1-Chapitre 2 (1/3)

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Les vrombissements de machines tournant à plein régime et les coups répétés de marteaux cognaient l’air déjà chaud du matin avec une force brutale. L’odeur de bois, qu’elle adorait d’habitude, s’abîmait dans des brûlures mécaniques. Parfois, un cri lui parvenait, et elle imaginait aussitôt que l’un des artisans venait de perdre un doigt. Chloé s’efforça de chasser ces images terrifiantes et serra les dents. Entre les murs de briques sèches et ceux, métalliques, du hangar s’étendait une cour jonchée de sciure. Au milieu, une remorque à moitié vide attendait patiemment qu’on vienne la décharger des troncs pesant sur ses roues. Aucune silhouette ne se pressait autour, aucune âme ne semblait vouloir s’atteler à la tâche. Son ventre se noua alors qu’une supposition horrible l’étreignait : on l’attendait pour cela.

Quand Chloé trouva enfin la motivation pour franchir la travée qui guidait l’ouverture et la fermeture du portail métallique, pour traverser à pas comptés cette cour qui la rebutait déjà, ses pensées firent le tour des raisons pour lesquelles elle devait faire bonne impression. Aucune ne la réjouissait. Elle serra son dossier contre sa poitrine à s’en blanchir les jointures et se força à respirer avec lenteur, comme sa tante le lui répétait sans cesse depuis des années.

Les portes du hangar étaient entrouvertes, juste assez pour permettre à un homme corpulent de passer sans avoir à les pousser. Elle aspira encore une goulée d’air poussiéreux avant de passer la tête dans l’ouverture. Des rangées de troncs d’arbres mal dégrossis s’entassaient le long des murs, certains déjà débités en planches régulières ou en gros blocs encore couverts d’échardes. Trois hommes s’affairaient autour d’une énorme machine, guidant un tronc suspendu à des chaînes vers la gueule ouverte du monstre affamé. Quand l’arbre fut positionné, l’un d’eux enclencha un mécanisme et le malheureux tronc glissa vers son destin. Un bruit de mastication crissante lui vrilla les tympans alors que des restes d’écorce jaillissaient d’un tuyau pour chuter en vrac dans une benne blanchie de poussière. Une fois son sort réglé, l’arbre ressortit de l’autre côté de la machine, dénudé, ses fibres blanches exposées aux yeux de tous avec un manque de pudeur douloureux. Une fois les malheureux restes du noble végétal rangés dans leur nouvelle pile, les trois hommes se retournèrent pour enchaîner un autre tronc. L’un d’eux la repéra et s’approcha nonchalamment. Il ôta son casque antibruit qu’il garda en collier autour du cou.

« T’es une nouvelle, non ? », l’accueillit-il en mâchant un chewing-gum. Odeur mentholée.

Chloé hocha la tête sans émettre le moindre son. Le bonhomme fit signe à ses compères de prendre une pause, puis donna une grande claque dans le dos de Chloé dans un sourire bourru.

« Toi, tu vas pas travailler ici ! Allez, je t’emmène au bureau. »

Il lui serra la main avec une poigne d’ours en se présentant, lui expliquant le fonctionnement de l’entreprise. Chloé ne retint pas grand-chose, si ce n’était que le hangar rebutant n’était pas pour elle. Ils retraversèrent la cour, imprimant leurs pas dans la poussière blanche qui recouvrait tout, jusqu’à un bâtiment adossé au mur d’enceinte auquel elle n’avait pas prêté attention en arrivant. Beaucoup plus petit, les sons qui en émanaient étaient moins affreux que la souffrance de l’équarrissage. La porte métallique était ornée d’un panneau « BUREAU » légèrement de travers. La poignée n’était pas bien fixée et saillait un peu trop ; son guide se débattit afin de révéler un espace rectangulaire assez sobre, composé principalement d’une table et de rangées de placards en métal.

« Voilà, tu peux attendre là que le chef arrive, il te fera faire le tour du propriétaire. Si tu veux du café, tu peux te servir. »

Joignant le geste à la parole, il désignait un guéridon en plastique sur lequel trônait une vieille cafetière à filtre. La vasque était encore à moitié pleine, et une légère fumerolle indiquait qu’on avait lancé la machine peu de temps auparavant.

