1-Chapitre 5 (1/3)

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Chloé avait réintégré son atelier dès le lendemain, les outils fermement serrés dans les mains, le casque audio vissé sur le bonnet, faisant abstraction d’Hélios et des scènes qui s’agitaient de l’autre côté de la vitre. Elle finissait à présent de dégrossir la forme générale de son Flamenco, les idées fixées sur la menace à demi-formulée de sa journée de rabotage au château. Elle devait finir cette sculpture à temps. Et elle ne disposait pas de mille heures, car, contrairement à l’hypothèse de Benoît, elle devait quand même manger et dormir. Il lui restait donc au plus quatre cents heures pour tout terminer et elle n’en était qu’au début !

La musique trépignait dans ses oreilles, comme pour l’inciter à accélérer la cadence, ce qui avait pour effet de l’angoisser encore plus. Elle posa un instant ses outils pour changer de playlist et trouver quelque chose de plus propice à la concentration. Son regard se porta vers la vitre où l’autre équipe s’agitait. Joël avait été envoyé au château avec les deux nouvelles recrues, ce qui semblait avoir eu pour effet de détendre significativement l’atmosphère. Samuel passait beaucoup de temps entre les machines avec une tasse de café à la main, un grand sourire révélant ses dents parfaitement alignées.

Il montrait à présent une sorte de caisson à ses collègues, illustrant ses explications d’une main expressive. Bob, bras croisés, gratouillait sa barbe de plusieurs semaines en opinant du chef. Il ne paraissait pas convaincu par le discours. Benoît, même s’il se tenait debout à côté d’eux, se contentait d’écouter d’une oreille, concentré sur un emboîtement de tiroir. Puis Bob prit la parole à son tour, et la musique plus douce qu’elle venait de choisir emplit les oreilles de Chloé. La sérénité l’envahit. Elle rangea le baladeur dans la poche intérieure de sa chemise de travail, reprit ses outils, et s’attela à son bloc de bois en fredonnant.

Sam et Bob se disputaient depuis une bonne demi-heure sur le moyen de maintenir les plateaux intérieurs du buffet. Sam était partisan d’une solution définitive, avec des chevilles ou des vissages afin d’utiliser les plateaux intermédiaires comme des renforts secondaires de la structure ; Bob trouvait que ça manquait de flexibilité et que le client préférerait sans doute une solution plus modulable. Le problème étant bien évidemment qu’ils n’avaient pas encore de client pour trancher.

Ben ne cherchait pas à se forger un avis : il devait finir la table de nuit que Jo devrait livrer la semaine suivante. Le meuble se réduisait pour l’instant à un rectangle, auquel il manquait le fond, les pieds, les tiroirs, et surtout la décoration stylisée demandée par leur acheteur. S’il ne s’inquiétait pas trop pour l’assemblage, la dernière partie lui donnait des sueurs froides : il n’avait pas eu le temps de pratiquer l’ébénisterie depuis qu’il avait repris la gestion de l’atelier. Cela faisait plusieurs mois, à présent.

« T’en penses quoi, Ben ? »

L’intéressé leva le nez de son travail pour se découvrir fusillé du regard par ses collègues. Quoi qu’il dise, il savait que ça allait dégénérer en dispute parce que l’autre partie se sentirait lésée. Son oncle avait toujours su trouver les mots pour mettre fin à ce genre de débats, mais son oncle avait trente ans de plus, une expérience solide comme du roc à son actif, et une corpulence qui ne tolérait pas la contradiction. Ben se redressa, puis joignit les mains devant ses lèvres pour réfléchir.

« Quels pieds comptez-vous mettre ?

— Les pattes de héron.

— Pour un buffet de quatre-vingts kilos ? Ils casseront avant même de l’installer !

— C’est pour ça que le buffet doit être fixé au mur. Les pieds sont purement décoratifs… », asséna Sam d’un ton qui disait qu’il en avait assez de répéter la même chose. « Tu n’as rien écouté, n’est-ce pas ?

— Vous aviez l’air de très bien vous débrouiller. Je ne sais même pas si on peut appeler ça un buffet, si ça ne tient pas debout tout seul.

— On n’est pas là pour faire du vocabulaire ! Alors ces planches, on les fixe ou pas ?

— Ça semblerait logique.

— Et tu vends ça comment toi, un buffet avec des pieds en coton et un intérieur que tu ne peux même pas adapter à tes besoins ? », s’emporta aussitôt Bob.

Il avait raison, évidemment. La solution logique consistait à faire des pieds qui tiennent debout. Mais Sam avait passé trois jours sur ses pattes de hérons, et il refuserait d’entendre qu’elles finiraient leur carrière endormies dans un recoin de l’atelier. Comment s’était-il laissé convaincre que ces pattes étaient une bonne idée, déjà ? Ah oui : on l’avait mis devant le fait accompli. Ben soupira en s’appuyant sur le plan de travail devant lui.

« Sam, je pense qu’il serait préférable de mettre de vrais pieds.

— De vrais pieds ? », sa voix était montée d’une octave.

Bob flanqua une claque joyeuse sur l’épaule de Ben pour le remercier de son soutien, chose toujours fort douloureuse. Ben se massait l’épaule en s’apprêtant à essuyer la colère de Sam, lorsqu’un cri les fit sursauter.

« Non ! Non, ce n’est pas possible de travailler dans des conditions aussi déplorables ! »

De l’autre côté de la vitre, Chloé martelait sa table du poing. Hélios la considérait de son expression indéchiffrable, puis elle fit demi-tour pour ouvrir la porte qui séparait le Bloc de l’atelier.

« Messieurs, si l’un de vous pouvait s’occuper de la situation.

— C’est toi qui es responsable de l’atelier des artistes. »

Mais Hélios avait déjà franchi les quelques mètres qui la séparaient de la sortie grande ouverte et disparaissait dans le rectangle de ciel éclatant. Bob et Sam s’intéressèrent brusquement à leur manucure avec un ensemble d’une hypocrisie rare.

« Bob, tu peux aller voir ce qu’il…

— Je vais me chercher un café, il fait soif depuis tout à l’heure !

— C’est vrai que j’ai la gorge toute sèche. »

En moins de temps qu’il n’en faut pour se rabibocher, Sam et Bob disparurent de l’atelier comme les meilleurs amis du monde. Ben se retrouva seul avec leur buffet, le tiroir de Jo, et un problème de plus à régler.

« Évidemment ! », constata-t-il à l’adresse des planches du tiroir qui firent de leur mieux pour ne pas s’impliquer.

Il reporta son regard sur le dos de Chloé, laquelle s’était accoudée à la table en fixant son début de sculpture. Comme il n’avait pas du tout —mais alors pas du tout— envie d’avoir cette conversation, il prit tout son temps pour la rejoindre. Sur le seuil du Bloc, il laissa ses yeux balayer l’espace qu’il ne fréquentait pour ainsi dire jamais.

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