1-Chapitre 6 (1/3)

6 minutes de lecture

Jo continuait de décrire la Fay-minime en détail pour le plus grand plaisir de Bob, qui ne venait plus très souvent au château à cause des escaliers, et de Julie, parce que Julie était toujours bon public. Agnès ponctuait les descriptions de commentaires, ce qui faisait aussitôt lever les yeux au ciel à Sam et elle redoublait d’hilarité. Même Hélios écoutait d’un air intéressé, mais Ben n’aurait pas pu en jurer. L’ébéniste connaissait la sculpture par cœur : c’était lui qui l’avait installée trois années auparavant. Il mangea encore quelques bouchées, puis s’excusa pour s’engouffrer dans la bâtisse.

La fraîcheur de l’intérieur du restaurant arrêta quelques gouttes de transpiration le long de ses tempes, qu’il essuya d’un revers de main en laissant ses yeux s’habituer à l’obscurité. La salle intérieure n’était peuplée que par la patronne qui faisait les comptes à l’une des tables. Elle le considéra par-dessus ses lunettes rondes, le reconnut, et sourit en le saluant. Il répondit d’un geste amical avant de se diriger vers le couloir du fond. Les uniques toilettes étaient occupées. Ben s’adossa au mur en fermant les yeux, profitant du courant d’air frais que les ventilateurs mécaniques amenaient jusqu’à lui.

Puis la porte s’ouvrit et Chloé trébucha sur ses pieds. Il la rattrapa de justesse, lui évitant de s’écraser sur le carrelage brun du couloir. Ses doigts semblèrent lui brûler au contact de sa peau fraîche.

« Pardon », renifla-t-elle.

Elle fit un mouvement pour s’éloigner, mais il la retint.

« Tu pleures ?

— Non, je ne pleure pas. J’ai le rhume des foins ! »

Un regain de fierté la retourna vers lui. Il y avait un tel défi dans l’éclat rageur de ses yeux qu’il aurait reculé d’un pas s’il n’était pas déjà contre le mur.

« C’est à cause de la statue ?

— Non. Oui. Non, je ne pleure pas, je te dis ! Ce ne sont pas tes affaires, de toute manière.

— Ce ne sont pas mes affaires, en effet, mais je ne sais pas pourquoi, j’ai l’impression que c’est de ma faute.

— Tu te prends vraiment pour le centre du monde, alors !

— Oh ! Les jeunes ! », les héla la voix ronde de la patronne, « Si vous pouviez vous disputer moins fort, il y en a qui travaillent ici !

— Tu vois, on dérange la dame. Les toilettes sont libres, alors lâche-moi, maintenant. »

Chloé se dégagea de ses mains avec brusquerie et quitta le couloir en martelant le sol du talon. Ben passa les mains sur son visage en expirant lentement. Et dire qu’il avait cru qu’elle ne serait pas aussi caractérielle que les autres et qu’il y aurait enfin une personne avec qui il pourrait travailler sans se prendre la tête !

Quand il revint dans la salle principale, madame Brodaux lui lança de nouveau ce regard par-dessus ses verres, compatissante.

« Bah, ça va s’arranger, tu verras. Demain vous serez de nouveau comme lard et cochon.

— Ça n’a rien à voir…

— Je te connais, Benoît, tu es toujours à te plier en quatre pour les autres, mais des fois, il n’y a juste rien que tu puisses faire. Viens là. »

Elle tapotait la place vide en face d’elle. Peu enclin à retourner dehors affronter le soleil et l’incompréhension, Ben obéit. Il tira la chaise et s’installa de guingois pour faire à peu près face à la patronne.

« Elle vient d’où, la petite ? Je ne l’ai jamais vue par ici.

— La petite a mon âge, quand même ! C’est la nièce d’Adelphe.

— Ah oui ! Celle dont les parents sont partis quand elle avait… quoi, dix, onze ans ? »

Il haussa les épaules. C’était plutôt Jo qui s’intéressait à ce genre de détails. Mais madame Brodaux enchaînait déjà :

« La petite Chloé… La dernière fois qu’elle est passée par ici, il paraît qu’elle a juré de ne plus jamais mettre les pieds dans notre ville de mange-poussières.

— Comment ?

