1-Chapitre 4 (1/3)

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« Un problème ? », répéta-t-il d’une voix blanche.

Benoît lança un regard de biais à Chloé, qui continua de fixer le paysage sans frémir. Surtout, ne pas croiser ces yeux inquiets.

« Un problème ? », répéta-t-il plus fort.

Elle tourna lentement la tête vers lui, sentant le bout de son nez encore plus pâle que d’habitude, si c’était possible. Sa voix resta coincée dans sa gorge. La voiture fit une embardée brutale pour se garer sur le bas côté. Le moteur cessa de ronronner. La chaleur se posa lentement, irrémédiablement, sur leur immobilité. Benoît extirpa une bouteille d’eau de sa portière, dévissa le bouchon en trois mouvements précis, puis bu une gorgée. Il contempla un instant le palmier fourbu qui les guettait depuis l’autre côté de la vitre. Puis il reprit une gorgée d’eau.

« Quel genre de problème ? », demanda-t-il enfin.

Sa voix était monocorde, privée de toute émotion. Pas blasée, non, plutôt… vide. La lumière du soleil s’assombrit progressivement. Ce n’était qu’un nuage qui passait paresseusement devant l’astre, privant soudain le paysage de sa chaleur pourtant étouffante. Benoît tourna enfin la tête vers elle, les iris plus verts que bleus, cette fois, îlots exotiques perdus dans le désert blanc de sa peau poussiéreuse. Chloé prit une profonde inspiration, bloqua l’air juste assez longtemps pour réfléchir à sa phrase, puis expira tout d’un coup :

« Je n’ai fini qu’une seule œuvre jusqu’à présent. Je suis incapable de sculpter rapidement.

— On dit que tes sculptures se vendent bien…

— Mes précédents employeurs profitaient de mes absences pour vendre des projets en cours. Je n’aurais jamais accepté de laisser partir un inachevé.

— Et l’œuvre que tu as terminée, combien de temps t’a-t-elle pris ?

— Cinq mille heures. »

Benoît reprit une gorgée d’eau. Ses doigts tremblaient légèrement lorsqu’il revissa le bouchon. Il rangea la bouteille dans sa portière, puis se ravisa et la tendit à Chloé qui la saisit d’une main hésitante. Elle but également quelques gorgées et lui rendit la bouteille sans un mot. Le ciel semblait plus sombre encore.

« Le vicomte est au courant ?

— Je… Je n’en suis pas sûre. C’est ma tante qui s’est débrouillée pour me faire embaucher.

— Tu comptes lui en parler ?

— Non ! »

Benoît la fixa de nouveau, presque en colère, cette fois.

Un second boulet de canon bombarda son ventre, elle s’écria sans réfléchir :

« Je ne peux pas perdre encore un emploi ! C’est ma dernière chance, tu comprends ? Plus personne ne veut travailler avec moi là-haut ; si je me fais virer ici c’est… je serais obligée de… »

Ses mains s’agrippèrent convulsivement à la sangle de sa ceinture, les bords élimés lui sciaient la peau alors qu’elle les compressait entre ses doigts blanchis par la peur.

« S’il te plaît, ne dis rien. J’ai vraiment, vraiment besoin de ce travail ! »

Benoît continuait de la fixer, statufié. Seuls ses cils étaient agités de soubresauts infimes. Le nuage qui refroidissait le soleil termina sa lente traversée du ciel, laissant les rayons reprendre leurs droits sur tout —tout, sauf les yeux figés du menuisier qui semblaient ne plus jamais retrouver la lumière.

Enfin, après un temps infini, un temps qui se comptait en centaines de battements de cœur, ses paupières clignèrent plusieurs fois. Les mouvements reprirent leurs droits sur son corps prisonnier d’une écorce de poussière, comme remontant du fond des âges. Avec une lenteur inconcevable, toujours, il passa les deux mains sur son visage, puis les garda closes devant sa bouche. Longtemps. Dans une prière ou une réflexion muette dont les mécanismes refusaient de s’enclencher.

« Évidemment… », souffla-t-il.

Et ce murmure sembla durer aussi longtemps qu’un jour sans air.

Puis sa voix reprit sa force, d’un coup, comme un barrage céderait :

« Tu as vraiment besoin de ce travail ? Moi aussi. Alors tu vas sortir une sculpture. Je ne veux pas savoir comment, je me fiche qu’elle soit belle ou qu’elle plaise au vicomte. Tout ce que je te demande, c’est une sculpture vendable pour le prochain bilan. Tu as deux mois et demi ; mille heures si on compte sans manger ni dormir, pas une de plus, d’accord ?

— Mille heures ! »

Ce fut à Chloé de rester abasourdie.

« Une seule sculpture que je puisse vendre à un prix qui couvre tes frais », précisa-t-il. « Tu peux faire ça ?

— Je… », elle se mordit les lèvres.

« Je peux me taire, mais le vicomte n’est pas aveugle. Si tu ne peux pas faire au moins ça, je ne pourrais rien pour toi. »

Chloé hocha la tête vigoureusement. Deux mois. Pour faire une sculpture. Une sculpture achevée.

Le téléphone se mit à sonner de son timbre enragé ; le vicomte. Benoît saisit l’appareil sans décrocher, la fixant toujours avec intensité. Ses yeux posaient la question en boucle, patients, comme s’ils avaient tout le temps du monde alors que le décompte des sonneries se faisait plus pressant.

« Une sculpture, je vais faire de mon mieux.

— Fais-le, c’est tout. Ou démissionne ce soir. Oui, monsieur le vicomte ?… Je suis en route… Non, je… Oui, je… Bien, ce sera… C’est noté… Dans la verrière, d’accord. »

La communication se coupa avec autant de brutalité qu’elle avait commencée. Benoît reposa le téléphone, retrouvant soudain toute sa lassitude habituelle.

« Bon… tu as déjà raboté du parquet ?

— Euh… non… mais je peux apprendre ? », risqua-t-elle, terrifiée qu’il ne replonge dans sa colère froide. À la place, il tourna la clé pour faire ronronner le moteur. Il tourna la tête vers elle, un demi-sourire presque engageant plaqué sur le visage :

« Tu verras, c’est presque thérapeutique à force. Et arrête d’étrangler la ceinture ; elle ne t’a rien fait. »

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