Chapitre 70 : Le trône de cristal (chapitre remanié)

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  Quelques secondes plus tard, la masse immatérielle me libéra de sa sombre étreinte. Mes paupières s’ouvrirent. La créature avait dû nous téléporter. Je me trouvais dans une vaste salle circulaire, éclairée par une lumière bleu turquoise. Cette douce nitescence provenait directement des murs. Je ne remarquai aucune fenêtre : l’Ombre ne pouvait pas supporter la lumière du jour. Pantelante, je me relevai avec peine, m’appuyant sur le sol en pierres polies grises.

 La beauté des lieux me stupéfia. Je pivotai pour observer l’édifice au plafond en dôme, à la fois fascinée et effrayée, le souffle coupé. Des statues en marbre blanc se disposaient de part et d’autre de la pièce. Elles représentaient un Limosien, une Noyrocienne, une Moroshiwa, une Komac, une fée et une Ewalienne. Elles m’évoquaient les statues que j’avais vues dans l’église. Entre chacune d’elles se dressaient des colonnes bleutées, dont un fin tuyau cristallin s’enroulait autour du pilier.

 Au fond de la salle, je découvris un immense trône constitué d’une matière semblable à du cristal. Trois piques dépassaient du dossier translucide, à l’image des cornes des Métharciens.

 Cet endroit majestueux devait être la demeure de l’Ombre, du néant lui-même. Je m’attendais à un lieu sombre, sinistre, pas à tant de raffinement : même la voûte blanche était entièrement sculptée, décorée de somptueuses frises symbolisant fleurs, mandalas et autres ornementations tout en courbes.

 Les yeux vermeils, semblables à deux flambeaux, m’épiaient toujours. J’en frissonnai d’effroi.

– Voici mon royaume dont personne ne soupçonne l’existence. Il est situé sous terre. Je vais te faire visiter tes appartements.

– Mes… appartements ? répétai-je ébahie. Vous ne m’enfermez pas dans un sombre cachot ?

 La dernière phrase m’avait échappé. Cela me ramenait à Sèvenoir, à sa demeure froide, austère. Mais surtout, au fait que je venais peut-être de le perdre. À jamais.

 Mon cœur se brisait rien qu’à cette idée.

– Il est vrai que tout le monde me tremble. Les peuples de cette planète me haïssent. Mais ce n’est que pure ignorance. Les gens se sont fait une opinion de moi en se basant sur mes origines et sur mon apparence… que je n’ai pas choisies ! Quel dommage ! Est-ce un mal d’aider la vie à renaître ?

 Je l’étudiai d’un air ébahi, la peur au ventre. Comment rester de marbre face à un tel monstre ? Je voulais fuir, mais ne voyais aucune sortie. Et nous nous trouvions sous terre.

– Oh, je manque à tous mes devoirs. Tu es un être vivant, toi. Tu dois avoir soif, et faim ! Reste ici une minute, je te prie. Je t’apporte tout cela.

 L’Ombre glissa sur le sol, d’une propreté impeccable, et disparut derrière une sorte de sas qui venait de s’ouvrir avant qu’elle n’y arrive. Je ne parvenais pas à identifier la matière de ce passage, une sorte d’onde violacée, translucide. Comme une eau gélatineuse, figée, maintenue en place verticalement, du sol au plafond.

 J’attendis, médusée face à cette soudaine politesse. Mon ventre criait famine. Ces derniers temps, hormis chez les Moroshiwas, nous n’avions mangé que des restes. De menus repas.

 La créature revint quelques instants plus tard, faisant léviter juste devant elle un petit pot en terre ainsi qu’une assiette garnie de fruits.

– Merci, c’est… très gentil à vous de penser à mon estomac ! bredouillai-je.

– Assieds-toi sur le trône, tu seras plus à l’aise pour manger, me proposa-t-elle.

 Je ne bougeai pas d’un pouce, hypnotisée devant cette nourriture en lévitation. Avisant mon hésitation, l’Ombre me poussa doucement à l’aide d’un pan de sa masse immatérielle. Je me mis à marcher à pas lents au milieu de l’allée, tremblante, et mon repas me suivait.

