1-Chapitre 3 (3/4)

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L’atelier ronronnait tranquillement, entre Bob qui faisait sa tournure sur bois dans son coin, Sam et Julie qui se penchaient avec application sur la scie sauteuse et Jo qui tentait vainement d’expliquer à Agnès pourquoi il était important de faire les motifs correctement sur un meuble, en haussant le ton pour couvrir le bruit des machines. Ben levait de temps en temps les yeux de son ouvrage pour vérifier que les choses avançaient, puis recommençait à poncer les bords de ses loquets ; il ne voulait pas qu’on se plante une écharde dans le doigt au sortir de la douche. Bob coupa le courant de sa machine, puis caressa son pied de table pour en juger la surface du bout des doigts. Il s’estima sans doute satisfait, car il posa son ciseau à bois et entreprit de desserrer l’étau qui maintenait l’objet en place sur la tourneuse. Ben sourit : il y avait longtemps que Bob n’avait pas joué avec sa machine préférée, et l’expression béate qu’il affichait faisait plaisir à voir. Il souffla sur son propre projet et décida que les loquets étaient fin prêts. Il ne restait plus qu’à les vernir avant de les poser. Du vernis bateau ferait l’affaire, sans doute surdimensionné pour leur usage, mais il ne tenait pas à en refabriquer tous les mois —il avait déjà perdu assez de temps sur le sujet.

« Où est le vernis bateau ?

— Mm ? »

Bob enleva son casque pour l’écouter répéter.

« On l’a fini le mois dernier. Ça devait être sur la liste des trucs à acheter.

— J’ai passé la commande la semaine dernière, je suis certain que ce n’était pas dessus.

— Bof, demande à Jo, c’est lui qui a vidé le pot. »

Bob haussa les épaules et remit son casque pour attaquer son second pied de table. Ben fit signe à son cousin qu’il avait un mot à lui dire, puis dut attendre que Jo lève les bras au ciel en décrétant à Agnès : « parce que je te le dis, alors tu le fais, zut à la fin ! » Il se nota d’appeler son oncle pour qu’il donne quelques leçons de diplomatie à Jo. Son cousin se planta devant lui, toujours furibond.

« Bon, qu’est-ce que tu veux ?

— Le vernis bateau.

— Il n’y en a plus.

— Je vois bien qu’il n’y en a plus, la question, c’est pourquoi je n’ai pas été informé qu’il fallait en racheter ?

— C’était sur la liste.

— Non, ce n’était pas sur la liste, j’ai passé la commande… »

Ben ne prit pas la peine de finir son explication ; Jo levait déjà les yeux au ciel avec exaspération.

« Bon, je vais au magasin pour en acheter, essaie de ne pas oublier de noter les produits que tu finis la prochaine fois.

— C’est ça, c’est ça. C’est bon, je peux retourner expliquer à la miss pourquoi il faut faire une fleur si le client demande une fleur? »

L’ébéniste fit demi-tour pour retourner à sa formation, laissant son chef d’atelier plonger le visage dans ses mains. Et dire que la journée ne faisait que commencer… Quand son calme fut revenu, Ben se plongea dans l’inventaire des substances. Bien lui en fit, car il identifia plusieurs vernis et lasures manquants dont ils auraient le plus grand besoin dans le mois à venir. Il s’apprêtait à partir pour le magasin de bricolage lorsque ses yeux tombèrent sur la vitre. De l’autre côté, Hélios badigeonnait joyeusement son œuvre d’une peinture laquée. À ce rythme, elle aussi arriverait à court. Tant qu’à faire des emplettes, autant avoir une liste complète : il toqua à l’entrée des artistes. Les sourcils d’Hélios se froncèrent brutalement, et elle tourna aussitôt le dos à la porte. Ses mouvements se firent plus nerveux. Chloé, un casque audio vissé sur les oreilles, ne semblait pas réagir. Ben ouvrit malgré tout la porte pour leur demander si elles avaient besoin de quelque chose, mais le silence tendu qui lui répondit le dissuada d’insister. Il quitta donc l’équipe dans un calme relatif, pas fâché de fuir l’ambiance oppressante le temps de quelques heures.

Dans la cour, la remorque à l’abandon attendait toujours une âme bienfaisante qui accepterait de la décharger. Il allait encore devoir remonter les bretelles de Bob.

« Évidemment… », souffla-t-il en contemplant la camionnette de l’entreprise. Le pare-brise était couvert de poussière. Le lave-glace crachota quelques gouttes au parfum chimique de pêche, puis cessa d’obtempérer. De longues traînées brunes maculèrent la vitre d’arc-en-ciel malade. Ben plongea la tête dans ses mains. Un coup d’œil au carnet de bord l’informa que Sam était le dernier à avoir utilisé le véhicule. Ou plutôt, le dernier à avoir renseigné le carnet, car la date commençait à dater.

« Évidemment… », répéta-t-il dans un soupir épuisé.

Ses yeux contemplèrent la traînée brune comme s’ils avaient le pouvoir de la faire disparaître. Mais seul son Fantôme du bal pouvait croire à la magie. Il chercha un chiffon pas trop sale parmi ceux qui traînaient au pied du siège passager —note interne de rappeler que la fourgonnette n’était pas une poubelle— et descendit en claquant la porte beaucoup plus fort que nécessaire. Il ne savait même plus où était rangé le liquide lave-glace, et l’idée d’aller fouiller dans les placards en désordre du vicomte l’exaspérait d’avance. D’autant que les bidons dataient sans doute de Mathusalem et que la date de péremption était certainement passée. Il s’acharna donc à nettoyer le pare-brise à l’huile de coude. À quatre pattes sur le capot, l’activité aurait pu finir par devenir relaxante si une petite voix n’avait pas choisi ce moment pour s’élever :

« Tu vas quelque part ?

— Non, je ne vais nulle part tant que ce satané pare-brise n’est pas transparent ! Ça me paraît évident ! »

Un équarrissage particulièrement bruyant suivit sa déclaration. Enfin, le silence retomba. L’intérieur de l’habitacle commençait à se laisser deviner derrière la vitre.

« Tu veux de l’aide ? »

Ben tourna enfin la tête. Chloé le fixait d’un air blasé. Il se força à respirer calmement —après tout, ce n’était pas elle qui avait vidé tous les produits dont ils avaient besoin.

« Tu ne devrais pas sculpter ?

— Hélios m’a mise à la porte. De toute manière, je n’arrive à rien aujourd’hui.

— Trouve un chiffon à l’intérieur. »

Quelques instants plus tard, ils contemplaient le pare-brise parfaitement net.

« Pourquoi est-ce qu’Hélios t’a mise à la porte ? »

Chloé haussa les épaules. Ce n’était pas vraiment la peine de creuser : l’humeur de l’artiste dépendait beaucoup de sa satisfaction par rapport à son travail. Il fit signe à Chloé qu’elle pouvait l’accompagner si elle le souhaitait. Une paire de bras supplémentaire ne serait pas de trop au vu de la liste qu’il avait dressée.

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