1-Chapitre 8 (4/4)

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La lumière s’assombrissait enfin, reflétant sur les vitres des strates de crépuscule rougeoyant. Dans le début d’obscurité qui ensevelissait le salon, la fatigue s’installait. Jo s’affairait à la cuisine, remuant couverts et céramiques sans ménagement alors qu’il terminait la vaisselle. Les bruits familiers berçaient Ben allongé dans le canapé. Une main peu délicate le tira sans ménagement de sa somnolence.

« Bouge-toi, tu prends toute la place. »

Sam s’assit une fois que l’espace suffisant se libéra sur les coussins rembourrés. Il se cala contre le dossier, ôta ses chaussures puis croisa les pieds sur la table basse avec un soupir de soulagement.

« Pas fâché que cette journée soit terminée ! Tu aurais pu nous prévenir que c’était aujourd’hui qu’il fallait livrer les planches au château ! »

Ben hocha la tête avec lassitude, ce qui ne se vit pas dans la lumière tamisée. Mais Sam n’attendait aucune réponse. Il continuait de maugréer contre les escaliers qu’ils avaient dû monter une dizaine de fois avec leurs lourds chargements, stipulant que la vicomtesse aurait quand même pu se poser la question de plancher flottant pour une pièce où personne ne mettait les pieds.

« N’oublie pas que c’est parce que la vicomtesse est amoureuse du bois que notre entreprise subsiste. Si elle se mettait à acheter du carrelage ou du stratifié, nous pourrions déjà commencer à nous reconvertir.

— Tu es vraiment trop négatif, nous avons plein d’autres clients ! Jo, tu peux ramener les cerises confites ?

— Sam, on a dit qu’on les gardait pour une grande occasion !

— Ben quoi, on a fait du bon boulot aujourd’hui, non ? Ça se fête !

— Si on devait fêter ça à chaque fois, mon garde-manger serait vide depuis longtemps », ronchonna Ben.

Jo arriva avec des olives (c’était beaucoup moins cher et plus facile à trouver dans la région) ; il poussa Ben des fesses pour se caler à son tour sur le canapé. Son cousin fut obligé de s’asseoir correctement.

« Je n’ai pas franchement envie d’aller prendre un verre ce soir, je suis épuisé.

— En même temps, si tu faisais des journées normales au lieu de te lever à des heures impossibles !

— Je pourrais faire des journées normales si je n’avais pas à faire votre travail en plus du mien. »

Sam haussa les épaules en piquant une olive : « C’est toi le chef, t’as qu’à nous donné des plannings plus réalistes.

— Ce n’est pas moi qui décide des dates de livraison…

— Bah, arrange-toi avec le vicomte alors, ça ne devrait pas être trop compliqué. Elles sont pas mal ces olives, elles viennent d’où ? »

Jo lui répondit, trop heureux de changer de sujet, qu’elles étaient bien sûr directement cueillies sur leurs terres. Ils dévièrent alors vers les oliveraies qui s’étendaient à perte de vue autour des toits, isolant leur ville entre les milliers de rameaux chargés de grappes noires ou vertes, parfois même rouge tendre.

Chaque famille pouvait se prévaloir de son lopin de terre qui fournissait assez pour produire au moins une bouteille d’huile par demi-saison. On organisait même des fêtes tout au long de l’année en honneur à leur arbre tutélaire, souvent accompagnés de concours et de dégustations pour initier les néophytes (entendre : les enfants) au doux arôme d’une véritable huile d’olive. Les meilleurs produits gagnaient l’honneur d’agrémenter la table de la vicomtesse jusqu’au prochain concours. Ce n’était pas anodin, car elle avait de nombreuses relations prêtes à importer ses trouvailles à bon prix, si bien que plusieurs producteurs de la région avaient obtenu des contrats de fournissement exclusif vers l’extérieur (entendre : ailleurs qu’aux Bas-Endraux). La conversation prenait justement ce tour, car les paris étaient ouverts sur les futurs vainqueurs.