 Les statues de taille humaine, alignées de chaque côté, semblaient me toiser de leur regard de pierre.

 Je me retrouvai assise sur le trône de cristal, en train de boire et manger face à un être des ombres. Situation plus qu’incongrue ! Je n’arrivais plus à savoir si je devais être terrifiée ou s’il fallait que je tente de l’amadouer.

– L’Univers est constitué de plans multiples, vibrant chacun à leur fréquence, proféra l’Ombre à la manière d’un instructeur. Toute vie provient de ces oscillations. Mais le néant est nécessaire : il purifie l’ancien et permet la renaissance de toute chose. Cette régénération résulte de la pourriture d’un monde qui touche à sa fin. Je suis l’entropie qui amène l’automne, la décomposition, pour permettre au nouveau d’éclore. L’univers est semblable à une grande respiration. Il a besoin d’un temps de gestation avant d’accoucher de galaxies, de planètes. Ce monde est en train de se dissoudre, à cause des Terriens… Quelques créatures se révoltent contre cette fin inéluctable et tentent de faire renaître ce qui est déjà mort. Je suis là pour rétablir l’équilibre, amener le monde à sa déchéance pour qu’il puisse enfin se transformer.

 Ses paroles me troublaient. La créature évoquait-elle la Terre ou Orfianne ? Nos mondes touchaient-il vraiment à leur fin ? D’où l’apparition de tous ces êtres maléfiques ? Les humains plongeaient leur planète dans un véritable chaos en la vidant de ses ressources.

– Vous me parlez ici du cycle de la vie et de la mort, mais quel est mon rôle dans tout ça ? m’enquis-je, mon assiette presque terminée.

 J’avais tellement faim qu’à aucun moment je ne m’étais demandée si cette nourriture pouvait être empoisonnée ou non.

– Tu es fascinante ! fit l’Ombre d’une voix doucereuse. Certaines vies valent la peine d’être considérées. Je t’ai observée : ton pouvoir m’a semblé illimité. Il m’aidera à détruire ce qui ne doit plus être.

– Comment pouvez-vous savoir que les planètes sont en train de mourir ? Vous vous croyez tout puissant, mais vous n’êtes qu’une création des humains.

– Oui, je suis bien issu des pensées des Terriens, et pourtant, toute création a un sens, Nêryah…

– Seules les émotions refoulées des humains vous permettent d’exister. En détruisant nos mondes, vous mourrez avec eux !

– Je suis charmé par ta justesse d’esprit, ma jeune enfant ! Et tu as raison : rien n’est stable dans l’univers, tout est périssable. Moi y compris. Ceux qui pensent le contraire sont bien orgueilleux. Les Terriens s’évertuent à s’auto-détruire. Ma manifestation en est la preuve concrète. Je suis une conséquence de leur misère, en-dehors des mondes.

– Vous parlez d’orgueil, mais qui êtes-vous pour décider de détruire, ou de perpétuer la vie ? N’est-ce pas de la pure prétention ? Ce n’est pas une décision que nous, êtres vivants, ou même esprits sombres, pouvons prendre, déclarai-je d’une voix forte et assurée.

–Vous, les êtres vivants, êtes obnubilés par cette volonté inconsciente de devenir immortels. Vous ne voulez pas accepter la mort. Toute chose a une fin, et cette affirmation vous dépasse.

 Nous nous défiâmes du regard. Plus la créature s’exprimait, moins j’en avais peur. Je ressentais une lassitude insondable en elle.

 Je compris son combat. L’Ombre voulait mourir. Elle refusait d’incarner cette forme de vie, si instable, dépendante des pensées humaines. Et elle allait entraîner nos planètes dans sa déchéance.

– Suis-moi, je vais te montrer où te reposer, finit-elle par dire d’un ton léger, comme si cette conservation n’avait pas eu lieu.

