1-Chapitre 5 (2/3)

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Le néon central diffusait une lumière blanche plus agressive que le leur, ce qui, associé aux monticules couverts de draps blancs parsemant presque chaque centimètre carré du sol et des tables, contribuait à créer une ambiance clinique pour le moins désagréable. Le coin d’Hélios était protégé au sol et sur les murs de bâches vertes —qui avaient été vertes— Éclaboussées de tant de peinture qu’on aurait pu croire qu’elle avait exposé des toiles de Pollock pour alimenter son inspiration. Les outils traînaient un peu partout, sur la table, sur le sol, sur les draps des invendus qui déprimaient au sol… Il y avait des pinceaux à tremper dans une lotion nettoyante à base de térébenthine. Il fronça le nez : on lui avait signalé plus d’une fois que ces substances ne devaient pas être utilisées à l’intérieur, et certainement pas sur une durée prolongée comme Hélios en avait la fâcheuse habitude. Mais l’artiste, fidèle à elle-même, tentait d’appliquer la consigne deux jours avant de trouver beaucoup plus pratique de tout avoir sous la main en permanence.

Ben louvoya entre les obstacles au sol afin de s’approcher de la table de Chloé, légèrement décalée par rapport au néon dont la lumière crue ne frappait qu’un côté du bois en cours de métamorphose, ce qui donnait à l’œuvre de l’artiste un aspect jour-nuit très déstabilisant. Sur la moitié de table la plus éloignée, les outils étaient parfaitement alignés par ordre de taille et d’un autre critère qui lui sembla être la fonction, même si certaines incohérences l’intriguaient. L’autre côté était jonché de copeaux aux formes diverses, dont certains étaient également alignés en lignes parallèles suivant une méthode qu’il ne parvint pas du tout à comprendre.

Le bonnet toujours enfoncé jusqu’aux sourcils, le casque audio vert kiwi à droite, bleu éclair à gauche solidement ancré par dessus, elle gardait les yeux rivés sur son travail sans même réaliser sa présence. Au-dessus de son masque respiratoire, la blancheur cruelle du néon faisait ressortir deux cernes violacés sur son teint cadavérique.

« Un problème ? », demanda-t-il enfin.

Elle leva vers lui des yeux furibonds. Finalement, elle ôta son casque, son masque, et se redressa pour lui présenter les restes brisés du racleur entre ses mains crispées. Ses doigts se trouvèrent agressés par la lumière. On voyait le tracé des veines sur l’un d’entre eux —sur la première phalange de l’annulaire gauche— et les os des jointures ressortaient morbidement.

« Comment tu as réussi à casser ça ?

— Je t’avais dit que les outils étaient miteux. »

Elle haussa les épaules pour contempler de nouveau son bout de bois dont il était impossible de deviner ce qu’elle comptait faire à ce stade.

« C’est le troisième depuis hier », poursuivit-elle d’une voix atone. « Je n’arriverai jamais à rien. »

Un rire nerveux, silencieux la secoua.

« Je crois que je ferais mieux de démissionner. Au moins ça vous évitera des soucis supplémentaires.

— Je croyais que tu avais besoin de ce travail ? »

Elle soupira. Ses doigts continuaient de tourner et retourner encore la lame, comme si le mouvement pouvait magiquement la réparer. Puis elle leva les yeux vers le néon, et une étoile se suspendit à l’un de ces cils.

« Non, tu m’as promis une sculpture, tu vas la faire. On va trouver un moyen de réparer ça. Montre. »

Ils se penchèrent alors sur les pièces de l’outil pour les observer en détail. La brisure était nette, et, en effet, donnait l’impression de pouvoir être recollée.

« On ne peut vraiment pas acheter du bon matériel ? »

Il aurait voulu lui répondre que oui, bien sûr : en lésinant sur autre chose. Mais il avait déjà réduit les coûts autant que possible, et le peu d’argent qu’il était parvenu à mettre de côté était destiné à réparer la disqueuse qui leur faisait cruellement défaut depuis quelques semaines. Il n’arrivait pas à refuser, cependant : ce tout petit « non », lui restait systématiquement coincé dans la gorge, comme si la frontière de ses lèvres était hérissée de barbelés infranchissables.

« J’ai peut-être un ami qui pourrait nous donner un coup de main…

— Pour de nouveaux outils ?

— Pour les réparations.

— Oh. Je vois. »

Chloé sentait son ventre se tordre plus violemment. Les heures défilaient, et son « œuvre » s’apparentait toujours plus à une souche abandonnée qu’à autre chose. Benoît avait tenté de réassembler les instruments avec du sparadrap en attendant d’aller voir son ami, mais ça revenait à réparer un navire déjà sous les flots. Elle avait mis la musique à fond dans ses écouteurs pour taire la petite voix qui lui soufflait qu’elle échouerait —encore—, que le délai était trop court, les conditions inadaptées, le sujet trop complexe, son talent insuffisant et… et bien d’autres choses qui essoraient ses viscères d’angoisses gluantes. Elle essuya la sueur de son front, épuisée par la chaleur étouffante de ce local-bocal, et recommença tant bien que mal à extraire quelque chose de la matière. Le bois lui-même se refusait à coopérer. Rien n’émanait de lui ; aucune sensation, aucun désir de forme. Ce n’était qu’un bloc inerte dont l’avenir aurait sans doute été bien plus radieux en bloque porte qu’entre ses mains.

Hélios s’agitait de son côté, jetant des couleurs sur une longue chose qui ressemblait vaguement à un kayak, mais plat. Chloé se demandait encore comment son carnet de commandes pouvait déborder alors qu’elle était incapable d’identifier la… chose… qu’Hélios fabriquait. De l’art contemporain, soufflait la petite voix qui continuait de se faire entendre malgré la musique trop forte. Chloé reporta les yeux sur son travail. Peut-être pouvait-elle tricher et faire de même ? Tailler des informes dans la matière, badigeonner de couleurs, et annoncer que c’était une vision artistique du flamenco ? Mais c’était impossible : le vicomte avait vu les esquisses. Il voulait voir la fierté danser. Et tout ce qu’il aurait serait un bloc de bois couvert d’échardes dont il n’aurait même pas voulu pour table basse.

Ses viscères firent un tour de plus dans l’espace restreint de son ventre.

On lui tapota doucement l’épaule. Joël lui faisait signe que c’était l’heure du repas, avec son sourire très particulier qui semblait toujours vouloir en dire plus que ce qu’il avait en tête. Elle ne se sentait pas en mesure d’avaler quoi que ce soit, et le temps continuait de filer. Elle refusa d’un signe de tête. Son morceau de musique s’acheva ; il y eut quelques secondes de silence pendant lesquels Joël insista, en faisant des gestes incompréhensibles. Une autre chanson éclata dans ses tympans. Chloé souleva les écouteurs :

« C’est mon anniversaire ! », criait-il. « On va fêter ça au restaurant, et j’aime avoir tout le monde pour l’occasion ! »

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