1-Chapitre 1 (2/4)

5 minutes de lecture

Il tendit la main vers le plateau qui passait juste de l’autre côté des barreaux. Le serveur se retourna pour proposer la coupe tant convoitée à quelqu’un d’autre. Coincé entre la rampe d’escalier et ses amis, Ben se contorsionna pour glisser le bras au-dessus de l’épaule de l’employé, sentant le verre à quelques millimètres de ses doigts sans pour autant pouvoir s’en saisir. Déjà, le plateau s’éloignait. Il émit un grognement de dépit en l’observant s’échapper. Prisonnier de sa place au spot préféré de ses amis, il ne pouvait qu’observer le bal sans vraiment y prendre part ; chose qui ne le dérangeait pas particulièrement dans la mesure où la danse n’était pas sa seconde nature, mais qui pouvait se montrer agaçante lorsque la soif se faisait sentir.

De son perchoir, il observait la foule en liesse et la décoration toujours plus impressionnante d’une fête à l’autre. C’était d’ailleurs l’une de ses occupations favorites. Cette fois-ci, par exemple, la vicomtesse avait décidé d’imiter une célébration dont elle avait vu des images dans un documentaire. Son interprétation très libre de l’hiver aurait sans doute choqué les puristes, mais était saluée de grands applaudissements par tous les convives de cette bourgade qui n’avaient pas plus d’expérience qu’elle de cette saison, lui le premier, n’ayant jamais franchi les frontières du terroir de toute son existence.

Un nouveau plateau chargé de boissons multicolores se profila bientôt, juste hors de portée de son bras. Ben tendit malgré tout la main par-dessus le garde fou qui le séparait des précieux liquides, mais… Jo saisit un verre qu’il lui donna entre les barreaux. Son cousin sauta ensuite par dessus la barrière pour atterrir à ses côtés ; son regard brillait un peu trop entre les fentes de son masque —pas très bien replacé— et il avait un sourire frémissant que Ben lui connaissait bien.

« Si tôt ? », s’étonna Ben sans démesure.

« Ça fait déjà deux heures que nous sommes ici ! », se défendit son cousin en prenant son air le plus innocent. Mains en l’air, il fixait l’escalier en demi-circonvolution d’où descendaient plusieurs personnes. L’une d’elles lissait ses cheveux du plat de la main en essayant de maintenir son masque en place.

Ben reconnut l’inconnue que lui pointait vaguement son cousin et sourit. En plus d’être la sœur de son meilleur ami, Vanessa avait toutes les qualités de la petite amie idéale. Pour Jo, s’entendait ; Ben ne l’avait jamais considérée sous cet angle.

« Je ne comprends toujours pas pourquoi vous ne vous voyez que pendant le bal. Tu devrais l’inviter à prendre un verre, un jour.

— C’est compliqué. Mais je t’abandonnerai d’ici une dizaine de minutes.

— Vous allez remettre ça ?!

— Nous allons danser, idiot ! Tu devrais essayer, ça t’éviterait de dire des bêtises. »

Ben rit puis savoura une gorgée de son breuvage sans alcool (étant le plus responsable d’entre eux, il était le chauffeur attitré de toutes leurs soirées). Cocktail au kiwi. Il détestait ça.

« Tiens, elle, elle est mignonne, non ? »

Ben jeta un regard vague dans la direction indiquée par son cousin, ne sachant vraiment qui regarder. Où que Jo pointât, il ne voyait que des visages connus, malgré les masques qui auraient dû en préserver l’identité ; Ben secoua la tête sans commentaire. Son cousin se consacra à ce à quoi il s’employait au moins un quart d’heure à chaque bal masqué : lui reprocher en détail son manque de recul et sa manie de refuser de s’impliquer dans une nuit d’insouciance avec quelqu’un qu’il ne connaissait par ailleurs que très vaguement (la ville était petite, certes, mais de là à dire que tout le monde se connaissait…). Ben était si habitué à ce discours qu’il n’essayait même plus de se défendre. Il laissait son regard errer sur les vêtements en s’amusant de l’inventivité de certains, comme ce couple de retraités qui préparaient toujours leurs costumes eux-mêmes, et en écoutant d’une oreille la conversation de ses amis qui se poursuivait à côté de lui.

Puis ses yeux accrochèrent un masque qui lui était inconnu. Ou plus précisément, ce modèle de masque était parfaitement banal et courant par ici, mais la personne qui se cachait dessous ne lui disait absolument rien.

Ébahie, la jeune femme avançait le nez en l’air, un sourire enfantin plaqué sur la moitié visible de son visage. Ses yeux étaient masqués d’un voile blanc, ne laissant entrevoir que l’infime reflet des lumières au travers des fentes blanches. Deux fossettes inégales creusaient leurs ombres sur sa peau très pâle —beaucoup plus pâle que les gens d’ici—, mais cela pouvait tout aussi bien relever d’un excès de fond de teint au vu du thème hivernal. Ben détailla la robe grisée en trente secondes ; ressortie d’une vieille malle d’une aïeule, de toute évidence. Parsemée de flocons menteurs, si blême de peau et d’atours, la femme aurait pu paraître un fantôme égaré hors de sa caverne de neige, si ce n’étaient les boucles de ses cheveux qui cascadaient sur son épaule droite, capturant la lumière dans leurs ombres mouvantes pour mieux la diffracter en éclats d’ors. Un lutin mécanique tourbillonna autour de sa tête et elle fit une volte pour le suivre du regard, faisant tournoyer la frange piétinée de sa jupe, les bras écartés, comme entraînée par un invisible cavalier. Le lutin mécanique sembla s’amuser de son tour et recommença. Elle suivit, la tête rejetée en arrière dans un rire qui se perdait sous la musique et les échos des autres.

Ben s’interrogeait. Son esprit cherchait la solution à cette équation très simple d’une inconnue dans le bal de la ville —leur bal, pour ainsi dire— où jamais des étrangers n’avaient pris la peine de mettre les pieds. Pourtant, il ne lui semblait pas avoir entendu parler d’une nouvelle arrivée ; tous les appartements disponibles avaient été loués plusieurs mois auparavant à des jeunes du coin qui quittaient la maison de leurs parents pour s’établir dans leur propre chez eux ; la plupart des commerces étaient gérés dans le giron familial depuis des générations, l’embauche d’une personne externe à la ville aurait fait chauffer les gorges pendant plusieurs semaines. Or, il était certain qu’aucune rumeur ne s’était répandue dernièrement. Il donna un coup de coude à son voisin pour lui demander confirmation. Celui-ci suivit son regard et, bientôt, ils s’interrogeaient tous sur l’origine de ce fantôme nivéen.

Jo laissa échapper l’un de ses sourires dont il avait le secret et s’excusa pour rejoindre sa cavalière habituelle qui l’attendait avec fausse discrétion près d’un pilier.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0