, ils reposaient sur de solides plateformes. Mais d’où pouvait bien provenir toute cette eau ?
Partout autour de nous, je découvris de fins toboggans en écorce où elle circulait librement, puis retombait dans les bassins, eux-mêmes disposés sur plusieurs étages. Chaque trop-plein pouvait donc se déverser dans un autre point d’eau, grâce aux multiples niveaux, le tout installé en harmonie avec la disposition des branches. Des sortes de lianes se déployaient sous chaque terrasse, dégringolant le long des troncs jusqu’au sol de la forêt, me semblait-il – je préférais ne pas vérifier ce point.
Mon expression perplexe poussa Orialis à m’éclairer :
« Les cités Moroshiwas récupèrent les eaux pluviales dans de grands containers. À l’aide de systèmes de gouttières, comme tu vois ici, désigna-t-elle les toboggans en écorce, l’eau se déverse dans les bassins, et son excédent passe par ces petits chenaux marrons qui descendent jusqu’en bas pour arroser chaque arbre. Ce procédé évite le gaspillage ; leur écosystème demeure ainsi préservé. »
Les fines gouttières ressemblaient à s’y méprendre à des lianes. Quel système ingénieux !
« La pluie ne manque pas, par ici ! » ajouta-t-elle.
Alors que nous progressions sur des passerelles, je vis des Moroshiwas se baigner dans ces curieux bassins aériens. Des femmes y lavaient leur bébé avec soin. Les petits ne possédaient que deux-trois petites pousses vertes sur la tête. Je trouvais cela attendrissant.
Orialis me confia à l’oreille que, contrairement aux Noyrociens, ce peuple avait constamment besoin de s’hydrater pour survire. On pouvait d’ailleurs parler d’anthropomorphisme végétal pour ces créatures à la fois humanoïdes et plantes, à l’instar des Ewaliens, peuple humano-amphibien. Les Moroshiwas ne pouvaient pas vivre dans les plaines des Noyrociens, dénuées d’arbres, et encore moins dans le désert de Gothémia. L’ombre et l’humidité de la forêt leurs convenaient parfaitement.
En étudiant les lieux, les sens affutés, je remarquai qu’il n’y avait pas de constructions ou d’abris à proprement parlé. Les passerelles reposant sur les lourdes branches menaient aux piscines aériennes, et à d’autres plateformes aménagées, ouvertes sur le ciel, tandis que les multiples gouttières distribuaient l’eau un peu partout.
Où les Moroshiwas dormaient-ils ? Comment se restauraient-ils, à une telle hauteur ? De quoi pouvaient-ils se nourrir ?
Je me sentais impatiente à l’idée de découvrir leur culture.
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