1-Chapitre 1 (3/4)

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Chloé avait le tournis. Elle s’appuya contre un pilastre pour reprendre son souffle, écourté par quelques danses successives entre les mains de cavaliers dont elle n’avait entendu le moindre mot à cause du bruit ambiant. Réticente à perdre une miette de la fête, cependant, ses yeux restaient immensément ouverts, s’emplissant de la joie qui débordait par vagues de chaque nouvelle chanson. Elle posa les mains sur ses joues brûlantes pour masser légèrement ses muscles endoloris de sourires. À côté d’elle, un couple se murmurait des plaisanteries ponctuées de rires. Chloé laissa ses pensées divaguer.

Quand sa tante lui avait conseillé de « rentrer au bercail le temps de reprendre du poil de la bête », la simple idée de remettre les pieds dans cette ville perdue au milieu de nulle part lui avait hérissé la peau. Faute d’argent, elle avait pourtant fini par capituler, des années plus tard. Mais l’ivresse du présent lui laissait entrevoir quelques possibles ici. Sans parler d’une vie heureuse, du moins quelques mois de répit avant de repartir affronter les monstres industriels qui vampirisaient sa créativité.

Il y eut soudain un mouvement de foule, et tout le monde s’empressa vers les bords de la salle. Chloé fut entraînée, poussée par des corps humides de transpiration qui la bloquèrent sur les degrés de l’escalier, tout contre une rampe en bois véritable qu’elle caressa du bout des doigts. Merisier. Moins grande que les personnes alentour, elle tenta de se hisser sur la pointe des pieds (chose difficile quand l’on porte déjà des talons qui vous forcent à marcher en permanence sur les pointes) pour observer par dessus les têtes. Sans succès. Une personne força son passage vers le haut de l’escalier, bousculant ceux qui s’agglutinaient autour d’elle. Chloé heurta quelqu’un dans le mouvement et s’excusa platement.

« Il n’y a pas de mal. »

L’homme se tenait de l’autre côté de la rambarde, comme flottant au-dessus de la foule jusqu’à sa hauteur. Surprise, elle fouilla le sol des yeux. Il laissa échapper un son qui ressemblait à un rire :

« C’est une estrade, je n’ai pas encore appris à voler.

— Oh, je suis déçue ! Moi qui pensais que tout était magique ici ! »

Elle se mordit la lèvre d’avoir prononcé une bêtise pareille. Ses yeux trouvèrent enfin le visage de l’homme ; elle ne put que tomber en admiration devant le masque sous lequel il s’abritait. Du bois, sculpté avec finesse pour gommer toute humanité, pour honorer le ciel et les étoiles dans une sorte de demi-lune en nuances de bruns, un masque taillé d’un arbre au feuillage éthéré dont les racines se perdaient sur la peau d’un visage à peine discernable, entremêlant ses branches aux mèches noires qui obscurciraient les étoiles. Un vernis léger comme le secret dessinait des arabesques d’ombres entre les astres, lumières sombres sillonnant l’univers de leurs serpents invisibles. Le bois était si poli qu’il la reflétait presque dans ses courbes douces. Il y avait du génie dans les doigts qui avaient sculpté ces traits, quelque chose de divin dans cet art.

Son cœur oublia de battre.

Son souffle refusait de reprendre.

Ce masque était tout ce dont ses yeux pourraient se repaître.

Il dit quelque chose que ses oreilles assourdies par le choc n’entendirent pas, et elle serra mécaniquement la main tendue. Une main rugueuse et ferme qui inonda ses doigts de chaleur. Un souffle dans son esprit lui intimait de réagir, de répondre n’importe quoi, mais ses lèvres demeuraient figées. Alors le masque commença à se détourner, et l’urgence de ne pas perdre le bois vivant explosa dans sa poitrine. Il fallait rappeler le masque à elle, admirer encore l’art qui le façonnait. Son esprit affolé força son mutisme :

« Noyer noir. »

L’arbre-visage s’immobilisa un instant dans son profil, puis, lentement, se tourna de nouveau vers elle. Les fentes d’où luisaient les yeux laissèrent échapper deux étoiles avant de retomber dans l’obscurité.

« Bon œil.

— Ce n’est pas une essence courante dans la région. Où l’as-tu trouvé ? »

Légèrement, les lèvres s’entrouvrirent, suspendues sur un souffle qui ne se faisait mots. Quelque chose se modifia entre les racines qui mêlaient la peau au masque, le bois à l’humain, et un sourire sombre comme la naissance d’un soleil lui répondit : « Nulle part. »

La jeune femme se mordit la lèvre, fort peu satisfaite de sa réponse. Ben souriait, amusé par ce jeu de devinettes qui se profilait.