« Il devrait pas tarder. Si t’as besoin de quoi qu’ce soit, t’as qu’à nous faire signe depuis la porte du hangar. Rentre pas trop dedans par contre, j’ai pas envie qu’on ait un accident sur les bras. »

Chloé le remercia alors qu’il disparaissait, puis observa la pièce avec dépit. Elle ne pouvait pas dire qu’elle avait eu de grands espoirs sur sa nouvelle entreprise aux Bas-Endraux-sous-Air, mais elle s’était imaginé quelque chose de plus… de moins… Enfin, quelque chose d’autre.

Une horloge à la vitre en plexiglas fendue d’une longue estafilade indiquait neuf heures moins vingt-deux. Elle avait beaucoup d’avance. Un bâillement étira ses mâchoires, la conduisant à se maudire intérieurement d’avoir veillé si longtemps durant la nuit —nuit qu’il n’était pas le moment de se remémorer, d’ailleurs. La machine à café offrait une boisson tiédasse, au goût amer qu’il fallut noyer dans plusieurs cuillérées de sucre en poudre ; il n’y avait pas de petits cubes à faire fondre dans la cuillère ici. Désœuvrée, Chloé hésita à s’asseoir sur l’une des chaises poussiéreuses dont les pieds en métal commençaient à rouiller. Leur profil en ferronnerie du siècle passé était à l’image de leur état actuel : déplorable. Mais aurait-elle vraiment dû s’attendre à une quelconque modernité aux Bas-Endraux ?

Enfin, la porte s’ouvrit. Un homme en costume clair entra d’un pas athlétique. Il sourit en l’apercevant, ses yeux brillants d’un éclat joyeux :

« Vous devez être la nièce d’Adelphe ! »

Chloé se sentit presque vexée d’être si vite identifiée : était-elle donc si différente des autres pour ne même pas jouir du bénéfice du doute ? Aussitôt, il franchit l’espace qui les séparait et lui secoua vigoureusement la main au point qu’elle sentit son bras craquer. Le vicomte se présenta avec un sourire cordial, enchaînant aussitôt :

« Adelphe m’a dit le plus grand bien de vous ! Nous attendrons les autres nouvelles recrues avant de démarrer la visite. Avez-vous apporté votre book comme nous en avions convenu ? »

Chloé tenta de plaquer un sourire sur son visage en acquiesçant. Sa tante avait passé en revue son dossier pour « garder que ce qu’il pourrait aimer parce que tes sculptures de morts-vivants, c’est pas trop son délire » (ce n’étaient pas des morts-vivants, mais Adelphe ne voulait pas l’entendre) et lui avait fait mille recommandations sur le discours à tenir. Il l’invita aussitôt à poser son porte-document sur la table pour lui en révéler le contenu. Chloé s’exécuta. Les manches de sa chemise de travail lui tombaient systématiquement sur les doigts, si bien qu’elle du s’y reprendre à deux fois pour faire un ourlet stable afin d’être libre de ses mouvements. L’homme poussait des exclamations ravies à chaque nouvelle page, posant des questions à tort et à travers. Il s’intéressait plus à l’essence de bois qu’elle utilisait qu’à l’exécution, marmonnant entre deux sujets quant au prix des matériaux et à sa capacité d’obtention desdits.

« Et cela, qu’est-ce ? »

Il pointait une liasse de croquis qu’elle essayait de rassembler proprement.

« Oh, c’est… un projet que j’ai en tête, mais que je n’ai pas pu réaliser.

— J’adore, pourriez-vous vraiment sculpter cela ?

— Eh bien, je suppose… enfin, je n’ai pas encore essayé, mais… peut-être. Si j’avais le temps…

— Alors c’est entendu, ce sera votre premier projet ! »

Chloé se mordit la lèvre. Elle accepta d’un hochement de tête, mais une enclume venait de lui tomber dans l’estomac. Le Flamenco était un sujet complexe qui exigeait une étude du mouvement très approfondi. Elle ne se sentait pas à la hauteur. Mais son nouveau chef notait déjà le point sur son carnet de suivi et l’on frappait à la porte.

Quelques minutes plus tard, il expliquait aux nouvelles recrues ce qu’il attendait d’elles et les invitait à le suivre vers l’extérieur du bâtiment. Chloé récupéra son dossier qu’elle serra de nouveau contre sa poitrine en leur emboîtant le pas.

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