 Je me levai du trône, estimant qu’il valait mieux obéir, et déposai les ustensiles de mon repas sur l’accoudoir. La créature traversa la vaste salle. Je la suivis, à contre-cœur. Un autre sas magique violet s’éclipsa devant nous. Il donnait sur un couloir construit dans cette étrange matière phosphorescente bleutée. Nous avançâmes jusqu’à une véritable porte, cette fois, sur la gauche. Elle s’ouvrit toute seule. Je jetai un œil à l’intérieur, découvris une chambre luxueuse aux murs gris perle, avec un parquet d’un bois sombre luisant.

 Je plaquai ma main contre ma bouche, surprise par tant de confort.

– Je suis ravi que tu apprécies mon chef-d’œuvre. C’est dans ton intérêt… puisque tu vas séjourner ici. C’est un privilège pour moi de t’avoir à mes côtés. Et sache que je prends toujours soin de mes disciples.

 L’Ombre était excellente oratrice. Elle usait de son éloquence pour me plier à sa volonté. Je ne devais pas me laisser manipuler.

– Je t’ai mis une porte pour que tu te sentes à l’aise.

 Je ne compris pas sa remarque sur le moment. La créature repartit, la porte se ferma d’elle-même derrière elle. Évidemment, impossible de l’ouvrir.

 Comment mes amis pourraient-ils me retrouver sous terre ?

 J’examinai les lieux. Le lit aux draps soyeux paraissait si moelleux. Sur un côté se dressait une grande armoire, ouvragée, avec un miroir sur l’un des battants ; de l’autre, une table de chevet. Je remarquai une porte taillée en arcade, dotée d’une poignée ronde sur le mur gauche de la chambre, à l’opposé du lit. Curieuse, je me hâtai de découvrir ce qui se cachait derrière. Elle n’était pas fermée. Je la poussai lentement, redoutant de trouver un cadavre, ou je ne sais quoi de terrifiant.

 Je relâchai mon souffle. Mes épaules se détendirent d’un coup. Il s’agissait d’une magnifique salle de bain. La large et profonde baignoire, décorée d’une jolie faïence couleur sable, s’ornait de pierres pourpres. Et… Ô ! Merveilles ! Sur une étagère s’alignaient savons, brosse à dents, serviettes, huiles et autres produits de beauté. Une salle de bain digne d’une princesse. J’en oubliais presque le côté tragique de la situation.

 Je mis ma tunique à tremper dans la vasque, avec mon pantalon. Grâce à notre visite chez les Moroshiwas, le reste de mon linge était propre.

 Malgré l’angoisse latente, l’eau bien chaude du bain soulagea mes muscles endoloris. J’avais tellement peur que l’Ombre arrive et me surprenne. Je me sentais tétanisée à l’idée de ce qui allait m’arriver. Mon pragmatisme me conseillait vivement d’apprécier l’un des rares moments de détente qui s’offrait à moi. Je ne savais pas ce qui m’attendait, il valait mieux reprendre des forces, profiter du calme avant la tempête… et me préparer au pire.

 Le bain avait certes un peu relaxé mon corps, mais absolument pas mon esprit. Une sorte de manège sournois tournoyait dans ma tête, répandant une panique incontrôlable. Mes sombres pensées tournaient en boucles : « Au secours ! Que faire ? Je suis coincée ici ! »

 Nous prenions du retard sur notre voyage, et aussi sur notre rendez-vous avec Asuna. J’espérais de tout cœur que la Gardienne des Moroshiwas n’avait pas été capturée, elle aussi.

 À moins que… je saisis la fleur d’Arianna, mon ultime secours, en arrachai l’un des pétales rosés.

 J’attendis.

 Rien. Pas de tourbillon multicolore. Pas de paillettes magiques. Ni de fée.

 Comment était-ce possible ? Cette demeure s’avérait-elle réellement introuvable ? Même avec la magie ?

 Je venais de gâcher l’un des précieux pétales ! Il ne m’en restait plus que trois !

 Je me sentis engourdie, cotonneuse. Je m’écroulai sur le lit, trop anxieuse pour pouvoir m’endormir.

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