Chapitre 1 (4/4)

4 minutes de lecture

Plus ils montaient, plus la foule se clairsemait, trop hynotisée par le spectacle dans le hall. Ben serrait la main pâle aussi fort qu’il l’osait de crainte qu’elle ne s’évapore. Son coeur battait une musique qu’il ne savait plus jouer, tandis qu’ils s’élevaient vers les étages. Ils auraient pu entrer dans n’importe quelle pièce, choisir n’importe quelle porte et se cacher là jusqu’au jour, à composer des phrases insensées qui sonnaient comme des défis impossibles, défis lancés au hasard mais qu’un courage insoupçonné lui intimait de relever. Ils auraient pu s’enfermer sur un balcon pour regarder les étoiles qui la fascinaient et s’inventer des légendes pour retenir la nuit auprès d’eux. Ils auraient aussi pu se jeter dans les premiers draps pour créer tout un univers le temps d’une étreinte. Mais rien de tout cela ne semblait suffire à ce que son coeur fébrile réclamait. Il serrait cette main blottie entre ses doigts en parcourant les couloirs et les pièces. Ses mots coulaient sans qu’il en comprenne le contenu; sans pouvoir les retenir, et elle répondait d’autres énigmes ou de rires, emportée comme lui dans cet échange qui dépassait la pensée. Il la guidait toujours dans ce château sans rien voir, si ce n’était la nacre de sa peau soudain révélée par une lampe, l’ombre d’un tatouage au creux de ses épaules, ou de temps à autres l’éclat d’une lumière que les boucles libéraient. Ils suivirent les tapis, puis d’autres marches, plus étroites celles-ci, où plus personne ne s’aventurait, et continuèrent de monter, toujours plus haut, jusqu’à une trappe qu’il poussa d’une main impatiente.

Le ciel les accueillit.

La verrière était plongée dans l’obscurité, illuminée par le seul éclat de la lune qui coulait doucement le long des vitres, caressant cette cage invisible de sa tendresse. Prisonniers des parois, ils avaient l’espace infini à portée de main, inatteignable, immuable; interdit.

Leurs souffles pressés se suspendirent; se nourrirent du ciel. Le chant sourd de son coeur peuplait toute la nuit. Ben ferma les yeux pour s’emplir du parfum de la tour silencieuse -la poussière, les volumes épars qui traînaient sur les tables, le vernis de son masque, et cette autre odeur légère, iodée, qui s’échappait des boucles de son fantôme-. Il y eut un froissement de tissu, une caresse alors que la main se détachait de la sienne. Il rouvrit les yeux sur le masque émerveillé, sur la peau pâle qui s’emplissait de lune, sur le sourire en clair-obscur. Elle tourna doucement sur elle-même, hypnotisée par la voûte étoilée qui était devenue le monde entier. Les flocons de sa robe enneigèrent le plancher grinçant. Elle rit; la nuit brilla d’un éclat plus intense. Puis son regard se reposa sur lui, et il crut distinguer un instant la couleur de ses yeux, mais l’obscurité emporta l’illusion fugace. Elle lui tendit les deux mains ouvertes, qu’il saisit délicatement. Il les porta à ses lèvres pour les embrasser, se rapprocha. Elle le laissa glisser ses bras autour de sa taille; son sourire dessina de nouveau les deux fossettes inégales dans ses joues rosies. Ils se dirent des choses dont la trame lui échappa. Puis ils dansèrent.

Ils dansèrent dans leur prison de verre, entre la nuit d’un été assoupi et la neige qu’ils avaient apportée.

Ils dansèrent.

Et ils firent chanter le parquet dans toutes les langues que le monde avait créées.

Un rayon de lumière sale fit frémir ses paupières. L’odeur de la poussière lentement réchauffée se fit plus forte. Chloé ouvrit les yeux, encore perdue dans un demi-rêve qu’elle aurait voulu éternel. La verrière se teintait de pastels dans l’aube, posant sa palette chaude sur le plancher grisonnant de la tour d’astronomie. Elle se redressa à gestes mesurés, faisant grincer les planches sous son poids. Son regard parcourut l’espace étroit, les tables encombrées de documents le long des murs, la neige artificielle qui jonchait le sol, plus grise que blanche dans la poussière, les vêtements froissés recolorés par la lumière du soleil levant… Le velours sombre du costume tâchait sa robe pâle, emmêlée aux boucles noires de son cavalier endormi, elle songea à la Noche Buena étirant ses rougeurs sur un tapis de neige. Il y avait quelque chose de fascinant dans cette palette… Ses yeux contourèrent encore le masque de bois qu’il portait toujours, et elle laissa ses doigts jouer sur les volumes en songeant, encore, à celui ou celle qui avait sculpté ces formes. Une part d’elle souhaita réveiller le dormeur pour lui demander qui était l’artiste; une autre craignait la réponse. Elle leva de nouveau les yeux vers le ciel rougeoyant. Un sourire flottait sur son visage toujours masqué.

Puis elle se souvint de la date.

Aussitôt, toute gaieté quitta son être. Chloé rajusta sa robe, rassembla ses effets et, nu-pieds, s’esquiva par la trappe ouverte.

Des frissons le réveillèrent. La chaleur dans laquelle il rêvait semblait avoir déserté ses flancs. Ben s’étira longuement en cherchant du regard des preuves de l’existence de son fantôme. Seule la neige qui tapissait le sol portait quelques traces de pas. Il ferma les yeux en songeant encore à cette peau si pâle, au sourire étincelant, à la voix qui ondoyait entre les murmures et les rires… Puis il songea à ses amis qu’il était supposé raccompagner chez eux en voiture. Il quitta la pièce en catastrophe.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0