— Oh ! C’était il y a quelques années. Elle avait la vingtaine ; on dit n’importe quoi à cet âge-là. Adelphe était effondrée. Elle a passé trois jours ici, juste là », elle désigna le comptoir où l’on servait les boissons fortes après une certaine heure, « et elle ressassait leur dispute. Elle avait peur que la petite se jette sous un train. Ou dans la drogue.

— Pourquoi ? »

La patronne haussa les épaules. Elle en avait entendu pas mal, des histoires, au fil des soirées. Les Bas-Endraux n’étaient pas dépourvus de leur lot de malheureux.

« Bah, elle a toujours eu un caractère un peu spécial, la Chloé. Tu ne t’en souviens pas ? Non, sans doute pas, vous ne jouiez pas ensemble. Qu’est-ce qui lui arrive, cette fois ?

— Aucune idée. »

Madame Brodaux lui lança son regard perspicace. Il se sentit obligé d’expliquer cette histoire de statue, puis la sculpture pour la fin du mois, les outils cassés, et il se retrouva à déballer son sac comme chaque fois qu’il se retrouvait soumis à ces yeux patients. La patronne hocha la tête en réfléchissant un instant, puis elle se redressa pour tourner la page de son livre de comptes.

« Tu lui diras de passer me voir à l’occasion, on était copines à l’époque.

— Avec Chloé ?

— Il n’y a pas d’âge pour l’amitié. Et, Benoît, n’essaie pas de la forcer à accepter ton aide ; elle est assez intelligente pour venir te chercher le jour où elle en aura besoin. Et tu as déjà bien assez de soucis comme ça… »

Le ton sarcastique de cette dernière phrase mettait fin à l’entretien. Comme souvent avec la patronne, il avait l’impression de condenser des thérapies en l’espace de dix minutes. Ben retrouva le soleil, son air brûlant, et ses collègues à la place où il les avait quittés. On avait apporté le gâteau entre-temps.

« T’en as mis du temps ! T’as failli rater la chanson !

— Je parlais avec madame Brodaux, elle vous passe le bonjour. Chloé, elle aimerait que tu passes la voir si tu as un peu de temps un jour… »

Chloé avait retrouvé son calme, et se contenta de hocher la tête d’un air absent. Elle comptait les bougies sur ses doigts comme si l’âge de Jo lui importait particulièrement.

Puis ils chantèrent, Jo souffla les bougies et offrit la première part à Ben, parce que la coutume voulait qu’on donne la première part à la personne la plus importante parmi les convives et qu’il aurait été inconcevable que ce ne soit pas quelqu’un de la famille. Ils lui souhaitèrent mille vœux de bonheur, et se permirent enfin de manger. Ben n’avait plus d’appétit, d’autant qu’ils allaient fêter ça en famille le soir même et encore une fois entre amis à la fin de la semaine. Il s’efforça d’ingurgiter une moitié de la part, puis posa ses couverts. Un téléphone sonna. Il plongea par habitude la main dans la poche, mais ce n’était pas le sien (la sonnerie enjouée aurait dû lui mettre la puce à l’oreille). Chloé s’éloigna vivement en plaquant l’écouteur contre son oreille, dans une conversation qui s’anima très vite. Elle rougit, elle pâlit, elle cria quelque chose qu’ils n’entendirent pas, mais qui fit se retourner la table juste derrière elle avec une expression horrifiée —elle s’éloigna un peu plus—, se mit à débiter des phrases à une vitesse effrénée, puis regarda son portable d’un air choqué. Il aurait juré qu’on lui avait raccroché au nez.

Elle réintégra sa place en s’excusant platement —sa banque, des histoires administratives. Mais à la manière dont elle enroulait encore et encore une mèche échappée de son chignon, il douta de ses mots. Un problème, pensa-t-il, en se retenant de l’interroger. Ce n’étaient pas ses affaires. Si elle voulait en parler, elle le ferait d’elle-même. Au vu du faux sourire qu’elle arborait et de ses maigres efforts pour prendre part à la conversation entraînante, elle ne voulait pas aborder le sujet. Et à la manière dont elle évitait soigneusement de le regarder, clairement pas avec lui.

Annotations

Vous aimez lire - Kyllyn' - ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0