« Tu vas participer, Ben ?

— Certainement pas.

— Tu as de bonnes chances de gagner, cette fois. Vos oliviers sont bien situés et le soleil a été particulièrement bon cette année.

— Bof, pas plus que d’habitude.

— Votre technique familiale pour le pressage n’est pas mal rôdé en plus.

— Évidemment. »

Ce qui était sa manière de dire : « ça fait plus de mille ans qu’on fait de l’huile dans la famille, heureusement qu’on sait presser des olives ! »

« Si jamais tu participes, préviens-moi un peu avant pour que je parie sur toi.

— Tu n’es pas sérieux ?

— Pourquoi pas ? Le vieux de la place Pré-vert compense son défaut de retraite grâce aux paris, et il n’a jamais manqué de pain sur sa table depuis. Il est presque plus riche maintenant qu’à l’époque où il travaillait encore.

— Mais c’est complètement inconscient, Sam ! Le vieux est aidé, tout le monde le sait, mais on ferme les yeux sinon il serait à la rue depuis longtemps. Personne ne sait jamais qui va gagner !

— Ouaip ! Et moi je sais que ce serait toi si tu prenais la peine de t’inscrire. »

Ben ignorait s’il devait se montrer touché par une telle confiance ou choqué d’un tel manque de conscience. Mais la question ne se posait pas puisque de toute manière il n’avait qu’à peine pas le temps de mettre la main à la pâte cette année-ci. Il se levait aux aurores pour aider un peu avant de filer à l’atelier, puis repassait encore à l’oliveraie les soirs où il n’était pas éreinté, mais la production en souffrait. L’huile était médiocre. Il ferma les yeux en songeant à quel point cela briserait le cœur de son père.

« N’empêche que c’est dommage, parce que ça veut dire que la meilleure technique de la ville mourra avec toi.

— Ce n’est pas la meilleure technique.

— Pour moi, si », confirma Jo. Mais c’était son amour familial qui parlait. Sam renchérit :

« Pour la vicomtesse aussi, vu que ton père gagnait un concours sur deux du temps où il gérait l’exploitation à plein temps. Franchement, si j’avais fait ce coup-là à mon père, il m’aurait déshérité.

— Eh bien, quelle chance qu’il soit mort avant que tu décides d’abandonner la boucherie familiale pour la menuiserie… », grinça Ben.

Sam haussa les épaules parce qu’il était imperméable au sarcasme, puis déclara qu’il était temps d’aller rejoindre les autres. Ben passa son tour. Jo le pressa d’accepter « parce que ce ne serait pas du tout la même chose sans toi ! » et Ben céda. Il passa donc la soirée entière à somnoler sur l’une des chaises en plastique de la place principale, les pensées fixées sur deux choses : le bilan trimestriel qui approchait, et le bal qui s’ensuivrait.

Puis son Fantôme traversa la place.

Toute trace de sommeil disparut d’un coup. Ben se redressa sur sa chaise. Un verre se renversa.

« Oh ! Mais fais attention un peu ! Y’a pas idée de jouer les belettes à côté d’un tas de verres !

— Vous avez vu ?

— Quoi ? »

Ben écarquillait les yeux sur la place, cherchant la pâleur.

« Elle était là, non ?

— Si tu parles d’Agnès, oui, elle fait la fête avec ses amis », répondit Sam fort peu à propos.

Jo était beaucoup plus perspicace, et l’éclair d’intérêt qui éclairait ses yeux rieurs alors qu’il fouillait les alentours du regard prédisait un interrogatoire en règle dans quelques heures. Mais il ne restait plus aucune trace du Fantôme. Les visages qui peuplaient la place étaient désespérément familiers, mats et normaux. Jo ne trouva pas plus d’indices que lui, car il conclut avec déception :

« Bah, tu dormais à moitié, ça doit être la fatigue qui te fait divaguer. »

Ben se cala de nouveau dans son fauteuil, les pensées encore plus enlisées qu’avant. Elle avait bien paru, il en aurait mis sa main à couper.

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