1-Chapitre 4 (3/3)

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Comme toujours, le miroir ébréché du restaurateur lui renvoyait un visage blanc de poussière qu’il n’arrivait toujours pas à associer à lui malgré les années. Il s’aspergea donc largement le visage et les bras pour nettoyer sa peau, éclaboussant au passage son t-shirt qui colla aussitôt à son torse. Ça sécherait avec la chaleur, mais il vérifia que les cicatrices n’étaient pas visibles au travers ; il détestait ça. Il hésita sérieusement à se laver les cheveux aussi, mais un autre client attendait l’espace toilette. Il dut donc se satisfaire de ces maigres ablutions pour retourner à sa table. En son absence, Chloé avait passé la commande et même trouvé le temps de vider la moitié de la carafe d’eau. Elle jouait à présent au lézard, étendue autant que possible sur sa chaise, la tête lâchement rejetée en arrière, et se massait doucement la base du crâne. Une envie folle de lui enlever son bonnet secoua Ben, mais il se retint : même ses amis auraient trouvé ça puéril.

« Tu en as mis, du temps ! », l’accueillit-elle en se redressant. « Bon sang !

— Qu’y a-t-il ?

— Tu es bronzé !

— Oui… J’espère que tu es au courant que nous sommes au Bas-Endraux, une ville agonisant sous un soleil éternel ?

— Oui, non, mais je veux dire… Je ne sais pas. Tu es toujours couvert de poussière de la tête aux pieds, j’avais fini par assimiler ça à ta peau.

— Ça m’arrive d’être propre, tu sais. Même que j’ai tendance à préférer ça en général. Vraiment ! »

Elle mima une moue dubitative exagérée qui le fit éclater de rire ; elle pencha la tête en arrière et l’accompagna d’un rire silencieux si troublant qu’il en versa son eau à côté du verre.

« Si nous sommes dans une ville agonisante de sécheresse, tu ferais mieux de ne pas gaspiller l’eau.

— On croirait entendre ma mère… », rouspéta-t-il en visant mieux.

« Ma tante me répétait ça à longueur de journée, ça doit être un truc des gens d’ici.

— Adelphe ?

— Tu la connais ?

— Évidemment ! Tout le monde se connaît ici. Enfin, pas loin.

— Évidemment », répéta-t-elle avec amertume.

Puis le patron vint déposer assiettes chaudes devant eux, et leur parla de l’absence de pluie et du beau temps pendant cinq minutes avant de partir avec la carafe vide.

Chloé avait naturellement l’appétit dévastateur, ce qui lui avait permis de développer une aptitude inepte à finir n’importe quel plat en moins de cinq minutes. Peu de gens avaient réussi à tenir son rythme dans sa vie, mais Benoît faisait sans doute partie de ceux qui partaient de loin, mais alors de très très loin, derrière au niveau vitesse de mastication. Désœuvrée, elle faisait donc un effort immense pour ne pas le dévisager alors qu’il découpait méthodiquement sa tourte en petits cubes, auxquels il associait une part égale de condiment et de salade. Il y avait quelque chose de si ordonné dans sa manière de sélectionner chaque bouchée qu’elle avait presque envie de le filmer pour faire une sorte de composition artistique cinématographique sur l’industrialisme alimentaire. Cette idée la fit rire. Il posa ses couverts pour la questionner ; Chloé eut le plus grand mal à garder son sérieux :

« C’est juste… ta manière de manger. Pourquoi tu passes autant de temps à calibrer chaque bouchée alors que tu pourrais juste…

— Engouffrer mon plat ?

— Pourquoi je me sens visée quand tu dis ça ?

— Pourquoi tu manges comme si tu avais une bombe sous ta chaise ?

— J’ai faim ; je mange. C’est mathématique.

— Eh bien, je ne suis sans doute pas aussi doué en maths. Par contre, j’ai remarqué que les goûts étaient meilleurs quand ils étaient bien dosés, et comme j’aime qu’un plat ait bon goût, je prends le temps de doser mes bouchées. »

C’était l’explication la plus logique et la plus loufoque à laquelle elle aurait pu s’attendre. Elle imagina une voix off un peu nasillarde à son film d’auteur : « notre sujet ne se plonge pas dans l’algorithmique nutritive sans raison : ce sont ses mécanismes papillaires qui l’y poussent. Doté d’un sens du goût peu enclin aux variations, il a développé une méthodologie d’empesage volumétrique visant exclusivement à uniformiser les parfums qui transitent par ses fonctions buccales. »

« Je peux savoir ce qui te fait rire comme ça ? »

Chloé ne pouvait pas décemment lui expliquer ce qu’il en était. Elle se forgea en quelques secondes une excuse sur le rat-bot-âge de parquet, qu’il ne comprit absolument pas (elle non plus, d’ailleurs ; pour tout dire, il sembla même comprendre mieux qu’elle, ce qui la vexa). Il affichait une expression d’incrédulité telle qu’elle comprit assez vite qu’il n’était pas dupe de son excuse.

« On verra si ça t’amuse toujours autant quand tu y retourneras après manger.

— Parce que nous allons recommencer ?

— Je ne sais pas, Hélios est d’accord pour que tu réintègres le Bloc ?

— Il faudrait lui demander… »

Sans rater un battement, Benoît lui tendit l’appareil téléphonique entre deux doigts. Il la fixait de nouveau avec cette expression indéchiffrable qui faisait peser des blocs de granit sur l’estomac. Elle déglutit péniblement.

« C’est le deuxième numéro de la liste, celui qui s’appelle Atelier B », précisa-t-il affablement sans la quitter des yeux.

Elle ne parvenait toujours pas à tendre la main pour s’emparer de l’appareil. Elle ne savait pas lequel d’Hélios ou de Benoît l’angoissait le plus en cet instant, mais elle était certaine d’être incapable de parler à la première sous le regard glacial du second.

« C’est bien ce qu’il me semblait. Tant que tu ne sculpteras pas, tu raboteras. »

Il rangea le téléphone dans sa poche, retrouvant instantanément sa chaleur :

« Je n’aime pas ça plus que toi, mais la vicomtesse ne regarde pas à la dépense. Pour tout dire, c’est grâce à elle que l’entreprise survit depuis l’année dernière. Vu la situation, nous ne pouvons pas nous permettre de la décevoir.

— Est-ce qu’Hélios a déjà raboté ? »

Il reprit son découpage de tourte :

« Elle n’a jamais eu de trou dans son carnet de commandes, à ma connaissance. Si demain tu te trouvais sollicitée pour sculpter à la chaîne, je te laisserais tranquille aussi.

— Et les autres ? Agnès et Julie : elles ne devraient pas apprendre à faire ça aussi ? »

Benoît sourit, un éclat de malice dans les yeux.

« Tu ne crois quand même pas que je te réserve un traitement de faveur ? Elles auront leur part dès demain, ne t’inquiète pas pour ça. Je suis sûr que Sam sera enchanté de voir sa sœur débarrasser le plancher pendant quelques jours.

— Des jours ?

— La salle est grande. Et il y en a d’autres. »

Chloé tressaillit à l’idée de devoir passer des jours à genoux sur les lattes grinçantes, à s’efforcer de garder une pression régulière pendant des heures alors que ses bras, son dos et sa nuque criaient de fatigue.

« Je vais devoir faire ça combien de temps ?

— Jusqu’à ce soir. Nous verrons demain si tu arrives à faire la paix avec Hélios. »

Il dut percevoir sa détresse, car il trouva utile de préciser que le restaurant ne faisait pas partie intégrante du programme d’habitude.

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