« Sans doute, un tel art ne pourrait pas se trouver. Il s’achète ou il s’arrache. Tu ne parais pas assez riche ; l’as-tu volé ?

— Je ne croyais pas avoir si mauvaise mine. »

Il ne roulait pas sur l’or, mais il n’était pas un vagabond non plus, la question était légèrement vexante. La jeune femme esquissa une moue toute en fossettes, puis se retourna vivement pour héler un renne bipède qui passait non loin. Elle commanda un pétillant vert des montagnes de l’est accompagné d’un rosé « fraîcheur de rose ». Le renne écarquilla les yeux avant de faire demi-tour.

« Un pétillant vert ? », s’étonna Ben alors qu’elle se retournait vers lui.

« Il s’agit d’un mélange d’eaux minérales naturelles regazéifiées à la source, et d’aspérule. On l’utilise beaucoup pour certains cocktails, mais je préfère doser moi-même. Tu verras, le goût est à la hauteur de sa couleur.

— Je ne bois pas d’alcool. »

Le Fantôme se détourna brutalement de lui. Ben se sentit encore plus froissé que sa déclaration suffise à rompre la conversation, alors qu’elle semblait connaître le bois assez bien pour identifier en un instant celui dont il avait taillé son masque. Cependant, il n’avait pas envie de perdre son temps avec quelqu’un qui faisait montre d’autant de préjugés. Le jeune homme retourna à l’observation du spectacle au centre du hall, mais, très vite, un mouvement attira son œil : le renne revenait avec un plateau portant les trois verres demandés. L’un vide, l’un empli de rosé, et le dernier, luisant dramatiquement dans les lumières de la nuit, frémissait d’un éclat vert. Intrigué malgré lui, Ben observa le Fantôme procéder à un mélange des liquides avec une concentration qui frôlait l’hypnose. Soudain, le vert perdit son éclat, se fondant dans la douce rosée du vin. Sous les doigts de la magicienne, le verre vide s’emplit d’un velours mauve.

« Comment as-tu fait ? »

Le Fantôme saisit délicatement le cristal qui contenait son nectar, lui coula un regard amusé entre les fentes de son masque.

« N’est pas artiste qui veut.

— Ça s’apparentait plutôt à de la chimie, ou à de l’alchimie… »

Un rire presque aphone lui répondit : « Je pourrais t’enseigner comment plier l’eau à ta volonté, si tu me dis quel artiste a sculpté ton masque. »

Ben tergiversa un moment, hésitant entre la curiosité et l’envie de prolonger cet échange autrement différent de ceux qui emplissaient son quotidien. Amusé, il répondit :

« Aucun artiste n’a jamais posé ses doigts sur ce masque.

— Je n’y crois pas une seconde.

— C’est pourtant l’entière vérité.

— Ta vérité ne regarde pas le monde au travers des mêmes yeux que la mienne.

— Ma vérité porte un masque qui trahit son cœur, alors que la tienne semble se cacher sous les traits d’un visage trop lisse pour être vrai. »

Interloquée, Chloé contempla les possibles implications derrière cette énigme. Ainsi, il voulait jouer ? Qu’à cela ne tienne, l’opiniâtreté de l’artiste n’avait jamais failli jusque là : elle obtiendrait le nom de celui ou celle qui avait taillé le masque-magie, dût-elle parlementer toute la nuit.

« Si tu portes ton cœur sur le visage, tu es un arbre qui aspire à embrasser le ciel. Aucun arbre n’a jamais su toucher l’éther.

— Je pourrais pourtant te montrer de quoi est tissé l’espace. »

Les mots s’éteignirent alors même qu’il les prononçait, comme aspirés par une force inexpugnable qui engloutit le bal et toutes ses lumières dans un voile d’ombre silencieuse. Prisonnière de cette toile sourde, Chloé saisit la main posée sur la rambarde de peur de la voir disparaître, elle aussi, comme tous les éclats qui semblaient s’éloigner d’elle à la vitesse de l’univers. Elle sentit les doigts s’enlacer dans les siens, la chaleur, de nouveau, se diffuser dans son bras, dans son corps jusqu’à réchauffer son cœur à la flamme de ce visage-galaxie qui diffusait tout l’espace.

« Et je pourrais t’apprendre comment allumer les étoiles et les suspendre sur les horizons de tes espoirs, toi qui sembles les éteindre chaque seconde… », lui souffla-t-elle.

Les doigts se crispèrent légèrement, une interrogation flotta sur les lèvres, puis le masque acquiesça. Avec une certaine raideur, il enjamba la rambarde qui les séparait, la main toujours lovée autour de ses doigts, et ils fendirent la foule pour gravir les degrés de l’escalier.

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