1-Chapitre 5 (3/3)

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Un anniversaire, voilà qui la changerait de sa routine solitaire ! Chloé accepta avec plaisir à l’idée de la fête qui s’annonçait et déclara qu’elle allait se débarbouiller, ce qui sembla ravir son collègue, car son sourire devint encore plus éclatant et il tourna les talons pour rejoindre les autres. Chose étonnante, ils étaient tous propres. Et en tenue de ville. Pour peu, elle ne les aurait pas reconnus !

S’étonnant de la vitesse à laquelle ils s’étaient métamorphosés, elle se creusa la mémoire. On lui avait bien expliqué quelque chose au sujet de douches qui ne fermaient plus, mais qui fermaient de nouveau, et elle songea qu’elle aurait dû faire plus attention pendant la visite. Ils signalèrent qu’ils attendraient dehors le temps qu’elle se prépare. Chloé jeta sa chemise de travail et son bonnet sur sa table, puis fonça aux toilettes pour se dépoussiérer le visage et les mains, épousseta son leggings autant que possible, refit son chignon au feeling, car ses cheveux partaient vraiment dans tous les sens et qu’elle n’avait rien sous la main pour les coiffer correctement. Elle se félicita d’avoir enfilé un t-shirt neuf au lieu de l’un des vieux débardeurs qu’elle privilégiait d’habitude (ou plutôt, elle remercia intérieurement sa tante de lui avoir interdit de quitter sa maison « dans une tenue aussi débraillée, on n’est pas au camping ! Et puis cache ce tatouage, on n’a pas ça par ici », quand elle était passée lui déposer son linge le matin même). Il y avait certaines mœurs aux Bas-Endraux dont elle allait devoir reprendre l’habitude.

En fait de festivités, le petit groupe s’installa en terrasse —à l’ombre— d’un café sur la place principale. « Place principale » était un bien grand mot pour désigner ce qui, au fond, n’était qu’un grand carré de terre compacté par le passage récurrent de toute une ville et délimité par des jardinières de yucca en fleur et quelques palmiers fourbus. Qu’il était loin, le temps des bistrots sur le trottoir, avec les voitures pressées qui klaxonnaient en frôlant les tables ! Une nostalgie malvenue replongea Chloé dans ses années à l’extérieur, où les bâtiments couverts de fresques colossales se penchaient sur des foules chamarrées où piétons, poussettes, trottinettes, vélos et même motos se croisaient à toute heure en un flot ininterrompu… Elle songea à son exposition (avortée) sur le sujet, du temps où elle s’intéressait à la photo.

On commanda des tourtes puisque c’était le plat traditionnel des Bas-Endraux et qu’apparemment, manger chaud était une nécessité même par trente-deux degrés, et des cocktails sans alcool bien frais (parce que la journée n’était pas finie, fallait pas pousser non plus !). On leur apporta des tourtes croustillantes et des sodas tièdes. Chloé toucha à peine à son plat, trempa les lèvres dans la sous-marque d’une boisson qu’elle appréciait vaguement, et décida de s’en tenir à l’eau. Les autres ne semblaient pas perturbés le moins du monde par ces goûts dégradés, riant à grand bruit de quelque pitrerie de Joël, ou de la chamaillerie naissante de Samuel et Agnès. Bien loin des gaietés qu’elle avait anticipées.

Elle s’imposa un sourire léger pour ne pas trop déparer, mais son esprit ne cessait de comparer sa vie d’avant à la poussière dans laquelle elle stagnait à présent. Il lui semblait que la vie, dans son sens grouillant, inextinguible, en fuite perpétuelle vers un avenir qui se dérobait dès qu’on croyait le tenir, n’était qu’un lointain souvenir. Voire même, un mot désuet qu’on ne trouverait plus que dans des dictionnaires d’ancêtres. Là-Bas, il y avait toujours une fête en cours, un train à prendre, un verre à partager, un vernissage où se montrer, des mains à serrer en espérant glisser d’un ton badin à un agent « Moi ? Je suis artiste… » entre un canapé truffé et une flûte hors de prix. Ici, on ne faisait que travailler, les pieds dans la poussière, et les seules sorties consistaient à s’installer sur les chaises cassées de restaurants qui servaient tous le même menu. Alors elle songea au bal. Dans cette ville asphyxiée où rien ne se passait jamais, on savait s’amuser quatre nuits par an. Elle ne survivrait pas à ce rythme.

« La vicomtesse en parlait justement avec une de ses amies avant-hier. Je ne savais pas que c’était toi qui l’avais sculptée ! »

L’estomac de Chloé se contorsionna dans tous les sens. Les regards s’étaient soudain braqués sur elle.

« Quoi donc ?

— La statue au-dessus de la fontaine, dans le salon du château. Elle a un nom bizarre, ça ressemble à la féminine, mais c’est autre chose.

— La Fay-minime », précisa Benoît. Ses yeux clairs, comme les autres, ne la quittaient pas d’un cil ; mais les siens, contrairement aux autres, semblaient analyser sa réaction. Elle déglutit en s’essayant à sourire.

« La vicomtesse a acheté ce vieux machin ?

— Vieux machin ? Elle est magnifique cette statue !

— Ce n’était pas vraiment ce que j’avais en tête. »

Pour ne pas dire qu’elle n’en était absolument pas satisfaite. Elle s’abstint de préciser qu’elle n’avait qu’à peine commencé le travail sur les ailes quand son agente l’avait envoyée en séminaire deux jours ; à son retour, la statue avait disparu. « La cliente a tellement insisté, tu comprends, je ne pouvais pas la décevoir ! » Oui, tellement insisté pour acheter une œuvre inachevée. Le pire était qu’elle l’avait crue. Puis elle avait découvert que la statue avait été vendue aux enchères pendant une session privée organisée par l’agence. Tellement insisté.

Benoît continuait de la fixer de ce regard qu’elle détestait, liquéfiant le peu d’organes internes dont ses angoisses n’avaient pas encore eu raison. Puis il se rapprocha de la table pour prendre une de ses fourchetées calibrées, et prononça une petite phrase en apparence anodine qui la poignarda :

« Il paraît qu’il y a deux cents heures de travail dessus. »

Et il planta de nouveau ses iris ni bleus ni verts dans les siens. Un regard qui disait : « Si tu peux sortir ça en deux cents heures, j’ai trois sculptures à la fin du mois. »

Alors Chloé baissa les yeux sur son assiette pour lui échapper et fixa sa tourte comme si sa vie en dépendait. Ils avaient vu un des trucs qu’elle avait fabriqués. Ils allaient s’imaginer des choses incroyables. Et elle allait les décevoir. Encore. Comme ses agents, qui avaient jeté l’éponge les uns après les autres. Comme ses amis, dont elle ne recevait plus de nouvelles depuis des mois. Comme sa famille…

Chloé s’excusa et disparut à l’intérieur du bâtiment.

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