1-Chapitre 4 (2/3)

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La vicomtesse les accueillit entre deux conversations, occupée qu’elle était à donner des ordres à une paire de livreurs qui tentaient de franchir la porte de la cuisine avec une pièce montée trop haute. Elle ne fit pas cas de leur état poussiéreux, trouvant tout à fait normal qu’un artisan se présente dans le même état qu’au perron de son atelier et leur indiqua la salle où le parquet était « dans un état lamentable, peuchère ! » (la mère du vicomte pensait que « peuchère » était la version commune du « très cher » qu’elle servait à ses amis aristocrates, ayant fait une sorte d’amalgame bizarroïde avec la fortune présumée de ses interlocuteurs) et les laissa se débrouiller avec le personnel pour faire enlever les tapis encombrants. Ben commençait à avoir l’habitude. L’excitation des premières fois faisait à présent place à une résignation blasée : être appelé au château pouvait mettre des étoiles dans les yeux d’un novice, mais raboter du parquet restait raboter du parquet, que ce soit dans un château ou au fin fond d’une chaumière.

Après avoir expliqué le travail à l’artiste qui n’en était apparemment pas vraiment une, ils s’attelèrent à la tâche. Chloé ne brillait pas par sa joie de vivre d’habitude, mais leur conversation dans la voiture semblait lui avoir ôté toute vivacité. Elle s’activait le nez rivé à ses planches, avec une raideur mécanique qui faisait peine à voir. Il songea à Sam, avec qui il avait fait ses armes sur les parquets du château et qui trouvait toujours à rire de tout pendant les heures qu’ils passaient à quatre pattes. Sam, qui n’avait plus ri qu’aigrement depuis l’arrivée de sa sœur dans l’équipe. Il allait devoir trouver une solution pour ça. Pour ça aussi, évidemment.

Quelqu’un[K'1] passa pour signaler que la verrière était ouverte, il remercia d’un signe de main puis se leva en s’époussetant. Chloé le regarda d’un air interrogateur.

« Le vicomte m’a demandé de jeter un œil au plancher de la tour, il réfléchit à la réhabiliter.

— Une tour ? Je croyais que la verrière était une serre.

— C’est une tour d’astronomie. Je reviens. »

Elle se redressa brusquement.

« Un problème ? », s’étonna-t-il.

« Non. Non, absolument pas. Je ferais mieux de continuer, les planches ne vont pas se raboter toutes seules. »

Elle pointa de nouveau les yeux sur ses mains, les ailes du nez rosissant légèrement. Il faisait une chaleur étouffante et elle portait toujours son bonnet et ses manches longues ; pas étonnant qu’elle commence à surchauffer !

Il suivit les couloirs qu’il connaissait bien avec un demi-sourire, les pensées folâtrant dans des régions peu professionnelles. Une chaleur diffuse fourmillait au creux de sa paume droite, là où s’était blottie la main de son Fantôme. En plein jour, les couloirs semblaient plus grands ; plus vides, aussi, sans les jeux de lumière des chandeliers en flammes. Il réalisa qu’il avait fait un détour colossal le soir du bal pour atteindre le petit escalier qui menait à la verrière. Dans son souvenir, le temps avait semblé immensément court, mais il avait pris soin de parcourir presque toutes les pièces du château ce soir-là… chose qui ne lui ressemblait pas.

La tour était telle qu’il l’avait laissée au matin du dernier bal : des traces de pas encore imprimées dans la poussière, jonchée des flocons désormais grisâtres de la neige artificielle. Il songea de manière tout à fait parasite qu’il ne pourrait pas amener son Fantôme ici la prochaine fois, puisqu’il allait y entreprendre une rénovation. Il n’avait pas envie de saccager lui-même son propre travail. Quoique… L’image fugace d’un masque de satin blanc, levé vers les étoiles, remplaça la grisaille de la mi-journée. L’envie de son sourire radieux, de son rire étincelant, l’immobilisa un instant. Jamais femme ne lui avait semblé plus vivante que ce Fantôme d’une nuit. Chassant ces pensées importunes, il sortit son mètre ruban et son calepin d’une des poches de son uniforme, puis s’attela à mesurer l’espace.

Quand il redescendit dans le salon, Chloé avait bien progressé. Elle continuait son labeur sans desserrer les dents, comme si l’activité revêtait une importance capitale. Sans pour autant être parfait, son travail avait le mérite d’être régulier, chose qu’il ne pouvait honnêtement accorder à Sam. Un grognement en provenance discrète de son estomac l’incita à regarder l’heure. Sa montre-bracelet indiquait qu’ils avaient raté le déjeuner.

« C’est l’heure de la pause. »

Elle leva les yeux vers lui, surprise.

« Déjà ?

— Ça fait quelques heures que nous sommes ici, tu sais. À cette heure-ci, il devrait encore y avoir des restaurants ouverts. Ça te tente ?

— Un restaurant ? Mais ça prend une éternité !

— Je n’imaginais pas que raboter te plairait autant… »

Il riait à moitié, mais elle sembla le prendre au mot, car elle commença à se justifier, puis rougit violemment quand elle comprit qu’il plaisantait. Un instant, il eut la vision d’une tomate encagoulée, ce qui le fit redoubler d’hilarité.

« Si c’est pour que tu te moques de moi comme ça, je préfère passer !

— D’accord, j’arrête. Tu viens ou pas ? »

Elle accepta, heureuse de se redresser enfin, puis profita de ce qu’il rangeait leurs outils pour faire une série d’étirements. Il leur fallut encore une bonne demi-heure pour rejoindre la camionnette et trouver une table à l’ombre —elle se montra intransigeante là-dessus— puis ils se laissèrent tomber avec bonheur sur les chaises en plastique de la tourterie. Plus par habitude que par goût, Ben commandait toujours le même plat. Chloé, par contre, avait oublié les spécialités de la ville et passa donc une éternité à lire le menu. Il en profita pour aller se débarbouiller un peu.

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